Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Le roman de Tristan en prose, tomes II (426p., 1990), III (379p., 1991) et IV (406p., 1991), édités par Marie-Luce Chênerie & Thierry Delcourt, Gilles Roussineau et Jean-Claude Faucon sous la direction de Philippe Ménard. Textes littéraires français 387, 398 et 408. Droz, Genève.

Jonna Kjær

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Dans un compte rendu dans la Revue Romane (23-2, 1988, p. 297-99), j'ai présenté le premier volume, paru en 1987, de l'édition complète du Tristan en prose, dont les tomes se succèdent depuis, à un rythme régulier. Cette vaste entreprise d'édition est dirigée par Philippe Ménard, qui avait lui-même édité le premier volume. Le manuscrit de base - donnant la Vulgate ou version II du roman - , le ms. A (N° 2542 de la Bibliothèque nationale de Vienne), et les principes d'édition et de présentation restent les mêmes, mais les chercheurs de l'équipe de Ménard se permettent heureusement d'apporter certains suppléments d'éclaircissement, quand les passages du texte qu'ils publient les y invitent particulièrement. Ainsi, le tome II contient une bibliographie spéciale concernant l'histoire et la terminologie du tournoi; le tome 111 fait un relevé à part des proverbes et expressions sentencieuses du texte; et le tome IV ajoute une description des rubriques et miniatures des manuscrits. Le texte de ce dernier volume contient (comme celui du premier) plusieurs lais, que l'éditeur commente avec des renvois utiles aux ouvrages critiques sur ces pièces lyriques du Tristan en prose.

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Dans le premier volume, Ph. Menarci avait donné une bibliographie des «études les plus importantes pour la partie du roman éditée dans le présent tome I», ce qui fait qu'on pouvait s'attendre à des bibliographies similaires pour les contenus des tomes suivants. Il n'en est rien, mais le lecteur trouvera des renvois bibliographiques dans des notes aux introductions et dans les Notes qui suivent les textes édités.

Dans ces notes textuelles, la personnalité scientifique individuelle des éditeurs se fait naturellement sentir. Un éditeur donne la priorité à l'interprétation littéraire et mentionne des ouvrages critiques pertinents, un autre se concentre davantage sur les problèmes linguistiques. Certains éditeurs s'efforcent d'aider le lecteur par des explications et des renvois aux tomes précédents contenant des passages auxquels leur texte fait allusion, d'autres s'en préoccupent à un moindre degré.

Pour les glossaires, celui du tome IV est parcimonieux, de sorte que, contrairement
à ce qui est le cas pour les autres tomes, on ne peut guère lire ce texte-ci sans
avoir recours au dictionnaire.

Lündex des noms propres de ce volume fait réfléchir aussi: ne serait-il pas préférable qu'un tel index renferme tous les noms propres du texte? La réponse que l'on donnera à cette question dépend évidemment de la perspective d'usage que l'on imagine. Il me semblerait intéressant de pouvoir (re-)trouver, par exemple, les mentions de la Table Reonde, de la queste du Saint Graal, de certains surnoms des chevaliers, de plusieurs noms de lieux, etc.

Tout comme dans le premier volume, le lecteur sera heureux de trouver aussi dans
les suivants des essais brillants sur «L'intérêt littéraire».

Le tome 11, «Du bannissement de Tristan du royaume de Cornouailles à la fin du tournoi du Château des Pucelles» (cf. Lûseth, § 105-55), introduit le personnage de Dinadan, ce chevalier sage et sceptique devant les exploits inutilement meurtriers de ses confrères. Il est peut-être le porte-parole de son auteur, et c'est certainement par sa bouche qu'une vision pessimiste de l'homme commence à dominer fortement le récit. Ecoutons-le:

La court le roi Artu est tout autresi com la fontainne douce et boine u cascuns vient pour estaindre son soif. (...). Ki boins i vient, il s'en départ assés mieudres que il n'i vient et assés plus courtois; mais Ici mauvais et viex i entre, de maie génération et maie nature, il n'i porroit en nule maniere du monde cangier son estre, non plus que li coivres porroit devenirs ors ne li pions argent. (11, p. 362-63)

En amour non plus, l'homme mauvais ne pourra s'améliorer. C'est toujours Dinadan
qui parle:

Li boins monte en pris par bien amer; et li mauvais si s'en abaisse, car li mauvais pour nule aventure ne puet onques aler avant; mauvais fu tous jours, et mauvais est adés et encore sera pires, tousjours ira en empirant. (IV, p. 159-160)

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Dans le texte de ce volume, Palamidés, le malheureux rival de Tristan, autant pour l'amour d'lseut qu'en chevalerie, semble tenir le rôle le plus important, à côté de Tristan. Les rapports entre ces deux héros sont très compliqués, car ils s'estiment tout en se détestant.

Le troisième volume, «Du tournoi du Château des Pucelles à l'admission de Tristan à la Table Ronde» (cf. Lôseth, §156-206), raconte la quête entreprise à l'initiative de Lancelot pour retrouver - et connaître - «le meilleur chevalier du monde», le chevalier à l'écu noir qui était le vainqueur inconnu au tournoi du Château des Pucelles. Il s'agit de Tristan, le lecteur est à peu près seul à le savoir... La fin du texte raconte le combat de Tristan avec Lancelot, sa reconnaissance et son admission au siège resté vacant à la Table Ronde depuis la mort du Morholt.

Au tome IV, «Du départ de Marc vers le royaume de Logres jusqu'à l'épisode du lai «Voir disant»» (cf. LOseth, §207-281), le protagoniste est Marc, ce personnage devenu ici tout à fait méchant et méprisable. J'ai l'impression que c'est dans ce volume que les mots «courtois» et «courtoisie» sont le plus fréquents, phénomène qui mettrait en relief les chevaliers arthuriens de Logres par opposition à Marc et tout ce qu'il incarne avec son entourage en matière de bassesse et d'incompétence chevaleresques. Pitoyablement, Marc se voit contraint de rappeler Tristan en Cornouailles quand les Saxons envahissent le royaume. Tristan sera vainqueur, un messie et sauveur comme quand il vainquit jadis le Morholt. Lhumiliation de Marc est totale et sera confirmée par le lai du Voir disant, composé et envoyé par Dinadan pour venger la révélation diffamatoire de l'amour de Lancelot et de Guenièvre que Marc a faite auprès d'Arthur.

A vrai dire, il n'y a pas beaucoup d'amour entre homme et femme dans ces trois volumes. En revanche, l'amitié entre les chevaliers - qui s'aiment souvent «comme frères charnels» - est importante. Si l'univers manichéen et parfois plus que pessimiste de ce roman nous fait par moments frémir, l'homme moderne aurait sans doute intérêt à étudier le code amical et l'idée de mérite personnel (motivant Y incognito si fréquent), qui ne peuvent qu'impressionner favorablement, longtemps après la fermeture des tomes publiés jusqu'à maintenant - et qui donnent envie de lire aussi les suivants.

Université de Copenhague