Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

La Satire du rococò dans les contes de fées de Madame d'Aulnoy

par

Marcelle Maistre Welch

L'essor du rococò dans les beaux-arts coïncide avec la réaction contre le formalisme académique qui commençait de peser sur la cour du vieux Louis XIV. On connaît le raffinement extraordinaire qui allait marquer le goût frivole de la société régnante et faire du rococò le style caractéristique de la première partie du XVIIF siècle. Les historiens de l'art ont souligné combien ce style exalte la richesse dépouillée de toute rigidité entraînant une «note de légèreté, d'élégance, de gaité, et même parfois de badinage».1 Si l'on accepte que le rococò soit «la préciosité du baroque plastique,» pour reprendre l'analogie de Jean Rousset,2 le style rococò existe aussi dans la littérature de la même époque. Roger Laufer avait emprunté au vocabulaire des beaux-arts le terme rococò qu'il utilisait pour distinguer un discours littéraire original au siècle des lumières et distinct du classicisme.3

Mais, ce faisant, il avait rejeté, entre autres, dans les oubliettes de la «mauvaise» littérature précieuse «pseudo-classique» de la fin du règne de Louis XIV les contes de fées mondains écrits par quelques «grandes babillardes» sans conséquence.4 Il est évident que son parti-pris anti-féministe a affecté sa lecture des contes de fées de Mme d'Aulnoy et des autres romancières, car il n'a pas su y voir la peinture d'un univers imaginaire dont les principes esthétiques allaient précisément s'affirmer au siècle suivant. En fait, tout le mode de vie fastueux, frivole et galant qui s'est exprimé dans le style rococò du XVIIIe siècle est déjà projeté dans la fiction du merveilleux féerique des contes de fées littéraires et mondains parus à la fin du XVIIe siècle. A cet égard, les vingt-quatre contes de fées que Mme d'Aulnoy a publiés en 1697, offrent à l'étude du genre l'échantillonnage le plus complet de thèmes d'inspiration et de motifs ornementaux correspondant à l'émergence du style rococò.5

Side 76

L'importance donnée aux fêtes fabuleuses, aux déguisements somptueux, aux palais enchantés et, de façon générale, à la magnificence exagérée du décor, sont autant d'indices thématiques qui paraîtraient rattacher le conte de fées mondain à une tradition révolue de Versailles, celle des grandes journées de la jeunesse du roi. Il est, par exemple, aisé de remarquer dans les contes de Mme d'Aulnoy combien son univers féerique se prête au jeu des métamorphoses qui déstabilisent l'ordre du réel et rappelle le monde de Circe de la grande période du baroque.6 Aussi est-il courant de croire que la mode des contes de fées qui s'est emparée des imaginations précisément dans les tristes dernières années du XVIIe siècle relevait d'un désir nostalgique en ces temps difficiles pour la royauté. Mais voir dans le genre merveilleux spécifique à cette génération le rêve compensatoire d'une société privilégiée critique du pouvoir serait dénaturer le sens du discours féerique. Raymonde Robert parle très justement d'une «récupération de la féerie par la propagande officielle» àla fin du règne de Louis XIV.7 De plus, le préjugé nobiliaire des auteurs de contes de fées ne résiste pas à l'analyse de leurs prétentions folkloriques.8 En fait, l'aristocratie et ses imitateurs de la haute bourgeoisie ont participé, dans les contes de fées, à une étonnante entreprise d'auto-glorification contemporaine en mettant l'accent sur les signes extérieurs d'une richesse illimitée.

C'est donc dans ce contexte socio-historique qu'il faut replacer l'esthétique du merveilleux mondain fin de siècle. Les contes de fées de Mme d'Aulnoy (mais aussi ceux de Mme de Murât, de Mlle de la Force ou de Mme d'Auneuil) témoignent des mœurs symptomatiques d'une élite vivant en vase clos, motivée par la poursuite d'un bonheur matérialisé par le luxe et les plaisirs.9 L'exaltation des richesses s'est ainsi traduite dans des mises en scène qui ne relèvent pas d'une évocation mélancolique de temps plus héroïques, mais qui, au contraire, expriment un présent désirable pour une société consciente de sa modernité. De ce fait, Mme d'Aulnoy fait appel au goût rococò chaque fois qu'elle évoque un mode de vie enviable, sinon réalisable.

Dans les contes de fées mondains, deux grandes influences, l'une émanant de la fable et l'autre de l'actualité, convergent dans le sens rococò. D'abord, la popularisation du conte d'Apulée Psyché et Cupidon qui se prêtait mieux que tout autre modèle ancien aux descriptions fabuleuses de palais fictifs. En effet, qui ne connaissait déjà les plafonds du palais d'Eros «aux lambris de thyua et d'ivoire curieusement sculptés... soutenus par des colonnes en or», sa mosaïque de «pierres préieuses taillées dans le menu» ou ses murs en or massif?10 Aux réminiscences mythologiques s'ajoutait la construction toujoursen cours de quelque appartement somptueux à Versailles ou aux alentoursde Paris dont les raportages du Mercure Galant contribuaient à démystifierl'idée de faste incroyable qui était jusqu'alors associé au strict domaine de l'irréel.11 Mme d'Aulnoy a parfaitement capté cette fièvre de bâtiments

Side 77

qui, à l'imitation des plus grands, venait de s'emparer de ses contemporains
et qu'elle-même va pousser jusqu'aux limites de l'absurde.

Tout d'abord, sous prétexte de valoriser la nouvelle esthétique, elle puise par dérision dans l'inventaire des vieilles formules baroques. L'horrible duchesse Grognon, qui, dans Gracieuse et Percinet, joue le rôle de la marâtre est un démarquage grotesque de Vénus dans Psyché et Cupidon:

ses cheveux étaient d'un roux couleur de feu; elle avait le visage épouvantablement
gros et couvert de boutons...elle était bossue devant et derrière, et
boiteuse des deux côtés... (1,9)

II va sans dire que la monstruosité physique de cette marâtre demi-sorcière reflète une âme tout aussi monstrueuse et hors de l'ordinaire. De son côté, le prince du Nain Jaune avertit le lecteur qu'on pouvait toujours reconnaître la mauvaise fée du désert parce qu'en dépit de ses différentes métamorphoses aimables, elle conservait toujours ses pieds de griffon. (1,30) Mme d'Aulnoy applique la même équation simpliste de l'aspect horrifiant-donc-méchant aux lieux dangereux dans lesquels les magiciennes persécutent leurs innocentes victimes. (1,301) Elle évoque dans La Grenouille bienfaisante l'antithèse du palais merveilleux en termes évoquant le baroque à grand spectacle:

Jusqu'au centre de la terre...plusieurs grosses lampes qui réfléchissaient sur un lac de vif-argent... couvert de monstre...hiboux, chouettes, corbeaux...sinistres figures...On apercevait dans un lointain une montagne d'où coulaient des eaux presque dormantes; ce sont les larmes...Les arbres étaient toujours dépouillés de feuilles et de fruit5...(11,55)

Le contexte parodique est ici nettement négatif, trop négatif, pour ne pas
s'en méfier.

Il est évident que les procédés du baroque périmé ont servi de repoussoir esthétique à Mme d'Aulnoy; mais, vu l'époque de publication, la parodie était trop facile et gratuite pour se limiter à ridiculiser des effets de style depuis longtemps dépassés. Mme d'Aulnoy avait d'autres intentions satiriques,la moindre n'étant pas de se moquer de la mode nouvelle qui se posait comme étant supérieure à l'ancien style. Le merveilleux de Mme d'Aulnoy émane de sa profonde intuition à comprendre l'essence du maniérisme rococòalors en voie de développement et ses effets sur la culture en voie de grande transformation. Elle en a saisi les caractéristiques fondamentales, elle a joué sur ses beautés autant que sur ses travers de forme et de substance. Elle les a manipulés avec adresse dans ses histoires merveilleuses qu'elle affecte de proposer comme des modèles de perfection féerique. Ainsi, le motif du palais de la féerie inspiré du conte d'Apulée lui sert de point de référence positif pour illustrer les beautés architecturales nouvelles dont le mérite de distinction réside dans l'ostentation des moyens: ce n'est que «palaisd'or

Side 78

laisd'orpur» et «figures de cristal et de pierreries»,(l,94) pour ne citer qu'un conte parmi tous les autres. Mais, par effets d'abondance répétés, l'exceptionnel,c'est-à-dire ce qui devrait distinguer l'élite de la masse, finit par verser dans le banal accessible à tous:

plusieurs fontaines...étaient entourées de marbre et de porphyre, car chacun
se piquait de les embellir. (11,77)

La satire du goût nouveau perce irrésistiblement dans cette chute de phrase pseudo-apologétique. C'est en fait un de ses procédés critiques favoris qu'elle raffine de multiples façons dans ses pages sur la décoration intérieure de ces palaces.

Toutes les formes des arts plastiques dits mineurs se retrouvent dans les descriptions de Mme d'Aulnoy, dans l'ameublement, les lambris, les tapisseries, les miroirs, l'orfèvrerie, les bibelots, selon un style que les historiens de l'art désignent sous le terme de «rocaille». Proprement dit, le terme rocaille désigne «les ouvrages faits avec des coquillages et des cailloux incrustés avec des pierres brutes.»12 Ace répertoire ornemental de plus en plus recherché dans l'aménagement des appartements privés s'ajoutent les dentelles de feuillages, les guirlandes de fleurs et les arabesques asymétriques qui remplissent les fonds de scènes exotiques, comme les singeries, les chinoiseries (dont Mme d'Aulnoy tire souvent des effets comiques), ou bien qui mettent en valeur des scènes galantes d'inspiration mythologique ou arcadienne.

Précisément, les miniaturisations de scènes galantes et d'objets exotiques
font partie des procédés stylistiques d'élection de Mme d'Aulnoy à la pointe
de la mode. Au pays de Percinet,

dans mille endroits de cette forêt...on voyait clair partout; il y avait des bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au son des flûtes et des musettes...les amours vous accompagnent, les fleurs naissent sous vos pas. (1,18)

I Jn joli passage de L'Oranger et l'Abeille illustre la profondeur du sens esthétique
de Mme d'Aulnoy pour le style rococò dans tout ce qu'il a de mignon et
de raffiné:

elle l'avait meublé d'un tissu d'ailes de papillons de plusieurs couleurs, et sur des cannes pliées et passées les unes dans les autres, qui formaient une espèce de lit de repos, elle avait étendu un tapis de jonc marin; elle mettait dans les grandes et profondes coquilles des branches de fleurs, cela faisait comme des vases...elle travaillait, tantôt avec des arêtes de poisson et des coquillages, tantôt avec le jonc marin...et ces petits ouvrages, malgré leur simplicité, avaient quelque chose de si délicat, qu'il était aisé de juger par eux du bon gôut et de l'adresse de la princesse. (1,184)

Side 79

Les contes de fées de Mme d'Aulnoy offrent ainsi à l'étude un large éventail de motifs thématiques et ornementaux qui reflètent l'émergence d'un style que la postérité distinguera sous le nom de rococò. Mais, s'en tenir à l'inventaire du contenu matériel du corpus des Contes de fées serait fausser radicalement le point de vue de l'auteur car, il fallait s'y attendre, chez elle, la description «rocaille» maintient rarement un ton sérieux. Sans y prendre garde, l'emploi des motifs rococó vire souvent à la satire du merveilleux et de cette société qui aspire tant à le recréer dans son quotidien.

Dans son tout premier conte de fées, L'lle de la Félicité inséré dans son Histoire d'Hypolite, ou le comte de Douglas, de 1690, Mme d'Aulnoy avait déjà utilisé le conte d'Apulée. Elle y avait entrelacé, au thème de Psyché et Cupidon, celui du Chronos ailé qu'elle faisait encore sortir victorieux de l'amour. Cette vue pessimiste, par trop classique, des affaires de cœur a disparu en 1697. Dans ces contes de fées littéraires, la passion des jeunes gens triomphe obligatoirement des embûches du temps, souvent provoquées par l'exercice de l'autorité parentale.13 C'est que la thématique classique traditionnelle était en train d'évoluer; les figures allégoriques de l'Olympe devenaient moins étroitement liées aux symboles virils de la monarchie absolue. Coypel allait peindre sur les ordres du Duc d'Orléans, en 1701, la Galerie d'Enée, fils favori de Vénus, tandis qu'une autre scène des plafonds de la Chancellerie représentait un Chronos ailé, cette fois vaincu par l'amour. En fait, soulignent les historiens de l'art, au tournant du siècle, «l'amour, puissance victorieuse de l'Olympe n'est plus dans l'art rocaille à l'échelle héroïque des héros d'Homère. Il est idyllique comme dans les contes hellénistiques dont le plus charmant est celui où Apulée raconte les amours de Psyché et Cupidon,»14 où régnent aussi Diane et ses amazones, Flore et ses nymphes, et bien entendu Vénus.

De toute évidence, Mme d'Aulnoy a tiré parti des trésors de la thématique amoureuse qui triomphera bientôt. Elle en a cependant pressenti la glissade erotique. Elle reprend trois fois l'histoire de Psyché, dans Gracieuse et Percinet, Le Prince Lutin, et dans Serpentin vert; mais, elle le fait sur un ton si manifestement dégagé de toute anxiété sexuelle qu'elle finit par réduire le symbole de l'amour conjugal aux dimensions d'une autre «galanterie». Le mythe d'Apulée n'est plus qu'un prétexte romanesque pour émoustiller les sens. Dans le conte Le Prince Lutin, la princesse évanouie de peur se réveille dans les bras d'un lutin au petit chapeau rouge (Cupidon) qui

la secourut avec un zèle et une ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses beaux yeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher, elle n'aperçut personne; mais elle sentit quelqu'un auprès d'elle qui lui prenait les mains, qui les baisait, qui les mouillait de larmes. Elle fut longtemps sans oser parler, son esprit agité flottait entre la crainte et l'espérance... (1,106)

Side 80

Sous la plume de Mme d'Aulnoy, les fameuses expériences traumatiques de
la Psyché d'Apulée sont conçues en termes d'une poursuite galante dépourvue
de tragique.

Nous avions noté plus haut son traitement grotesque de Vénus transformée
en belle-mère acariâtre sous les traits de la sorcière Grognon. Dans ce
même conte, Gracieuse et Percinet, la princesse,

charmée de la manière soumise et engageante dont lui parlait son jeune
amant, ne put refuser d'entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré
(1,18)

qui les amènera au palais de Percinet-Cupidon: encore une fois, aucune angoisse phallique mais une complaisance facile de jeune fille curieuse du sexe. L'histoire Le Serpentín Vert semblerait suivre de plus près que les deux autres le schéma des épreuves imposées à Psyché par une autre Vénus-bellemère vindicative. Mais, dans ce cas-ci, l'auteur s'amuse aux dépens de la jeune naïve dont une trop saine curiosité avait provoqué la transformation animale de son partenaire: la pauvre princesse doit alors chausser

des souliers de fer si étroits, que la moitié de son pied n'y pouvait entrer
(1,327)

avant d'entreprendre sa quête pour tenter de «déserpentiner» son amant.(l,33l) Le néologisme burlesque masque à peine la nature sexuelle des intentions de la jeune fille que Mme d'Aulnoy nous montre particulièrement déterminée dans la réalisation de son objectif.

Un survol rapide des noms des héros confirme l'entreprise d'affaiblissement du mythe Grec: pour ne citer que les noms des personnages principaux des trois contes en question, Percinet et Gracieuse, Lutin et la servante Abricotine (dédoublement du rôle de la princesse qui reste sans nom), Laideronnetie et Serpentin. Sous prétexte d'adapter un sujet à la mode tel que Psyché et Cupidon, il est certain que la romancière a systématiquement infantilisé le concept de la féerie. Raymondc Robert expliquait ce parti pris par le désir des romancières de préserver au genre féerique une teinture populaire.15 A cette tendance générale de l'époque vis-à-vis des contes de fées, il nous faut ajouter, chez Mme d'Aulnoy, un sens aigu de la dépréciation des valeurs morales qu'elle observe d'un regard quelque peu désabusé, sarcastique à la limite.

Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce qu'elle ait aussi dégonflé les lieux communs de la pastorale, puisqu'ils relèvent du même phénomène culturel. Dans cette société qui allait porter «le culte de l'amour à sa plus haute puissance, le thème bucolique gagne une place auparavant encore inconnue; tous les arts et la vie même prennent part maintenant à la formationdu

Side 81

tiondumonde arcadien.»16 D'un siècle à l'autre, l'ancien idéal de la pastorale précieuse s'est détérioré, comme celui de Psyché et Cupidon, en idylle amoureuse.Les contes de fées de Mme d'Aulnoy se situent encore en charnière: sous prétexte de flatter le goût de ses contemporains, elle remet en question les clichés tenaces pour mieux en souligner le contenu étrangement artificiel.

Dans La Princesse Carpillon, l'auteur raconte que

chacun avait chez lui son jardin et sa fontaine; la vallée de Tempe et les bords du Ligon n'ont rien eu de plus galant. Les bergères avaient pour la plupart de la beauté, et les bergers n'oubliaient rien pour leur plaire; tous les arbres étaient gravés de mille chiffres différents et de vers amoureux... (11,31)

Le style superlatif qui frise la parodie ne laisse aucun doute sur la pensée de l'auteur. La suite des aventures de Carpillon, déguisée en bergère qui ne sait pas traire les vaches, et de son prince, également en habit de Céladon, confirme le peu de sérieux que l'auteur accorde à ce genre de littérature romanesque. Ainsi,

ils passèrent l'un et l'autre une nuit inquiète, dont leur peu d'expérience les
empêcha de deviner la cause (11,34);

les sous-entendus erotiques parsèment cette histoire trop précieuse dans laquelle la haute notion d'orgueuil héroïque d'Astrée s'est dégradée en petite préoccupation d'amour-propre vis-à-vis d'un homme qu'elle croit d'un rang subalterne.

Un conflit identique sépare les héros du conte Le Rameau d'Or. La princesse-bergère
Brillante s'exclame avec un peu trop d'emphase:

Quoi! j'ai le malheur d'aimer...et d'aimer un malheureux berger! Quelle
destinée est la mienne...» (1,166)

Comme il est beau, pourtant! nous dit l'auteur:

il avait un habit de taffetas couleur de rose, couvert de dentelles d'Angleterre,
une houlette garnie de rubans, une panetière; et en cet état tous les
Céladons du monde n'auraient osé paraître devant lui.» (1,166)

Quelle vignette parfaite! Mme d'Aulnoy ne laisse aucune ombre à son tableau champêtre: elle dit tout, et elle en dit un peu trop, et d'un ton qui se moque délibérément de modèles aussi artificiels et détachés de la vie courante que tous ces bergers et ces bergères de porcelaine qui commençaient à envahir les cabinets de curiosités privés de la haute société.

Mme d'Aulnoy ironise donc sur les fantaisies pastorales qui corrompent la
perception du réel. Elle avait déjà à sa manière envisagé les implications
murale:* de la glorification de l'idylle amoureuse symbolisée par le motif de

Side 82

l'embarquement vers Cythère avant même le succès de Watteau. Son conte
La Princesse Printanière étale de façon quasi-chirurgicale les dangers encouruspar
une jeune fille qui veut vivre à tout prix l'amour bucolique:

Je sais que vous n'êtes pas prince: vous me plaisez autant que si vous l'étiez.
Nous nous sauverons ensemble dans quelque coin du monde. On en causera
d'abord, et puis quelqu'autre fera comme moi, ou tant pis...(1,120)

Les voilà qui s'échappent en bateau vers l'île déserte des Ecureuils, où les contingences de la vie matérielle les ramènent immédiatement à la réalité: ils ont faim, ils ont soif, ils ont froid, ils se disputent et la jeune fille échappe de justesse aux violences intentées par son partenaire qui s'apprête à la «manger» littéralement à défaut d'autre chose. (1,129) Ce voyage d'amour aurait pu se transformer en cauchemar sordide si l'auteur n'avait choisi de pasticher à la légère le motif de l'lle de Cythère. La jeune imprudente en est quitte pour une belle peur et un mariage bâclé avec un autre homme «à qui on n'eut garde de conter l'aventure de l'enlèvement.» (1,132)

Ainsi, Mme d'Aulnoy semble avoir compris l'énorme contradiction inhérente à l'idéal d'innocence proclamé par la pastorale: idéal aristocratique tel que la société urbanisée qui prenait forme et substance dans les dernières années du règne de Louis XIV prétendait curieusement l'intégrer à sa réalité. Grâce à une ingénieuse manipulation de l'écriture parodique, la romancière réussit à exposer la fausseté des valeurs humaines suggérées par la thématique pseudo-bucolique mise en valeur dans tous les secteurs de l'art.17 Vus sous cet angle-là, les contes de Mme d'Aulnoy font donc avant l'heure une bonne satire de ce goût collectif pour la nature artificeille en place dans les mœurs du règne suivant.

Cependant, sa morale ne tourne jamais à la polémique car il est évident que Mme d'Aulnoy tient à conserver son rôle d'observateur sympathisant vis-à-vis de ses contemporains quoique non engage dans leur vie frivole.18 Les métaphores galantes de l'arsenal original des précieuses qu'elles dérivaient du monde minéral ont fait place à des détails physiques qui concrétisent littéralement les vieilles images données telles quelles. Il ne s'agit plus de comparer les beautés d'une fleur à quelque pierrerie de la même couleur. Mme d'Aulnoy a tout simplement «oublié» de filer ses métaphores pour en livrer le contenu sans aucune interprétation intellectuelle:

Ce n'était que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les
fleurs en étaient de pierreries. (11,130)

Dans les plus beaux jardins poussent naturellement des fleurs de joyaux rares
et de métaux précieux, comme par exemple le jardin minéralisé du conte Le
Rameau d'or avec ses feuilles d'émeraudes, les soucis de topazes, les jonquillesde

Side 83

quillesdebrillants jaunes, les violettes de saphirs, les bleuets de turquoises, les tulipes d'améthystes etc.. (1,176); ou bien l'arbre merveilleux dans Le Dauphin dont la tige est d'argent, les branches d'or et les trois oranges de diamant, de rubis et d'émeraude (11,339). L'image d'un univers pétrifié tel que l'analysait Jean Rousset dans la poésie précieuse est devenu complète réalité dans le contexte du merveilleux satirisé par Mme d'Aulnoy.

A l'opposé, les jeunes princesses à marier arborent souvent les attributs de
Flore comme la Belle aux cheveux d'or qui

allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs
sur la tête (1,31)

ou mieux, la douce Fiorine, nommée ainsi

parce qu'elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle...et
force guirlandes de fleurs. (1,46)

L'auteur ne fait aucun mystère. Dès le départ, il s'agit d'une simplicité truquée qui tourne vite en critique du gôut rococò qu'elle prétend valider. Ainsi, la rusticité des cheveux d'or de la Belle est aussitôt détruite par l'accent mis sur ses «habits brodés de diamants et de perles. » (1,31) Ailleurs, la princesse Printanière noue ses cheveux à l'aide de «cordes de diamants et d'émeraudes» avant de les couronner de fleurs naturelles (1,131). Les exemples de ce genre de pose naturelle immédiatement contredite par l'étalage de richesses fabuleuses reviennent à chaque page des contes de fées de Mme d'Aulnoy. La juxtaposition artificielle d'éléments raffinés et d'éléments naturels concrétisent une conception matérialiste du bonheur typique des premières générations du XVIIF siècle. Sans aucun doute, dans ses fantaisies les plus bizarres, Mme d'Aulnoy était loin de se douter que le Régent allait se faire construire aux environs de Montmorency un château «dont les pièces décorées de buissons peints..de tapis de gazon artificiel et d'arbres de soie, donnaient l'illusion d'un paysage bucolique,» ni que Mme de Pompadour ornerait une «serre» spéciale garnie de bouquets de fleurs de porcelaine «vaporisées de leur parfum réel».19

Madame d'Aulnoy ne croyait pas plus au merveilleux que Charles Perrault.Tandis que d'autres romancières telles que Mme de Murât ou Mlle de La Force ont embrassé le genre avec sincérité et conviction, se prenant au jeu de l'écriture féerique pour son pourvoir créateur, les contes de Mme d'Aulnoy portent en eux leur propre critique. Une étude comparative montreraitque toutes les romancières de contes de fées de l'époque ont cherché à créer un monde imaginaire évidemment supérieur à la réalité mais aussi concordant au goût du public aristocratique qu'elles glorifiaient. L'originalitéde l'œuvre de Mme d'Aulnoy dérive du fait de sa position équivoque. Ses

Side 84

contes de fées sont remplis d'allusions galantes, de décors champêtres sur
des toiles de fond qui évoquent les décors rococò, autant par le choix des
motifs d'inspiration que par l'effet cumulatif des détails.

Or, mieux qu'une autre, elle a su intérioriser les transformations morales qui affectaient l'ordre en place, mais sans adhérer aux nouveaux principes. Elle a démasqué les efforts de l'élite régnante qui se créait une existence en marge du réel. Pourtant, il faut remarquer qu'elle-même a limité sa critique au domaine de l'observation et de la satire des mœurs, en bonne moraliste classique, consciente des travers des hommes, mais silencieuse, ou indifférente, à la question sociale implicite. En cela, elle appartient encore au siècle de Louis XIV.

L'ironie ultime présente dans les contes de fées de Mme d'Aulnoy vient du fait que, voulant faire la satire des dérèglements du merveilleux et des excès de l'artifice, elle a laissé à la postérité dans ses contes de fées quelquesuns des plus beaux exemples d'esthétique rococò en littérature. Jusqu'à quel point l'auteur avait-il pu résister à la fascination de son sujet?

Marcelle Maistre Welch

Florida International University, Miami



Notes

1. Henry A. Millón: L'Architecture baroque, classique et rococò, tr. Madeleine Othenin-Girard, Editions des Deux-Mondes, Paris, 1962, p. 35.

2. Jean Rousset: La Littérature de l'âge baroque en France, Circe et le Paon, Librairie Jean Corti, Paris, 1954, p. 241.

3. Roger Laufer: Style rococò, style des «Lumières», Librairie José Corti, Paris, 1963.

4. R. Laufer, p. 16-17.

5. Mme d'Aulnoy: Les Contes de fées, 2 vol. Mercure de France, Paris, 1956.

6. Ruth Carver Capasso: Madame d'Aulnoy and the Comedy of Transformation, Pupers on French Sevenieenth Century Literature, XIV, 27, 1987, p. 575-588.

7. Raymonde Robert: Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIP à la fin du XVIIIesiècle , Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1981, p. 230.

8. Marcelle Maistre Welch: Le Peuple et le préjugé nobiliaire dans les contes de fées classiques, Papers on French Seventeenth Century Literature, XVII, 32, 1990, p. 219-225.

9. Voir R. Robert, en particulier son chapitre consacré aux «Contes de fées miroir de leur temps,» p. 327-379.

10. Cité par R. Robert, p. 351.

11. Fiske Kimball: The Création of thè Rococò Decorative Style, Dover Publications, Inc., New York, 1980, p. 42.

12. Emile Littré: Dictionnaire de la langue française, Gallimard/Hachette, Paris, 1962.

13. Une exception, sur les vingt-quatre contes étant celui du Mouton.

14. Arno Schonberger et Halldor Soehner: L'Europe du XVUF siècle, l'art et la culture, Editions des Deux-Mondes, Paris, 1960, p. 75.

Side 85

Résumé

Bien que l'auteur paraisse participer au grand mouvement d'auto-glorification de la propagande officielle par la modernité de ses décors somptueux, elle parodie, principalement à partir du motif de Psyché et Cupidon, la fièvre des bâtiments et l'art «rocaille», autant que les lieux communs de la pastorale qui relèvent du même phénomène culturel. Tout en démasquant les efforts de l'élite régnante pour se créer une existence en marge du réel, le discours féerique de Mme d'Aulnoy ne dépasse pourtant jamais le champ d'observation du moraliste classique indifférent, sans doute, à la question sociale implicite.



15. R. Robert, p. 438.

16. A. SchOnberger, p. 77.

17. Marcelle Maistre Welch: Les Jeux de l'écriture parodique dans les contes de fées de Mme d'Aulnoy, Romanische Forschungen 101,1, 1989, p. 75-80.

18. Jacques Barchilón avait déjà noté qu' «évidemment, Mme d'Aulnoy ne prêche pas; c'est pourquoi ses histoires sont plus attachantes que les contes bien pensants et édifiants des auteurs qui ont répandu leurs ouvrages dans toute l'Europe au cours des deux siècles suivants.» Le Conte merveilleux français, Honoré Champion, Paris, 1975, p. 39.

19. SchOnberger, p. 59.