Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Claude Muller: La négation en français. Syntaxe, sémantique et éléments de comparaison avec les autres langues romanes. Droz, Genève, 1991, 470p.

Henning Nølke

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La négation représente un sujet intarissable, en linguistique comme en logique, en philosophie comme en psychologie et dans bien d'autres disciplines voisines. Rares sont les sujets linguistiques qui ont fait couler autant d'encre, ce qui n'empêche que même des questions fondamentales concernant sa définition et ses fonctions restent à débattre. La négation en français par Claude Muller rejoint ainsi une longue et honorable tradition en linguistique. Et cette œuvre y occupera une place de choix. En effet, elle est le résultat d'un véritable tour de force. Là où certains n'abordent que les aspects logiques, d'autres que les règles syntaxiques et d'autres encore que la valeur pragmatique, Muller se propose d'examiner les rapports entre tous ces «niveaux». Et là où certains de ses prédécesseurs se sont contentés de décrire les multiples fonctions de la négation, Muller exploite sa description minutieuse des faits pour tenter des explications. Or, il ne se situe dans aucune théorie particulière. Etant donné que toute théorie, d'après Muller, tend à contraindre, voire à empêcher, l'adéquation descriptive, sa visée est de minimiser l'impact de la théorie afin de ne pas trahir la réalité linguistique. Sa démarche sera d'«adopter aussi souvent que possible des hypothèses minimales, et d'accepter des hypothèses non formalisables» (p. 3). D'autre part, il s'efforce de rester aussi syntaxique que possible. Tentons de voir s'il est possible de garder cet équilibre fragile entre théorie et empirie.

Eouvrage se compose d'une section préliminaire suivie de huit chapitres répartis en trois parties. La première de celles-ci aborde la problématique générale de la négation, alors que la deuxième considère de plus près les différents opérateurs de la négation et que la troisième examine ce que Muller appelle la négation liée. Chaque chapitre présente des analyses poussées des données empiriques pour en proposer des explications. On trouvera à la fin une bibliographie copieuse et un index des termes.

Muller part de cette observation que l'on doit exiger de la grammaire du grammairienqu'elle soit «tant soit peu en adéquation avec la grammaire du locuteur» (p. 5). En conséquence de cet aveu épistémologique, le linguiste ne peut se permettre de poser une syntaxe arbitraire : il doit tenter de lier la syntaxe au sens C'est nmir cette

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raison que Muller a choisi pour cadre théorique l'approche transformationnelle de
Zellig Harris (élaborée par Maurice Gross) qui lui fournit les concepts nécessaires à
ses analyses.

Une première tâche sera de définir ce qu'il faut entendre par une négation. Dans le premier chapitre, l'auteur avance que la négation est une catégorie énonciative : l'énoncé négatif a le caractère d'un énoncé centré sur un énoncé, contrairement à l'énoncé affirmatif qui est centré sur le réfèrent. Kénoncé négatif apporte donc en soi son antipode positif. Cette idée est évidemment loin d'être nouvelle, l'originalité réside plutôt dans l'emploi qu'en fait Muller : il s'en sert pour clarifier la notion morphosyntaxique de la négation. Seront d'abord définis, dans le deuxième chapitre, les opérateurs de négation qui «forment une classe d'unités linguistiques permettant à la fois de rejeter P et d'affirmer la fausseté, l'inadéquation, l'inexactitude de P» (p. 55). Les négations syntaxiques seront alors définies comme des «opérateurs NEG qui peuvent d'une part exprimer l'assertion négative en prenant pour actants les opérateurs exprimant l'assertion P, d'autre part être construits sans modification morphologique dans la structure syntagmatique du même énoncé P» (p. 56). Ces définitions permettent à l'auteur de cerner les occurrences de la négation et, partant, d'en affiner les analyses.

Parmi les propriétés de la négation qui ont causé beaucoup de confusion figure le fait qu'elle peut ne concerner qu'une partie de l'énoncé : elle est dotée d'une portée (anglais : scope). Or, si cette notion de portée est bien définie en logique (formelle), tel est loin d'être le cas en linguistique. L'analyse de la portée que nous présente l'auteur dans le troisième chapitre constitue à cet égard un important pas en avant. Muller précise d'abord que la portée est fondamentalement une notion logique, la portée de la négation étant le «domaine dans lequel cet opérateur peut agir» (p. 101). Puis il montre que les relations entre ce domaine et la structure syntaxique ne sont pas aussi simples que le prétendent bon nombre de linguistes. Enfin il présente des analyses empiriques minutieuses de ces rapports. Ces analyses, qui apportent une série d'observations nouvelles, laissent peut-être certaines questions en suspens (ainsi on ne voit pas bien dans quelle mesure reste valable le rapport étroit souvent postulé entre, d'une part, portée restreinte et négation descriptive, et, d'autre part, portée étendue et négation polémique); il faut reconnaître, cependant, qu'elles nous renseignent beaucoup sur cet aspect complexe du fonctionnement de la négation.

Dans le quatrième chapitre, qui est le plus long de l'ouvrage, Muller examine la syntaxe de la négation. î! écarte d'emblée les «semi-négations», ieiles que ne... plus, ne... jamais, ne... aucunement, qui, ayant la structure ne... X, où X est paraphrasable par pas Y, sont des amalgames d'une négation et d'un opérateur Y (p. 137). Celles-ci seront étudiées dans la troisième partie de l'ouvrage. Les acquis des études antérieuressur les négations (notamment les travaux de Gaatone) sont tous là, mais Muller y ajoute de nouvelles observations tout en s'élevant au-dessus du niveau purement descriptif. (Pour un Danois, il est intéressant de remarquer que certaines des observations de ce chapitre se retrouvent dans une oeuvre remarquable portant sur la négation et rédigée en danois par Holger Sten en 1938, travail que Muller, dans son introduction, avoue ne pas avoir pu déchiffrer.) Ainsi il met en évidence, en s'appuyant sur de nombreux exemples authentiques ou forgés pour le besoin, que les rapports entre la négation et les opérateurs adverbiaux sont bien plus complexes que ne le prétendent la plupart des grammairiens. Cette étude nous éclaire non seulement

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sur la syntaxe de la négation mais aussi sur celle des adverbes. Le chapitre fournit bon nombre de renseignements syntaxiques qui devraient entrer directement dans les manuels scolaires aussi bien que dans les grammaires de référence. Notamment, il précise les règles qui permettent l'omission ûepas ou de ne, et celles, différentes, qui gouvernent les emplois de non (... pas), pour terminer par une analyse originale de la négation syntaxique dans les coordonnées négatives.

La suite naturelle de cette étude purement syntaxique est l'analyse diachronique abordée dans le cinquième chapitre. Eévolution morphosyntaxique de la négation dans les langues romanes nous permet, en effet, de mieux comprendre sa syntaxe actuelle qui, en un sens, est un reflet de son histoire, et qui, on le sait très bien, est toujours en mouvement. A la fin de cette étude diachronique se dessine, en fait, une explication de l'absence systématique de pas dans certaines constructions à valeur négative du français contemporain. La thèse qu'avance Muller à la page 244 est que «Pas [...] serait utilisé anciennement comme le moyen de transformer un verbe en un terme à polarité négative». Il s'ensuit, entre autres, que «pas a pu être écarté des constructions où il n'était pas souhaitable d'exclure l'interprétation positive du procès pour une quantité minimale [...]; c'est notre interprétation du sens de «négation affaiblie» [...] de certains verbes avec ne, comme oser ou savoir».

Dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage, Muller montre comment les semi-négations constituent une particularité de la langue française. Il étudie leur combinatoire (en indiquant que certaines études antérieures ont trop généralisé), et montre que les semi-négations françaises se distinguent sur plusieurs points de manière radicale de leurs homologues anglais, allemands ou latins. Particulièrement intéressante est la relation qui s'établit entre une semi-négation et un opérateur de négation : l'association négative. C'est un phénomène que l'on retrouve dans bien d'autres langues et qui, parfois, a même, comme en danois par exemple, des réalisations morphologiques comportant l'incorporation négative (ex: ikke nogen -* ingen). La manifestation de l'association négative semble cependant être particulièrement complexe en français, où elle dépend étroitement de l'entourage syntaxique. Le septième chapitre comporte une analyse minutieuse de toutes ces constructions. Cette analyse sert de point départ pour le huitième et dernier chapitre de l'ouvrage, qui présente une analyse tout à fait originale et bien documentée des soi-disant négations explétives. Celles-ci résultent en effet, d'après Muller, de l'association négative inverse. Les négatifs inverses sont les mots ou termes qui combinent «un noyau positif à une négation dépendante, selon une relation 'Y~ Y (NEG)'» (p. 397). Ainsi le verbe déconseiller est-il un négatif inverse parce qu'il signifie : 'conseiller de ne pas... '. Il est bien connu que le ne explétif se trouve souvent près des termes négatifs inverses, et Muller exploite cette observation pour expliquer, en principe, tous les emplois de cette particule. Sa démonstration, qui invoque des faits tirés de toutes^ sortes de contextes et même d'autres langues, semble convaincante. Vu sa complexité, je renonce cependant à en faire un compte rendu ici et renvoie le lecteur curieux au texte même.

Louvrage de Muller constitue avant tout une mine de renseignements précieux sur le fonctionnement de la négation en français. Or je trouve particulièrement intéressantque ses études empiriques avancées aient entraîné, de manière logique pour ainsi dire, toute une série de considérations méthodologiques et théoriques. En ce sens, le livre de Muller est un témoignage du rapport étroit entre théorie et empirie qui est

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omniprésent dans tout travail scientifique de qualité. Il va sans dire qu'il ne m'a pas été possible, en si peu de place de rendre compte de tous les aspects qu'aborde Claude Muller dans son livre. Je pense toutefois pouvoir conclure qu'il a réussi à établir l'équilibre recherché entre théorie et empirie. La négation en français de Mullerest, après les oeuvres de Sten (1938) et de Gaatone (1971), le troisième jalon de la littérature linguistique portant sur la négation en français. Par rapport à ses prédécesseurs,dont il se reconnaît largement débiteur, Muller se distingue cependant par son insistance sur l'explication. Son étude sera le nouvel ouvrage de référence sur la négation.

Hcole des Hautes Htudes Commerciales de Aarhus

Références:

Gaatone, David (1971): Etude descriptive de la négation en français contemporain.
Droz, Genève.

Sten, Holger (1938): Nœgtelserne i frans/c En historisk-syntaktisk fremstilling. Nyt
Nordisk Forlag, Arnold Busck, Copenhague.