Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Hélène Huot: La grammaire française entre comparatisme et structuralisme 1870-1960, Armand Coiin, Paris, Coil. Linguistique, 1991. 311 p.

Gunver Skytte

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Dans ce livre, Hélène Huot, avec la collaboration de René Amacker. Jacques Bourquin, Jean-Claude Chevalier, Francis Corblin, Jacqueline Pinchón et Marc Wilmet, présente le beau résultat d'une série de conférences qui ont été données durant l'année 1987 à Paris VII et qui avaient pour objectif de caractériser une période de la linguistique française (de la fin du XLXe siècle, l'époque du comparatisme, à 1960), en faisant le portrait de huit prestigieux grammairiens français.

La période choisie représente dans l'histoire de la linguistique des évolutions remarquables: c'est surtout la période de la réception de Saussure et d'Antoine Meillet, et, c'est généralement, une période de renouvellements radicaux des sciences humaines.

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Les grammairiens présentés - Clédat, Brunot, Bally, Damourette et Pichón, Guillaume, Tesnière, Gougenheim - sont des linguistes dont les noms sont bien connus aujourd'hui mais dont les œuvres et, encore moins, les vies, en opposition avec leur importance de base pour la linguistique contemporaine, sont peu étudiées.

Les portraits des auteurs sont précédés d'une Présentation (p. 7-10) par l'éditrice et d'un Panorama bibliographique (p. 11-24) qui, dans l'ordre chronologique, énumère les travaux de linguistique française plus importants de la période, en offrant ainsi au lecteur des points de repères très utiles. De même, les différents exposés sont suivis d'une bibliographie linguistique de l'auteur en question.

Léon Clédat (1850 - 1930) et la Revue de Philologie Française (p. 25-72) est présenté par Jacques Bourquin. Léon Clédat, élève de Gaston Paris et fondateur de la Revue de Philologie Française, dans son œuvre grammaticale s'est concentré sur la langue contemporaine parlée et sur l'usage: selon L.C. «le grammairien est un linguiste qui observe, décrit et explique l'usage» (p. 48), attitude scientifique qui est significative pour les écrits et l'engagement de L.C. dans le débat de la réforme orthographique. J.8., à juste titre, souligne l'audace de L.C. par rapport à ses contemporains. On sait que L.C. était en contact avec trois éminents linguistes danois: Otto Jespersen, Kr. Sandfeld (cf. G. Skytte, Kr. Sandfeld, Kobenhavn 1991, p.p. 31, 38-39) et Kr. Nyrop (cf. L. Clédat, Manuel de Phonétique et de Morphologie Historique du Français, 1917, Préface). Peut-être serait-il fructueux d'explorer la portée de ces contacts, établis déjà avant 1900.

A Jean-Claude Chevalier, spécialiste de Brunot et de l'histoire de la linguistique, auteur d'une série de publications sur ce sujet, à partir de la monumentale Histoire de la Syntaxe, Genève 1968, 776 p., a été confié l'exposé sur Ferdinand Brunot (1860 - 1937) La Pensée et la Langue (p. 73-114). Ferdinand Brunot était d'une érudition exceptionnelle, philologue et grammairien, mais aussi spécialiste de littérature. Pour présenter et expliquer au lecteur moderne La Pensée et la Langue. Méthodes, principes et plan d'une théorie nouvelle du langage appliqué au français, Paris 1922,956 p., chef-d'œuvre difficile d'accès, «une très étrange mixture, mixte de tradition et de novation, produit d'une passion sociale et politique, élaborée pendant quarante ans de la République des professeurs» (p. 74), il fallait justement un spécialiste avec une profonde connaissance de l'histoire de la philosophie et de la linguistique, capable de situer F.B. dans le cadre de l'epistemologie des grammairiens français.

Dans le chapitre Charles Bally (1865 -1947) et la «Stylistique» (p. 115-155), René Amacker a choisi de montrer surtout «ce qu'est la 'stylistique' de Charles Bally et quelle en a été l'évolution», en omettant - ou presque - sa linguistique générale «parce qu'elle [la stylistique] constitue tout entière un pan essentiel de la linguistique française du premier tiers de notre siècle et parce qu'il s'agit d'un domaine aujourd'hui plus connu des littéraires que des linguistes, qui risquent par conséquent d'avoir un prétexte pour le négliger» (p. 115). La constante préoccupation de l'application didactique de ses idées, essentielle dans l'œuvre de C.8., est soulignée dans l'exposé de R.A.

Un des grands mérites du livre est l'attention prêtée à la biographie des grammairiens:
dans les cas où la biographie de l'homme peut servir à une meilleure compréhension
des idées de l'œuvre, les auteurs y recourent.

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Ainsi, dans le chapitre sur Jacques Damourette (1873-1943) et Edouard Pichón. Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, (p. 155-200), écrit par Hélène Huot, les renseignements biographiques deviennent un moyen pour mieux saisir le message compliqué de cet étrange «couple» de la linguistique française, coauteurs d'une œuvre gigantesque en 7 tomes, publiés de 1930 à 1950, qui comprennent plus de 4000 pages. En effet, les deux auteurs, oncle (Damourette) et neveu (Pichón), sont de formation non-linguistique: Damourette, qui, malade très jeune, a dû interrompre ses études, est sans emploi salarié, et Pichón est médecin et spécialiste de la neuropsychiatrie infantile (et parmi les fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris dans les années 25-30). Vu les idées extraordinaires des auteurs, l'accueil fait à cette œuvre par le monde linguistique professionnel devient d'un intérêt particulier pour les recherches de l'histoire de la linguistique: l'annexe des comptes rendus est extrêmement appréciable.

Il est signicatif que presque tous les grammairiens de la période décrite prennent position sur les idées saussuriennes. Tandis que D. et P. expriment leur contestation explicitement en intitulant un paragraphe de leur œuvre «Ee signe n 'est pas arbitraire» (le débat qui en résulte est brièvement résumé par H.H.), Gustave Guillaume, décrit par Marc Wilmet dans le chapitre V Gustave Guillaume (1883-1960) et la psychomécanique du langage (p. 201-225), fort admirateur de F. de Saussure, a réinterprété la célèbre équation de celui-ci: Langage = Langue + Parole, en la rectifiant ainsi: Langage = Langue + Discours («terme plus souple, englobant toutes les manifestations non seulement orales, mais scripturales, picto-graphiques, gestuelles ou mentales» p. 206). La théorie structuraliste chez G.G. est centrée sur la psychomécanique: selon G.G., la Langue préexiste au Discours, liacte de langage présuppose un mouvement de pensée, le temps operati/. Cette théorie a été appliquée par G.G. avec succès sur le problème de Varticle, conçu «comme un actualisateur grâce auquel s'accomplit le passage du nom en puissance au nom en effet» (p. 207).

La connaissance d'un grand nombre de langues et la préoccupation didactique caractérisent d'une facon positive la linguistique de L. Tesnière, décrite d'une manière très claire par Francis Corblin dans le chapitre Lucien Tesnière (1893-1954) Eléments de syntaxe structurale (p. 227-256). L'oeuvre originale et brillante de L.T, qui n'a pas bénéficié de l'attention qu'elle mérite, comprend des éléments et des conceptions qui figurent dans les théories "linguistiques plus récentes. Remarquable chez T. est l'approche hyper-lexicale de la syntaxe: le modèle de T. repose sur la connexion de centres lexicaux, tandis que des catégories comme groupe nominal, groupe verbal, etc. sont négligées. En relevant l'originalité de L.T, EC. finit par cette conclusion: «En fait, ils [les Eléments] définissent une voie conséquente d'approche lexicale de la syntaxe dont les propriétés originales n'ont été que très faiblement aperçues, et dont la formalisation et l'exploration systématique pourraient profiter à la théorie linguistique, ses développements récents ayant précisément mis à l'ordre du jour une approche beaucoup plus lexicale de la syntaxe» (p. 248-249).

Le dernier chapitre du livre Georges Gougenheim (1900-1972) Traditionalisme et Modernité (p. 257-311), écrit par Jacqueline Pinchón, note la variété des intérêts de Gougenheim, linguiste polyvalent, qui se défend d'opposer philologie et linguistique et s'en prend aux structuralistes qui excluent l'étude du sens du champ de la linguistique.

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La lecture terminée, on peut s'interroger sur l'opportunité du choix des grammairiens présentés. Il n'y a pas de solution idéale, mais je pense qu'on peut approuver, sans hésiter, les choix concrets. Cependant, on pourrait peut-être se plaindre de l'absence de l'une des figures originales et fascinantes de la linguistique française. Je pense à Emile Benveniste, figure centrale par ses rapports avec le structuralisme et par l'exemple et l'inspiration qu'elle a donné à la postérité.

Pour conclure, j'aimerais exprimer mon admiration pour l'initiative qui a donné naissance à cet ouvrage, dont la composition est cohérente, ce qui est rare dans les œuvres collectives, sans doute grâce au sens de l'organisation de l'éditrice. Je recommande vivement la lecture de ce beau travail, qui porte sur une période importante de la linguistique française.

Université de Copenhague