Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Paul Bénichou: L'Ecole du désenchantement. Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier. Gallimard, Paris, 1992. 615 p.

Hans Peter Lund

Side 155

Dans son quatrième ouvrage sur le romantisme français, Paul Bénichou décrit le «second» romantisme, celui qui suivit le grand, dont il a dessiné les figures principales dans Les Mages romantiques (Gallimard, 1988; voir Revue Romane 24, 1, 1989). Dès son Sacre de l'écrivain (1973), on voyait comment le courant royaliste et christianisant fondait le nouveau sacerdoce poétique tout en s'alliant au ministère de l'Homme de

Side 156

Lettres laïque conçu dès le XVIIIe siècle (cf. L'Ecole du désenchantement, p. 579-80) pour aboutir à la pensée humanitaire des vrais romantiques (Hugo, Lamartine, Vigny).Les fondements philosophiques et religieux étant traités dans Le Temps des prophètes (1977), toute la pensée romantique se trouve maintenant inscrite dans l'histoire des idées. Dans L'Ecole du désenchantement, Bénichou appréhende cette pensée dans les œuvres littéraires de ceux qui étaient nés autour de 1810 (Sainte- Beuve (1804), Musset (1810), Nerval (1808), Gautier (1811)), et qui vécurent assez jeunes la révolution de Juillet et les déceptions qui s'ensuivirent. Leur maître en désenchantement, Nodier, né en 1780, se joint naturellement au groupe des jeunes: c'est à propos de lui que le terme fut employé pour la première fois, par Balzac, en 1830.

La méthode de Bénichou est assez différente de celle qui considère la littérature en soi. N'avait-il pas déclaré, dans Le Sacre de l'écrivain (p. 464) qu'il entendait «atteindre la région où le contenu visible de l'œuvre et sa justification historique voisinent jusqu'à se confondre presque»? Il livre, dans son dernier ouvrage, quelques attaques assez acerbes contre la tendance à vouloir ignorer la pensée et le travail de création littéraire (p. 577), et, tournant le dos à l'analyse psychanalytique en littérature, il se base sur la conviction que l'objet de la littérature «relève moins du domaine des organisations naturelles que de celui, riche en créations hétérogènes, des intentions» (p. 244). Or, la biographie étant souvent de peu de secours, il scrute soigneusement les textes qui «figurent l'univers» de l'écrivain, en posant la question essentielle: «que nous disent-ils? quel signal émettent ces pages?» (p. 342, à propos de Nerval). Il passe ainsi par la thématique de chaque écrivain et, tout en y joignant lettres et essais, arrive à cerner la pensée dominante de l'œuvre. Il le fait avec force et conviction dans l'ouvrage monumental qu'il livre maintenant au public.

Il existe, certes, des différences personnelles entre les écrivains ici représentés. Sainte-Beuve, dont l'amertume et le désenchantement général se reflètent dans la tristesse de Joseph Deforme, ne garde rien de l'enthousiasme du Cénacle romantique d'avant Juillet (p. 15), et quoique tenté par le saint-simonisme comme par le nouveau catholicisme il s'en détourne, poussé par son «plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose» (cit. p. 16). Son sens critique le fait ainsi renoncer à la foi optimiste des grands romantiques, mais il continue de voir, et de déplorer sur un ton «chattertonien», «la lutte inégale» entre la société e! les poètes (p. 34).

Le cas de Nodier est plus éclairant, encore qu'il s'agisse d'un désenchantement déclenché longtemps avant celui du second romantisme. De cet écrivain, Bénichou a trouvé une clé dans la «plainte répétée sur la perte des biens originels et la décadence du monde» (p. 46). Elève de Senancour et de son primitivisme, admirateur de la secte des «Méditateurs» à Paris vers 1800, lecteur fidèle de la Bible, d'Homère, d'Ossian, textes que j'oserais appeler 'fondateurs', Nodier déplore la perte de l'âge d'or, les malheurs de la Révolution, la décadence générale, et s'inspire finalement de l'idée de l'Au-delà. S'il se trouve un moment engagé dans le débat politique de la Restauration, «1830, en rejetant ce débat dans le passé, a rendu Nodier à lui-même» (p. 51). De là son énorme productivité après 1830, sa croisade contre la théorie de la perfectibilité de l'homme et du progrès, et sa défense du monde spirituel, monde qu'il semble vivre réellement dans le rêve ou la folie de ses personnages (p. 69-70). Cet Au-delà est analysé avec perspicacité dans les contes Lydie ou la Résurrection et Franciscus Columna,mais Bénichou précise bien aussi son caractère précaire qui le fait suivre

Side 157

parfois par «le regret, la déception inconsolée et une chimère d'absolu» (p. 98). Dans
la mesure où l'idéal de Nodier est aussi «meurtrier», il annonce... Baudelaire et son
idéal cruel (p. 76-77).

Chez Musset, le désenchantement est une affaire beaucoup plus personnelle. Chez ce poète du cœur et de l'amour trahi, Bénichou voit comme un «parti pris de déception» qui détermine l'antinomie du Réel et de l'ldéal dans toute son oeuvre (p. 133). Ce qui n'empêche pas Musset, pour apolitique qu'il fût, de s'élever dans Lorenzaccio contre l'humanité tout entière qui se livre à l'immoralisme, à la corruption et aux crimes. Il désespère de l'humanitarisme de ses contemporains, et s'en tient à l'idée que le Poète «ne connaît qu'un homme, celui de tous les temps» (cit. p. 154). Doutant du christianisme il accuse l'Eglise d'avoir ruiné la foi, et Dieu lui-même de s'ériger en bourreau de l'humanité («EEspoir en Dieu», cit. p. 170). Son désenchantement est ainsi une désespérance tragique. Pour appuyer ces pages sur Musset, j'ajoute ce que celui-ci écrit à George Sand: «vous dites que vous avez manqué d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci» (Sand, Correspondance, éd. Garnier, t. 11, p. 367)... Ce poète prélude véritablement au postromantisme et à la figure du poète maudit.

Plus de trois cents pages sont consacrées à Nerval, poète plus désenchanté que tous, en même temps qu'il se lançait dans tous les enchantements... Fait curieux, l'ouvrage de Bénichou paraît deux ans après celui d'Yves Vadé sur L'Enchantement littéraire. Ecriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud (voir Revue Romane 26, 1, 1991). Vadé, suivant sa thèse d'une transformation magique du réel chez Nerval, soutient que «la «magie» de Sylvie reste enclose dans le cercle de l'écriture», et que l'écrivain crée, dans les limites du texte, un passé soi-disant autobiographique, tout en mettant en dehors de l'univers ainsi établi la résignation finale du narrateur («Nerval, lui, reste seul avec son désir», op. cit., p. 176). Bénichou, pour sa part, voit dans la nouvelle un «doute délirant» qui accompagne le texte «de bout en bout» et qui n'est apaisé qu'avec les dernières lignes sur la mort d'Adrienne (p. 443); l'écrivain a beau rechercher l'Eden perdu, il sait déjà l'inutilité de sa quête (cf. p. 449). Vadé donne plus de poids aux effets du texte, Bénichou à l'«intention» de l'auteur, c'est-à-dire à sa pensée intime. Or, chez Bénichou, il n'y a qu'un pas à la généralisation qui s'impose, puisque l'œuvre de Nerval «est remplie d'un fantôme féminin adoré et persécuteur»: qu'il s'agisse de la destinataire des «Lettres d'amour», de Corilla, de l'Etoile dans la troupe de l'illustre Brisacier, ou de la Pandora, «toutes composent ensemble l'objet ambigu de cet amour banni du réel et qui ne sait se satisfaire» (p. 450). Le monde de Nerval est désert, les enchanteresses sont perdues ou mortes, encore que présentes dans sa mémoire ou dans l'Au-delà «supranaturel» (p. 458) de la folie où il tombera dans Aurélia. C'est ce qui explique le vers difficile du sonnet Artémis: «Celle que j'aimai seul m'aime encore tendrement». Le désenchantement est réel, mais il n'exclut pas le pouvoir de l'enchantement dans le rêve et la folie.

J'ai essayé de plonger au centre des pages sur la pensée de Nerval. Or, en aval de cette fin tragique coule, en tourbillons et cascades, le flot d'images qui y aboutissent, depuis les déceptions de l'après-Juillet inspirant les poèmes politiques du jeune Nerval,jusqu'à leur répétition après 1848 (pp. 222, 274-75). Les poèmes d'amour des années trente disent la même chose que le fragment intitulé «Le Bonheur de la maison» (1831), à savoir la douleur que le poète cache au fond de lui, comme au fond d'un sanctuaire (cf p 230): j'ajoute un passage de ce texte, très éclairant pour le

Side 158

désenchantement de Nerval: «La poésie sous l'apparence d'une femme, votre rêve et le mien dans sa réalité, les battements de votre coeur traduits et commentés par sa voix, ce qui est en vous depuis que vous êtes, et que vous ne comprenez pas, l'intelligencede l'être, la vie dans sa plus riche expression...» (''est à peu près cette image de la femme qui se cristallise dans l'actrice, mais on comprend que le désenchantement amoureux existe bien avant la rencontre de Jenny Colon. Bénichou a donc raison de parler d'une «Fable d'amour» créée par Nerval (p. ex. p. 455), fable que l'auteur détecte dans les «Lettres d'amour», Pandora, Y Histoire du Calife Hakem, Artémis, Octavie, Sylvie et Aurélia.

Dans des passages polémiques, Bénichou revient sur la question du rapport entre Vie et Création littéraire, soutenant qu'il serait «vain de vouloir tenir la littérature hors du plan de la vie, et l'œuvre à part de l'homme, car toute œuvre est discours et tout discours pose un problème de vérité» (p. 332, cf. p. 394). Le problème est insoluble, je crois, dans la mesure où Nerval vit ses inventions (Bénichou le démontre à propos de l'histoire de l'illustre Brisacier) et que, inversement, il n'est pas possible de savoir exactement «ce qu'il a dû vivre avant de pouvoir l'inventer» (p. 332). Ce qui me paraît incontestable - et c'est en même temps ce qui ressort des conclusions de Bénichou (p. 490-92) - c'est qu'en n'inventant (que ce soit à travers les mythes, Histoire de la Reine du Matin, Antéros, ou en fabulant sur sa légende personnelle dans ses sonnets) Nerval invente la Fable du désenchantement. Son idéal à lui est une chimère, et comme il ne veut ni ne peut résoudre le problème des impasses idéologiques du second romantisme, des hautes idées de l'Amour, du Bien, de l'Humanité progressive, il met à nu les apories dans lesquelles sont tombées ces idées. Le fameux Idéal romantique n'est plus que l'objet d'un délire poétique.

Gautier, on le sait, prend très tôt ses distances par rapport aux grands romantiques détenteurs des valeurs spirituelles (p. 499, cf. p. 515-16). Il rompt radicalement avec le «siècle infâme» - pour accepter plus tard l'Empire , mais qui vaincra dans ces controversesopposant poésie et politique? Bénichou cite le mot de Flaubert à la mort de Gautier (1872): «Nous sommes de trop», nous, les poètes incapables d'assumer le rôle de mages de l'humanité (pp. 504, 547). Mademoiselle de Maupin est la fête du désenchantement chez Gautier, bien plus que les différentes préfaces où s'exprime plutôt «un état d'humeur, farouchement contraire à l'embrigadement de la poésie dans un système idéologique» (p. 514). L'ldéal, dans ce roman, est une insaisissable Beauté, une malédiction comparable à celle de Nerval, mais qui se laisse embrasser, dirais-je, dans les moments trop courts où il se manifeste dans l'Art (cf. Comme il vous plaira de Shakespeare, p. 524-26). Le mot de passe est donné, mais Gautier, qui donne à l'Art «une définition avant tout sensorielle» (p. 542), est encore loin d'inclure l'esprit, l'âme dans cette définition (j'ajoute: il y arrivera avec Spinte, 1865). Son 'paganisme' avoué, d'une part, son dégoût du monde matériel, de l'autre, le tiennent dans un vide entre le haut et le bas, et «sa position (...) ne semble plus qu'un cumul d'exils» (p. 544). C'est dans ces conditions qu'il écrit La Comédie de la mort, dans un désenchantement complet, où «le Mage romantique n'a pas sa place» (p. 547). Un dernier sursaut idéaliste à l'occasion du renouveau espéré après 1848 est fort à propos mis en lumière par Bénichou (p. 571-72) pour mettre en relief le passage définitif au postromantisme où Gautier et Baudelaire dévient du romantisme français, «en affectantde rompre avec le souci de l'humanité qui l'a occupé dès ses origines» (p. 565).

Side 159

Conclusions de Bénichou: du grand romantisme humanitaire au second romantisme, un néant vaste et noir a remplacé la Providence, Dieu est devenu un idéal ennemi, et la «demi-religion que le Romantisme prétend être» n'est plus qu'un moment de transition avant l'installation du monde positif de la science... (cf. p. 581-82). Or, c'est à cette époque que surgit l'idée d'un nouveau sacerdoce de la poésie, douée désormaisd'un «mode particulier de connaissance» qui a «survécu au Désenchantement» (p. 589). Il est curieux de notera quel point ces conclusions de Bénichou recoupent les thèses de Jean-Marie Schaeffer dans son fascinant ouvrage L'Art de l'âge moderne (Gallimard, 1992), où il est question de «la sacralisation de la poésie - sinon de l'Art» —à l'époque romantique; la crise spirituelle serait résolue par l'Art qui «remplacera le discours philosophique défaillant», et cela jusqu'au modernisme et au-delà. Ce recoursà l'Art sera l'objet du prochain ouvrage de Bénichou sur Baudelaire, Flaubert, Banville et Leconte de Lisle. Accompli de la même façon convaincante, claire et concise que L'Ecole du désenchantement, il couronnera la vaste fresque de la pensée littéraire du XIXe siècle que nous pouvons admirer dans les quelque deux mille pages que Paul Bénichou lui a déjà consacrées.

Université de Copenhague