Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Michèle Noailly: Le substantif épithète. PUF, Paris, Coll. Linguistique Nouvelle, 1990, 221p.

Odile Halmøy

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Michèle Noailly (MN ci-après) présente dans cet ouvrage une version abrégée et profondément remaniée de sa thèse de doctorat - intitulée De l'adjectif à l'adjectivation - soutenue en 1985 à l'Université de Rennes 11. Le changement de titre reflète un léger changement d'optique, la thèse visant surtout à souligner, selon les termes mêmes de MN, «l'uniformité syntaxique» du «processus d'adjectivation», Le substantif épithète accordant la prépondérance à «la description différentiative» (p. 9).

Dans une courte introduction, MN définit - définition purement formelle - le substantifépithète comme «tout substantif intervenant en position de N2N2 dans un groupe nominal (...) où les deux substantifs Ni et N2N2 se suivent directement sans préposition ni pause» (p. 11). Le Ni est appelé tantôt nom tête, tantôt nom (substantif) recteur. Il y a entre Ni et N2N2 un rapport de détermination (mais voir plus loin). Elle propose aussi une définition de l'épithète, justifie le choix du terme «substantif épithète», puis l'intérêt porté à la question: le sujet est intéressant, nouveau et d'actualité : les «substantifsépithètes» pullulent sous la plume des journalistes comme des écrivains. MN voit dans la prolifération de ce type de syntagmes «l'amorce d'une mutation syntaxiquedu français». «Notre langue», dit-elle, «parvenue au bout de son chemin analytique',reprendrait route en sens inverse et s'essaierait à des formes syntaxiques plus brutes, plus primaires, plus immédiates, avec moins d'articles, moins de suffixes, moins de prépositions. Si tel est le cas, il est important pour le linguiste d'être attentif aux signes avant-coureurs du changement et d'être, dans son domaine, le fidèle témoinde son temps» (p. 13). Tout l'ouvrage sera de la sorte émaillé de réflexions générales sur l'évolution du français. Elle répétera dans la conclusion que la constructionest

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tionestdestinée à prendre plus de place qu'elle n'en a encore dans la syntaxe du
français contemporain» (p. 210).

Le livre s'articule en six chapitres d'importance inégale. Le premier, intitulé «problèmes généraux», présente une rapide mise au point. Sont abordées certaines questions relatives à la différence adjectif/substantif - dont celle de savoir si le problème relève de la syntaxe ou de la morphologie - , les critères de définition des noms composés, le cas des lexicalisations, le choix de la méthode, du corpus - les exemples qui illustrent l'exposé sont en majorité tirés de la presse de ces dernières années -, etc. Les problèmes fondamentaux touchant au statut de l'épithète seront relégués au dernier chapitre.

Les chapitres deux à cinq proposent une typologie en quatre rubriques des cas de figure possibles, typologie fondée sur une analyse sémantique, elle-même basée sur des critères syntaxiques «et même graphiques» (p. 14) - il s'agit surtout du trait d'union. Ces quatre rubriques portent respectivement l'étiquette de «qualification», «coordination», «complémentation» et «identification». On entrevoit là une difficulté incontournable: comment faire admettre qu'un substantif épithète - ayant un rôle de déterminant par rapport au substantif tête déterminé, donc entretenant avec lui un rapport de subordination, puisse maintenant entrer dans une sous-catégorie étiquetée «coordination»? Subordination et coordination s'excluant mutuellement, il semble qu'il y ait contradiction dans la présentation, à moins qu'il ne s'agisse d'une maladresse - mais fâcheuse assurément - dans le choix des termes. Mats Forsgren comme Inge Bartning n'ont pas manqué de relever cette incongruité dans leurs comptes rendus respectifs de l'ouvrage. MN est d'ailleurs parfaitement consciente du problème, qu'elle contourne avec une certaine élégance. Les chapitres s'ordonnent d'après un même modèle: d'abord une définition syntaxique - à vrai dire, il s'agit plutôt d'éléments de caractérisation que d'une véritable définition - puis une analyse des cas, accompagnée éventuellement d'une liste des champs sémantiques représentés, ou tout simplement d'un inventaire plus ou moins hétéroclite des matériaux rassemblés, le tout suivi d'une discussion; le chapitre six, «réflexions sur l'épithète», élargit la perspective, débouchant notamment sur des considérations sur la différence adjectifs/substantifs. La bibliographie est suivie d'un index des auteurs cités et, détail fort utile, d'un index des notions. On peut regretter l'absence d'un troisième index, à savoir une liste alphabétique des Nl+N2 recensés. MN répète souvent que son étude ne se veut pas lexicale mais syntaxique (p. 63 par exemple), et qu'elle se garde bien de vouloir donner un panorama complet de la situation, mais le catalogue des expressions inventoriées pourrait apporter au lecteur intéressé des éléments de réflexion ultérieure.

Le chapitre II (p. 35-64), est consacré à la «qualification». MN dit qu'elle a choisi de commencer par là «parce que ce phénomène est le plus libre et le plus général» (p. 34). La définition syntaxique du rapport qualificatif fait appel au critère de la paraphraseà VÊTRE («NiN2 =Ni qui est un N2»);N2»); on apprend que le nom propre, inapte à la fonction attributive, est exclu de cette configuration; que seul le Ni peut être qualifié par un adjectif; que le N2N2 en revanche est susceptible de recevoir un adverbe d'intensité; c'est dans cette rubrique aussi que l'on trouve le type femmefemme(la «répétition du même», comme dit MN); le chapitre se termine notamment

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par des considérations sur la métaphore et les champs sémantiques que privilégie la
construction.

Le chapitre 111 (p. 65-93) qui étudie les cas de «coordination» est le plus problématique. MN pose d'abord que «deux substantifs sont dans une relation logique de coordination» quand ils «sont compris comme d'égale importance au sein de l'ensemble que leur juxtaposition constitue». Il y a là indéniablement une difficulté, un syntagme ne pouvant à la fois être coordonné et subordonné à un même syntagme. MN reconnaît que la présence de cette structure dans son ouvrage doit «surprendre et choquer» (p. 67). Il faut sans doute là faire preuve de beaucoup de bonne volonté pour accepter le développement alambiqué qu'elle présentera en explication à ce dilemme. La définition syntaxique de la coordination fait appel entre autres au «principe de sérialité» («la coordination commence à trois»), à la «loi de l'homogénéité des conjoints»; le trait d'union est une constante systématique de cette configuration. Les confins de la composition et de la coordination sont exposés brièvement. La seconde partie du chapitre fait le tour des principaux secteurs sémantiques concernés. La langue, dans ce domaine comme dans tant d'autres, présente des côtés étonnants: pourquoi avoir entériné cousins-cousines alors qu'on n'a pas * frères-sœurs (formation qui non seulement n'est pas attestée, mais qui fait difficulté, peut-être pour des raisons d'euphonie, ou à cause de la concurrence de frères et sœurs! Quoiqu'il en soit, c'est là un véritable manque en français, par rapport aux termes germaniques de siblings, sosken, etc.). Tout néologisme dans ce domaine ne s'impose pas sans problème. Il semblerait que l'on reste cantonné dans un très petit éventail de possibilités et qu'il soit là difficile d'innover. Si MN maintient que les listes sont «ouvertes» (p. 79), elle fait bien d'ajouter qu'il «importe que chaque innovation soit vite entérinée par l'usage, ou si on veut, consacrée». Trois types de «coordination» asyndétique sont dégagés dans ce chapitre. On se demande si le deuxième type constitue vraiment une coordination et ne trouverait pas plutôt sa place dans le chapitre précédent: ainsi pour salon-salle à manger, par exemple, le test VÊTRE («NiN2 = Ni qui est un N2») ne peut-il pas s'appliquer? Eexpression ne désigne-t-elle pas un salon qui est aussi une salle à manger, un cumul de deux fonctions en quelque sorte, plus que deux pièces distinctes (il s'agit d'une seule pièce, un séjour dans lequel il y a de la place pour un coin salle à manger). Cette remarque est valable pour la plupart des autres exemples cités dans cette rubrique. Peut-on dans ces cas encore parler de coordination? Il s'agit plutôt de cas d'amalgames, bien différents à mon sens du type cousins-cousines. MN se rend compte de la difficulté (p. 81), mais elle persiste à vouloir ranger ces exemples dans la rubrique coordination, imputant la différence de comportement non au système linguistique, mais au «rapport au réel». C'est à notre avis une faiblesse, qui enlève singulièrement de sa valeur au test qu'elle propose. Un cas intéressant est illustré par la structure complexe No (Nî + N2), de type le duo Chirac-Barre. Les dernières pages du chapitre discutent les cas de glissement de la coordination à la qualification, à propos d'exemples où les deux termes de la coordination figurent, dans un même contexte, d'abord dans un ordre puis dans l'ordre inverse. Les faits de coordination étant «contraints» et la «capacité de qualification de n'importe quel N» étant «infinie», la conclusion avancée est que «l'analyse qualificative» est «l'archétype de la construction» (p. 92).

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La «complémentation», à laquelle est consacré le chapitre IV (p. 94-131) est la configuration qui a été la plus étudiée jusqu'ici (pour les langues germaniques surtout, et l'anglais en particulier), et le chapitre commence par un bref aperçu de l'état de la question. C'est le type stratégie Mitterrand, paraphrase de stratégie de Mitterrand. MN note que ces constructions, pour le français, ont souvent été taxées d'incorrectes par les grammairiens. Les analyses des anglicistes s'inspirent en général de la méthode transformationnelle (phénomène que MN impute à un «impérialisme chomskyen» p. 98), bien que cette méthode se heurte pour ce domaine en particulier à de graves écueils. La définition syntaxique de la série en question fait appel à différents critères: le trait d'union en est exclu, il peut y avoir «discordance de nombre» entre Ni et N2, Ni et N2N2 sont tous deux susceptibles de recevoir une qualification, N2N2 peut être un nom propre; à propos du glissement de la complémentation vers la qualification, MN répète que le processus ne se fait que dans ce sens, ce qui confirmerait «que l'épithète, en français, ait un rôle prépondérant et primordial: celui de qualifier» (p. 107). La troisième partie du chapitre, la plus importante en volume, est consacrée à la classification logique des compléments. Contrairement à la tradition, dont le découpage suit celui des compléments circonstanciels, ce qui conduit à l'éparpillement, MN propose de restreindre l'éventail à quatre rubriques, deux qui mettent «en relation le contenant et le contenu», et deux qui s'opposent entre elles, «N2 y exprimant tantôt l'origine, tantôt la destination» (p. 109). Les discussions sur les limites et les frontières entre les différentes sous-catégories sont là aussi tout en nuances et en finesse. Le chapitre passe en revue pour chaque rubrique les séries les plus productives. Constatation importante en passant (p. 129): «plus le Ni est vague, plus il est difficile de dire à laquelle des quatre relations fondamentales se rattache le GN qu'il gouverne». La conclusion du chapitre est que, des quatre relations considérées dans l'ouvrage, la complémentation «est la plus multiforme» (p. 131).

La quatrième et dernière relation, traitée au chapitre V (p. 132-160), est la relation d'«identification» (type le président Pompidou - c'est dans cette section aussi que l'on trouve le célèbre pâtre promontoire de V. Hugo), relation qui, selon MN, n'aurait pas été répertoriée antérieurement pour elle-même. La définition syntaxique invoque le critère de la question «quel Ni?», l'emploi systématique de l'article défini (singulier) devant le Ni, l'abondance des noms propres en N2. Autre caractéristique importante: locuteur et interlocuteur admettent le présupposé «Ni est un N2». N2N2 est ici le terme le plus important du groupe. Si Ni admet une épithète antéposée (V Hugo est passé maître en la matière), N2N2 n'admet qu'une épithète postposée. A propos de l'absence généralisée du trait d'union dans cette rubrique - gardons-nous bien de sous-estimer l'importance du trait d'union: rappelons par exemple que J.-M. Zemb lui a tout récemment consacré une série de ses conférences au Collège de France (1991/92) ! - MN en arrive à ce qui fait l'originalité de cette configuration: si «la dépendance syntaxique s'y exerce dans le même sens que précédemment» (Ni restant le nom recteur du groupe), «sémantiquement on (...) observe une inversion, en quelque sorte, de cet ordre: le nom le plus important, celui qui dit ce dont on parle, c'est N2, ce qui est tout à fait nouveau» (p. 142). Ce phénomène essentiel a pour corollaire le renversement du sens de la métaphore: «ici l'élément métaphorique du groupe n'est plus N2N2 mais Ni» (ibid.). MN nous avoue àce propos disposer «d'une liste fort longue d'associations savoureuses ou, à tout le moins, piquantes» (p. 143) ce qui fait regretterd'autant au lecteur l'absence d'un catalogue des groupes recensés. La suite du

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chapitre est consacrée à l'analyse des cas. MN réfute au passage, sans autre forme de procès, une opinion assez répandue chez les grammairiens selon laquelle, dans la structure NtN: de ce type, N2N2 serait en rapport d'apposition vis-à-vis de Ni. Se désintéressantdes exemples «peu distrayants», assimilés à du «remplissage médiatique» ou à une «enflure gratuite du discours» (p. 147), MN passe alors en revue une série d'associations métaphoriques où Hugo là encore se taille la part du lion, Les Contemplationsfournissent un vaste recueil d'exemples d'une «hardiesse inouie» (p. 154), parfois «totalement opaques, hors contexte» (p. 158). Le clou de cette partie n'en reste pas moins le savoureux commentaire du succulent exemple le melon Chirac (p. 150). Le chapitre s'achève sur des remarques concernant la permutabilité de N[N> dans certaines expressions, section intitulée non sans humour - dans ce chaos vertigineux - retour à l'ordre] Les explications avancées par MN sont ingénieuses, certes, mais ne rendent peut-être pas intégralement compte de la complexité du phénomène. Si l'ordre, conformément au génie du français, est l'ordre déterminé-déterminant (l'évolution de la langue conduit «inexorablement l'épithète (adjectif comme substantif)vers la postposition», dit MN p. 26), il y a cependant une zone de flou et parfois, on ne sait pas trop ce qui détermine quoi. Témoin cet exemple, à la une du Monde, où apparaissent à deux jours d'intervalle les deux versions suivantes (il s'agit évidemment d'une traduction de l'anglais, mais le phénomène n'en est pas moins intéressant):

Le bombardement d'un «abri-bunker» à Bagdad (Le Monde, 15 février
1991, p. 1)

Eaffaire du «bunker-abri» de Bagdad inciterait M. Bush à hâter le déclenchement
de l'offensive terrestre (Le Monde, 16 février 1991, p. 1)
(Je dois cet exemple à mon collègue Harald Ulland.)

Les deux articles sont signés du même correspondant à Washington. Doit-on croire à une autocorrection? Ou le journaliste a-t-il pensé que le N2, senti comme un adjectif et postposé dans la première séquence, où il est présenté comme un élément non connu (notons l'emploi du déterminant indéfini un ), puisse être antéposé quand il est repris dans la seconde séquence comme un élément connu (avec un déterminant défini), tout comme on pourrait avoir dans un texte une séquence de type on a inauguré un monument étonnant sur la place du marche reprise dans la suite par L'étonnant monument de la place du marché ?

Je passerai rapidement sur le dernier chapitre (p. 161-206), qui traite des problèmes théoriques essentiels, comme celui du principe même de la qualification et de la complémentation, et de leurs relations au sein de la fonction épithète. Outre la question épineuse des rapports substantif/adjectif, l'auteur aborde, chemin faisant, la question de l'ordre progressif vs. ordre régressif, le problème des noms abstraits, de la référence, de l'adjectif de relation, etc.

Au terme de cette étude, on aura assez entrevu la complexité du sujet et la précarité parfois de la classification. Ou'il y ait des zones de flou, où l'on soit en droit d'hésiter, MN le souligne très honnêtement tout au long de l'ouvrage. Ses termes mêmes ne laissent aucun doute, elle avoue par exemple que la coordination parfois «a tendance à s'embrouiller de qualification» (p. 153) ou ailleurs qu'il faut «faire preuve d'une

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certaine philosophie pour accepter» certains faits de langue (p. 182). On ne saurait reprocher à MN d'esquiver les difficultés. Lucidement, elle admet que «ce serait prétention d'imaginer que l'on puisse tout tirer au clair, car il y a trop d'approximation dans le système lui-même» (p. 183). Ne minimisons cependant pas l'apport énorme de cet ouvrage, dont le mérite essentiel, comme l'ont souligné déjà certains auteurs de compte rendu (Bartning, 1991, Gardes-Tamine 1992 et Jouve 1991), et comme MN le dit fort justement elle-même, est «de faire le point sur un problème de syntaxe trop peu traité jusqu'ici» (p. 161). La collection magnifique d'exemples du livre est une preuve suffisante de la vitalité de la construction étudiée. On appréciera également que MN n'impute pas cette prolifération à un calque de l'anglais ou des langues germaniques à substantifs composés, mais qu'elle y voie un retour à un état de langue plus ancien, soulignant que ce type de syntagme a toujours existé, et que s'il gagne indiscutablement du terrain actuellement, cela reflète l'existence de principes cycliquesdans l'évolution des langues (p. 210). Pour terminer, je ne peux que recommandercet ouvrage à quiconque s'intéresse à ces questions. Comme le dit Inge Bartning, il «va sans aucun doute devenir un classique». Le ton alerte et personnel, l'humour, la finesse des analyses, le sens des nuances, les hésitations même contribuent au vif plaisir que ne manquera pas de procurer sa lecture.

Université de Bergen

Références

Bartning, Inge (1991): «Michèle Noailly, 1990. Le substantif épithète, Presses Universitaires
de France, Paris, in «Lingvisticae Investigationes» XV: 1,225-232.

Forsgren, Mats (à paraître): Einterprétation de la construction asyndétique Art N\Ni
en français. A propos de Michèle Noailly: Le substantif épithète, Paris, PUF, 1990,
(13 p.). A paraître dans Travaux de Linguistique et de Philologie, Strasbourg.

Gardes-Tamine, Joëlle (1992): in L'lnformation grammaticale, n. 52, janvier 1992, p.
48-49.

Jouve, Dominique (1991): Noailly, Michèle. Le Substantif épithète. Presses Universitaires
de France, Paris, 1990, 221 p. Reviews, in Journal of French Language
Studies, volume 1, number 2, sept. 1991, p. 225-229.