Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Salammbô de Flaubert: art et mythe

par

Hans Peter Lund

Flaubert, en commençant d'écrire Salammbô, se détourne brusquement de son propre monde: «Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne dont j'ai plein le dos» (Corr. 11, p. 822, 11 juillet 18581); «(...) je suis à Carthage, et j'ai tant de rideaux fermés entre le monde et moi, que je ne vois guère les choses présentes» (Corr. 111, p. 130, fin décembre 1860?); «pour ne pas vivre, je me plonge dans l'Art», dit-il encore (Corr. 111, p. 65,18 décembre 1859).

Or, comme on sait, la genèse de Salammbô est précédée d'un voyage sur les lieux du drame. Il ressort des lettres de Flaubert et de son Voyage à Carthage qu'il est question, plus précisément, d'une promenade de peintre, pendant laquelle l'auteur enregistre les choses vues, les perspectives, les points de vue et les paysages, comme dans le passage suivant:

Du phare de Sidi-bou-Saïd, tourné vers l'Est: au premier plan, la mer, qu'on surplombe (...). Au Sud: le village de Sidi-bou-Saïd, la mer, Hammam-Lif avec ses deux cornes; derrière, comme un grand bloc d'indigo, le Soliman. Une autre montagne, la Mammediah, s'étend, et, à droite, le Zaghouan apparaît par derrière. Le Zaghouan est bleu; Hammam-Lif, verte, brumeuse, des lignes rousses. La Mammediah est une longue banquise presque droite.

En face: la pointe de La Goulette; tout Carthage est beaucoup plus bas
que moi, maisons blanches, places vertes: des blés.2

Si Flaubert prétend qu'il voit «de cette façon tout ce qu'il [lui] faut pour Salammbô» et qu'il connaît désormais «Carthage et les environs à fond» (Corr. 11, p. 815, 20 mai 1858), il se fait illusion. Il ne pouvait repartir qu'avec l'idée d'un cadre qui serait à remplir plus tard, et, de retour à Croisset, il constate que «Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire»; il démolit ce qu'il avait écrit jusque-là: «C'était absurde! impossible! faux!»

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Mais pensait-il, désormais, tout savoir? En fait, il est loin du compte, et la première chose qu'il fait n'est qu'«w/î morceau qui sera la description topographiqueet pittoresque de la susdite ville» (Corr. 11, pp. 817 et 820, 20 juin et 1 juillet 1858), un peu comme un vrai peintre qui remporterait d'une promenade l'idée d'un paysage, pour le peupler plus tard de figures appropriéeset le compléter par les monuments nécessaires. C'est ce que saisira bien Sainte-Beuve dans sa critique du 22 décembre 1862:

Le paysage du livre est vrai, car l'auteur l'a vu de ses yeux et il est peintre; les monuments et les édifices sont plus que douteux et incertains, car ils sont refaits en entier d'imagination, les vestiges insignifiants qu'on a cru récemment retrouver n'y pouvant aider en rien.3

Le réel antique ne se retrouve pas tel quel, il sera donc à créer. Pour accomplir ce projet, l'artiste sera obligé de remplir le vide laissé par le réel absent. Gautier notera cette manière de procéder, dans sa critique du roman: «il voit (nous soulignons exprès le mot pour lui donner toute sa signification spirituelle) les choses qui ne sont plus dans le domaine de l'œil humain avec une lucidité toute contemporaine.»4 Que cette poiesis révèle aussi une conception de l'art, cachée dans une mythologie, c'est ce que nous allons essayer de démontrer.

Un livre sur rien

Si Flaubert demande à Jean Clogenson des photographies, avant d'aller luimêmeen Afrique du Nord (Corr. 11, p. 693, 25 mars 1857), c'est sans doute dans l'intention de voir afin de pouvoir mieux imaginer. De toute façon, les photos représenteraient le Carthage tel qu'il nous est resté, alors que le texte devra donner l'idée d'un Carthage antique. Cette idée pourrait alors venir du voyage de Flaubert. Or, de celui-ci il ne rapporte que très peu de connaissanceshistoriques ou archéologiques, pour la simple raison qu'il ne reste pas beaucoup de vestiges du vieux Carthage. En revanche, certains tableaux de nature ne sont pas négligeables, tel un lever du soleil (Voyage à Carthage, éd. cit., p. 713) qu'on retrouve sous une forme modifiée dans Salammbô, et qui répond bien au désir initial de Flaubert de se faire «une idée nette du paysage»(lettre à Clogenson). Comparé au Voyage en Egypte, le Voyage à Carthageest un texte étrangement plat, dépourvu d'imagination poétique: «Je t'épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux», écrit-il à Louis Bouilhet (Corr. 11, p. 807-08, 23/24 avril 1858). Et il précise qu'il lit Carthage comme il lit les ouvrages d'histoire et d'archéologie: «N'importe, il y avait longtemps que je n'avais si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène dirait: "J'ai relu les pierres de l'escalier et les murs de la maison"» (ibid., p. 808). De son voyage, Flaubert apporte des impressions, peut-être des pensées, il ne

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sait... Au fond, rien de précis. Et ne dit-il pas, en commençant la rédaction
de son roman, qu'il désire «ressusciter toute une civilisation sur laquelle on
n'a rien» (Corr. 11, p. 781, novembre 1857)? Salammbô, un «livre sur rien»...

Françoise Gaillard a interprété ce voyage à Carthage et sa «radicale étrangeté» comme l'approche d'un lieu, où «l'histoire apparaît comme coupée, non seulement du présent (...) mais de sa présence à elle-même»; Flaubert se délivrerait, en quelque sorte, de «la croyance en la rationalité de l'ordre historique».5 Si Flaubert cherche des appuis solides, ce ne sera pas dans l'histoire, mais dans les paysages, les impressions pittoresques. Cela doit être le sens de ce qu'il écrit dans une lettre du 12 novembre 1859: «au moins je vois, maintenant. Il me semble que je vais atteindre à la Réalité» (Corr. 111, p. 55) - phrase dans laquelle «vois» est à prendre dans le sens où l'emploie Gautier cité ci-dessus. Et encore faut-il se demander s'il y réussit vraiment; n'écrit-il pas, en janvier 1860 (Corr. 111, p. 73): «Mon livre me désespère. (...) Je n'ai pas de terrain solide sous mes pieds»?

On a proposé également de considérer ses recherches livresques, son «éternel bouquinage» (Corr. 111, p. 120, octobre 1860), dans cette dernière perspective: «En fait le rôle de ces recherches est largement imaginaire: c'est une façon de rêver au moins autant qu'un moyen de vérifier», dit P.-M. de Biasi.6 Le travail de documentation est énorme et suscitera bien des controverses plus tard, avec Sainte-Beuve et - surtout - Guillaume Froehner (voir Neefs, art. cit.). En plein travail, Flaubert exprime dans une lettre de 1857 (Corr. 11, p. 752) ses inquiétudes devant les sources écrites: «J'accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif.» C'est que les détails techniques et archéologiques obscurcissent ce but et que la création ne prend son essor qu'à partir des sources historiques, et lorsque l'écrivain s'en éloigne (le réel n'étant que le tremplin de l'art, comme il le dit dans sa correspondance). Le creuset de Salammbô aura été le lieu d'une création aveugle à partir de ces riens qu'étaient les observations du voyageur (les choses vues n'étant pas les choses disparues) et les informations prises en lisant (l'archéologie n'étant pas le passé).7

Un livre sans attache extérieure

Dans sa lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Flaubert confirme son désir de retrouver le «lyrisme», les «mouvements», les «désordonnements» de Saint Antoine, et cela dans un sujet «sans attache extérieure». Lionel Bottineauavance l'idée que ce projet se réalise dès le début du roman, où on nous «projette dans [un] univers disparu», celui des «référent[s] aboli[s]».8 W. W. Holdheim, reprenant la distinction chère aux romantiques entre le poétique et le prosaïque, place la tentative flaubertienne dans l'histoire de Pesthétisationqui se produit au cours du dix-neuvième siècle. Flaubert participerait à

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cette esthétisation: chez lui aussi, «le monde idéal perd ce qui le rattache au monde réel proportionnellement avec ce qu'il gagne en idéalité».9 Holdheim voit d'abord le «rien» comme le sujet de Madame Bovary - signifiant la nullité de l'existence dans le monde moderne - avant d'en venir à Salammbô. Mais si Flaubert travaille effectivement à Madame Bovary en 1852, il n'est pas forcément tenu à parler de ce roman toutes les fois qu'il se prononce sur un livre... A propos de Salammbô, Holdheim y trouve quelque chose de paradoxal: comment la matière solide peut-elle représenter le triomphe du rien? Dans sa réponse, le critique a recours à l'idée d'une «inspiration double»chez Flaubert: l'abstraction viderait la matière de l'intérieur, tout en cherchant dans cette même matière une existence solide. Ce qui est «absolumentdécoupé du réel» cherche sa réalité. Enfin, Helmut Pfotenhauer reconnaîtdans Salammbô un «livre sur rien» tout en interprétant ce rien comme le résultat du nombre exagéré des détails, provoquant un sentiment de désorientation chez le lecteur.10 Ces interprétations diverses ne considèrentpas le simple fait que le roman de Flaubert reconstitue, tant bien que mal - mais ce n'est pas là le problème - une réalité disparue après la victoire de Rome.

Si nous posons maintenant que le réel est absent de Salammbô, et que le livre est fatalement un livre sur rien, non-référentiel, nous pourrons suppléer à la lecture de Holdheim en disant que la tendance esthétisante de Flaubert équivaut à une recherche d'images («L'important avant tout est d'avoir des images nettes, de donner une illusion», Corr. 11, p. 769, 8 octobre 1857). Les images dont est composé le roman constituent ainsi un monde à part, un univers esthétique, presque un tableau classique, où le peintre crée un ensemble cohérent de paysages et de figures mythiques ou historiques. Un contemporain de Flaubert, Villiers de Plsle-Adam, allait bientôt franchir le pas vers le détachement complet de l'art par rapport au réel (il parle de son conte Akëdysséril) :

Une ville antique disparue, Bénarès, se dresse depuis des jours impérativement exigeante comme un personnage unique et flamboyant du passé, mirage réel. Je photographierai malgré moi cette cité surgie en moi sans aucune raison de lectures ou de rêves préalables, avec ses palais, aspects de rues, boutiques, cortèges royaux à éléphants et en armes. Et, vous entendez? je vous donne un Bénarès tel qu'il a existé, j'en suis certain, non une reconstitution à travaux à la Salammbô.11

Villiers n'est pas entièrement juste à l'égard de Flaubert... qui veut, lui, «fixer un mirage en appliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne».12 Il admettait même que «la réalité est chose presque impossible dans un pareil sujet» (Corr. 111, p. 94, 3 juillet 1860), et disait qu'«il n'est pas aisé de s'imaginerune vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables

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dans un milieu qui est à deux mille ans d'ici» (Corr. 11, p. 782-83, fin novembre1857). Flaubert voulait «faire vrai», et il recherchait des photos de Carthage...mais il s'opposait en même temps à ce que l'édition de son roman fût illustrée13 - l'évocation du passé devant être tout à fait imaginaire et non médiatisée par des illustrations.

L'art, un sujet presque invisible

Un autre problème plus difficile à résoudre, c'est que Flaubert, dans la lettre à Louise Colet, parle aussi d'un sujet: «un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut.» S'il est vraiment invisible, on ne le cherchera pas parmi les images multiples du roman: batailles, richesses, famine..., ni dans sa thématique: sexualité, pouvoir, destruction... On cherchera plutôt un sujet qui serait caché dans tout cela, obnubilé par tout cela tout en étant tout cela, invisible-visible en creux, faisant que le roman se soutient lui-même par lui-même. Une œuvre d'art ayant pour sujet l'art se soutiendrait elle-même, «sans attache extérieure». Or, à moins de faire discourir les personnages sur ce sujet, il serait difficile de prétendre à un sujet sans aucune attache extérieure. Cependant, il suffirait de trouver une attache intérieure qui non seulement serait ce sujet, mais qui le symboliserait aussi - qui serait donc à la fois forme et signification, symbole et sens du symbole. Le voile de Tanit est presque invisible, caché et inaccessible dans le sanctuaire de la déesse - on ne le «voit» pas. Que ce voile soit important pour le récit ne fait pas de doute. Reste à démontrer qu'il recèle en lui la signification totale de cette histoire, et que l'ensemble mythique qu'il représente irradie dans le texte.14

En tant que tissu, le voile est ouvrage d'artisan, en tant que tapisserie imagée il est œuvre d'art. Œuvre d'art mise en abyme dans une autre œuvre d'art (le roman) évoquant à son tour un monde non-existant, le voile est le symbole de la sublimation esthétique vers laquelle tendait Flaubert dans sa lettre à Louise Colet. La présence du voile nous avertit: voici une œuvre d'art romanesque, artificielle et artistique, sans attache extérieure, une œuvre sur rien d'autre qu'elle-même, donc auto-référentielle. D'autres éléments relevant du domaine de l'art confirment cette hypothèse.

Le sujet d'un tel roman peut se faire reconnaître par des signes précis. L'artistique est une abstraction difficile à voir et à faire voir, à moins d'être représenté dans des symboles, tels le marbre de Gautier, la perle de Vigny, le diamant de Mallarmé («Je crois que le mot pourpre ou diamant est à chaque phrase de mon roman», dit Flaubert, Corr. 11, p. 767, 3 ou 4 octobre 1857). Plusieurs chercheurs se sont penchés sur 'l'immuable' dans le roman de Flaubert.15 La chose est connue: l'univers de Salammbô est plein de statues, de monuments, de costumes perfectionnés artistiquement, de perles, de diamants,ainsi que d'autres objets précieux appartenant aux divers arts. Cet

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immuable ne fait guère revivre le passé, il le fige plutôt, lui confère un caractère sculptural et hiératique. Le passé devient le statuaire de l'artiste, et Flaubert cherche une permanence à travers l'art qui, ajouterions-nous à l'interprétationde J. R. Dugan, nie le rien.16 Cette «tendance àla pétrification», selon l'expression de Holdheim, n'a pas besoin d'interprétation psychologique;il ne s'agit pas d'extérioriser un intérieur, et Salammbô n'est pas particulièrementfroide comme une statue, au contraire elle peut être passionnée comme tout être vivant. La fonction de la pierre est donc autre. En citant Gautier, on pourrait dire que c'est le marbre qui survit à la cité, et que l'art qu'il représente peut seul nous donner une idée de ce que fut Carthage. Salammbô elle-même est une statue rendue vivante - c'est elle, la véritable résurrection du passé que voulait Flaubert, et sa première apparition équivautà celle d'une œuvre d'art fabriquée par un joaillier:

Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa bouche rose comme une grenade entr'ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir.17

Gautier, plus que d'autres, a été séduit par ce monde artificiel:

Les images du monde antique semblent s'y être fixées comme sur un miroir de métal poli qui eût gardé leur empreinte. Cette empreinte est si nette, si vive, si juste de forme et de ton, que le sens intime en affirmerait la réalité, quoique le modèle en soit depuis longtemps disparu.18

Ces mots rendent très exactement l'impression qu'a eue Gautier de lire une œuvre d'art, peinture ou sculpture, ou d'autres artefacts relevant de la même esthétique du Beau. En effet, il n'y a pas que les œuvres d'art qui ont pu frapper le lecteur: on peut penser également aux vases, aux objets colorés, aux costumes, etc., figurant au début du roman comme à la fin (et au milieu: le palais d'Hamilcar (chap. VII) est rempli de choses précieuses: diamants, parfums, peaux de lama...):

Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image élargie des choses (...). (p. 745-46)

EAcropole disparaissait sous des velariums de couleurs; les éperons des trirèmes, alignés en dehors du môle, resplendissaient comme une digue de diamants; partout on sentait l'ordre rétabli (...). Sur la terrasse du temple de Khamon, de gigantesques orfèvreries chargeaient trois longues tables (...). (p. 1020)

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Les objets précieux sont placés dans des descriptions d'une certaine étendue, comme dans des peintures. Flaubert aimait dire qu'il travaillait comme un peintre, et on a pu voir dans le roman un manifeste d'esthéticisme. Jean Borreil dit à ce sujet: «Flaubert s'efforce à une description picturale, à un dé-peindre où le livre devient «plastique» et où la littérature prend un aspect physique.»19

Suivons donc Flaubert dans ce travail de peintre, qui nous ramène directement au voile de Tanit, symbole d'art. Nous constatons que la technique est la même que celle de Flaubert voyageant en Egypte; voici d'abord deux exemples d'un coucher du soleil, d'abord vu du haut des Pyramides, ensuite des jardins de Mégara, à Carthage (c'est nous qui soulignons):

Nous attendons le lever du soleil une bonne demi-heure. En face le ciel a une bande d'orange du côté où va se lever le soleil - tout ce qui est entre lui et nous est tout blanc et semble un Océan. Cela se retire et monte. Le soleil paraît. (...) derrière nous quand nous nous retournons, c'est le désert - vagues de sables violettes. C'est un océan violet.

Le soleil se levant en face de moi, toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert, derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre océan d'un violet sombre (...), les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts arabesques de galon. En résumé trois couleurs: un immense vert à mes pieds au premier plan; le ciel blond rouge = vermeil usé; derrière et à droite, étendue mamelonnée d'un ton roussi et chatoyant.20

Mais une barre lumineuse s'élevait du côté de l'Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l'aube; et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture $ écume blanche oscillait tandis que la mer couleur d'émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. Puis à mesure que le ciel rose allait s'élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient (...). (p. 756-57)

Parmi les couchers de soleil dans le Voyage en Egypte et dans Salammbô,
deux ou trois nous intéressent plus particulièrement. On notera le jeu du
bleu, du pourpre ou de l'or, du noir et du blanc:

Au coucher du soleil, le ciel s'est divisé en deux parties. Ce qui touchait à l'horizon était bleu pâle, bleu tendre, tandis qu'au-dessus de nos têtes dans toute sa largeur, c'était un immense rideau pourpre à trois plis - un, deux, trois - derrière moi et sur les côtés, le ciel était comme balayé par de petits nuages blancs, allongés en forme de grèves (...) - la rive à ma gauche était toute noire. {Voyage en Egypte, éd. cit., p. 308)

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Au coucher du soleil, les arbres ont l'air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d'or. De place en place elles ont des raies noires minces (traînées de terre ou plis du vent) qui font des lignes d'ébène sur et fond d'or - or comme celui des vieux sequins. (ibid., p. 293)

(...) enfin elles [les colombes de Carthage] s'envolèrent un soir; le vent les
poussait, et cette grosse nuée blanche glissait dans le ciel, au-dessus de la
mer, très haut.

Une couleur de sang occupait l'horizon. Elles semblaient descendre vers
les flots, peu à peu; puis elles disparurent comme englouties et tombant
d'elles-mêmes dans la gueule du soleil, (p. 910)

Le dernier coucher de soleil, dans Salammbô, garde juste le nécessaire, la
couleur du sang, pour désigner la mort:

Le soleil s'abaissait derrière les flots; ses rayons arrivaient comme de longues
flèches sur le cœur tout rouge. Eastre s'enfonçait dans la mer (...). (p. 1027)

Mais voici un dernier exemple, celui du voile qui unifie les couleurs du jour et de la nuit, dernier avatar des esquisses littéraires faites par Flaubert depuis le Voyage en Egypte, et qui dépasse la scission nuit/jour dépeinte dans d'autres exemples, et en sacralise l'union:

(...) au delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles; des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis: Eschmoûn avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des Babyloniens, puis d'autres qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et remontant étalé sur le mur, s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir. (p. 810)

Dans le voile de Tanit, confectionné avec art, sont représentées, tout à la fois et ainsi réunies, les couleurs de la nuit et du jour. Le «nuage» évoque la «vapeur subtile» qui enveloppe Salammbô pendant sa première entrée (p. 752). «Eschmoûn» est le dieu des planètes (p. 785), et Tanit, la déesse lunaire de Salammbô, a également une «figuration sidérale». Les «Kabires» sont les dieux souterrains, volcaniques (cf. pp. 785, 786), c'est le feu du soleil inversé et dangereux, signe de Moloch-Mâtho. Somme toute, les divinités auxquelles correspondent Mâtho et Salammbô sont représentées dans le voile.21

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L'irradiation du mythe dans Salammbô

Dans son livre sur la mythocritique, Pierre Brunel précise, entre autres, que «par le statut même d'antériorité qui les caractérise, les mythes se situent en dehors du texte (...), ils sont des prétextes, mais aussi des hors-textes» (op. cit., p. 59). Il en est ainsi du voile dont les figures précèdent l'histoire de Salammbô et de Mâtho dans le temps fabuleux d'avant les commencements, c'est-à-dire d'avant le temps. Brunel pose ensuite (p. 61) que «le mythe, langage préexistant au texte, mais diffus dans le texte, est l'un [des] textes qui fonctionnent en lui». Dans le cas de Salammbô, il diffuse sa lumière ambiguë dans le texte où les protagonistes se destinent à une recherche désespérée de l'union des deux divinités représentées dans le voile. Le mythe acquiert ainsi une force structurante (p. 63), et comme il n'y a «point de mythos sans logos» (p. 215), le mythe obtient droit de cité, dans la cité des hommes et dans le temps.

Le mythe originel, réunion du soleil et de la lune, se place évidemment en dehors du temps qui les sépare l'un de l'autre. Cette union est aussi celle d'Aphrodite et d'Adonis, niant la mort de celui-ci, puisque la mort appartient au temps. L'union est provisoire - ayant lieu tous les printemps seulement - et laisse craindre, à chaque fois, une nouvelle désunion. On se rappelle que la déesse lunaire Tanit est associée à Ishtar, divinité phénicienne (Ashtart) devenue chez les Grecs Aphrodite, et que Flaubert établit luimême la jonction entre Salammbô et Aphrodite (éd. Club, p. 508). Tous les lecteurs - ou presque - en font de même, se référant surtout au chapitre 111, au signe de la déesse (un croissant de lune, voir éd. Club, p. 503) et à l'invocation à la lune. S'y ajoute l'identification de la jeune femme avec la lune («Une influence était descendue de la lune sur la vierge», cf. la note de Flaubert: «La lune influe physiquement sur elle», ibid., p. 319, cf. Pléiade, p. 785: «elle [Tanit], je la sens mêlée à ma vie»). Il faut encore rappeler que la fécondité s'attache aux noms de Tanit et d'Astarté, ainsi qu'à celui d'Héra, à laquelle Tanit était également associée. A ce propos, une note de Flaubert, au chapitre 111, attire notre attention: «Elle recherche comme la lune un époux qu'elle ne voit jamais. C'est l'astre humide, fécondant. "Mais moi aucune fécondité. Pour sein, des sources de larmes cachées"» (éd. Club, p. 322). Mâtho, lui, a la même association: «(...) n'es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit!» (Pléiade, p. 922). Plus tard dans l'histoire des Phéniciens de l'Afrique du Nord, Déméter, elle aussi déesse de la fécondité, eut son culte à Carthage. Or, il est remarquable que, si Tanit- Aphrodite symbolise Pamour-Eros personnifié dans Salammbô, l'aspect fécondité' défaut dans ce personnage: c'est que le symbole en soi est stérile, il ne se nourrit que de ce qui vient après: de la réalité, de la vie.

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Cependant, lié à Tanit dans un mariage sacré, le dieu de la fertilité Tammuz est lui aussi nommé dans Salammbô. Dans la mythologie, on le rapproche du symbole du serpent, dont la présence et la signification sexuelle sont évidentes dans le roman. Il a encore des affinités avec Adonis (le dieu aimé d'Aphrodite), ce que Flaubert n'ignorait pas, s'il faut en croire une de ses notes: «Astarté pleure Adonis» (éd. Club, p. 319). D'autres notes montrent que, pour Flaubert lui-même, l'ensemble mythologique Astarté-Moloch était l'association dominante dans le roman; c'est ainsi que, pour la scène sous la tente (chap. XI), il note: «Baisade sous le péplos. Feu d'Astarté» (ibid. p. 299), remplacé dans le texte définitif par la référence à Moloch. Les deux divinités se rapportent l'une à l'autre, cf. «Baisade sous le péplos. Un accident le fait tomber. Moloch, Astarté» (ibid. p. 302, cf. p. 326). Cette équivalence est intéressante, parce qu'elle relance l'idée d'union sacrale: l'amour sous la tente, et sous le voile qui tombe sur les deux amants, rétablitil l'union originelle? «J'ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch!» dit Salammbô (p. 922). Et la mort presque simultanée des deux protagonistes à la fin du roman pourrait-elle aussi signifier une réunion? S'agit-il, en d'autres termes, d'une énième histoire d'Eros et de Thanatos? Sans doute, dans la mesure où l'amour des hommes imite les symboles mythiques qui se développent dans le temps.

On n'hésitera donc pas à situer Mâtho par rapport à cet ensemble mythologique. Mâtho-Moloch est, selon Flaubert, celui qui «brûle», comme le soleil. A l'origine de «Moloch» se trouve «molek», c'est-à-dire le sacrifice d'enfants brûlés vifs. Avant le sacrifice, au dernier chapitre du roman, ce dieu se tourne contre sa propre ville: «Ainsi Moloch possédait Carthage» (p. 958), ville brûlée par le soleil dont le feu devient subitement dangereux, volcanique (cf. le symboles des Kabires dans le voile, pp. 785, 810), ville sans eau, assiégée par les Barbares. Le voile a beau être restitué dans son temple - la ville semble perdue à cause de la défection des dieux. Comme l'union sacrale est rompue, c'est la violence qui règne, et Mâtho-Moloch-le Soleil, «créateur qui s'engendre», pôle d'attraction de Salammbô, mais séparé d'elle, se retourne contre ceux qu'il est censé défendre. La présence du voile, symbole de l'union, dans la ville, ne suffit plus à la protéger contre les forces anarchiques et barbares déchaînées après le vol du zaïmph.

Soulignons la différence entre l'union sacrale représentée dans le voile, faisant régner la paix à Carthage - et cette autre union, sexuelle, qui met fin à la virginité de Salammbô en brisant la chaînette dans une rupture violente et douloureuse («Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d'or éclata, et les deux bouts, en s'envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes», p. 924). Il est peut-être surprenant que Mâtho, l'acte d'amour accompli, exprime le désir d'abandonner l'armée, donc de renoncer à la violence, de partir pour «une île couverte de poudre d'or», de vivre enfin avec Salammbô

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dans un univers d'art, «dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines». Mais si l'on considère le caractère atemporel et artificiel de l'ensemble mythiqueduquel il faut rapprocher Mâtho, ce désir prend tout son sens: il se propose de rétablir l'union sacrale, d'arrêter le temps, de revenir aux temps immémoriaux du mythe. Cependant, Salammbô, elle, sera désormais prise par «une vie sanguinaire» (inaugurée par la défloration), par la vie de la violence. Aucun retour ne semble désormais possible, les hommes demeurentfatalement dans l'Histoire, leur union ne pourra jamais être sacrale - ils ne pourront que s'y référer par les noms qu'ils se donnent les uns aux autres, par exemple ceux de «Tanit» (p. 922) et de «Moloch» (p. 924).

Il existe une explication mythologique de cette chute, qui est même évoquée dans le roman (chap. III). Le prêtre Schahabarim explique à Salammbô la cosmogonie, explication inspirée sans doute de celle(s) qu'on trouve dans la mythologie grecque. A partir des «ténèbres», se constituent la «Matière primitive», qui se sépare en Terre et Ciel (Gaia et Uranos), de même que le soleil («Khamon»), les étoiles («Eschmoûn»), et la lune («Rabbetna»). Chez les Grecs, de l'union du Ciel et de la Terre émanent les titans qui, à leur tour, tuent Uranos, dont le sang en tombant dans la mer fait naître Aphrodite. Celle-ci est tantôt la personnification d'Eros, tantôt une divinité à part, accompagnée d'Eros dès l'époque où celui-ci est personnalisé par les poètes; elle naît au moment où Cronus le Titan jette le membre de son père Uranos dans la mer. Cet acte - dans la mesure où les Grecs associaient Cronus à Chronos, c'est-à-dire au temps - est comme l'inauguration du temps, ou sa mise en marche: Aphrodite ou Eros, la force de l'amour, se développe dans le temps, n'est que dans le temps, de là d'ailleurs l'introduction, chez les Grecs, du frère opposé à Eros, Antéros, puisque le temps déclenche les oppositions. Dans le temps et la vie, se manifeste évidemment la force créatrice de l'Eros; or, le temps est aussi destructeur, violent, et sa naissance même est marquée par un acte violent, l'assassinat d'Uranos. Après cela, on le sait, l'histoire des dieux et celle des hommes ne sont qu'une longue suite d'histoires d'amour et de guerres violentes - peut-on imaginer opposition plus grande? - dont l'histoire de la guerre de Troie est l'exemple modèle, l'archétype.

Dans Salammbô, Rabbetna, divinité lunaire, «inspire et gouverne les amours des hommes», selon Schahabarim. Rabbetna possède ainsi la Vérité de la vie des êtres humains. La vierge veut percer ce mystère, son «désir» est de voir derrière le voile. Ce désir est «sacrilège», il percerait le mystère de l'union sacrale, comme le regard qui se porterait sur la statue d'lsis derrière ses voiles.22 Un homme -où une femme - regardant de son œil temporel ce qui n'est pas dans le temps provoquerait le désir d'effectuer dans le temps cette union, désacralisation équivalant à la mise en marche de l'Histoire, aux actes procréateurs donnant la vie... et entraînant fatalement la mort. Tout un

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culte de la fécondité entoure le mythe de Tanit: la Matière originelle qui se condense en un œuf, les poissons sacrés dont les ancêtres, les «lottes primordiales»,avaient fait «éclore l'oeuf mystique où se cachait la Déesse» (p. 750), le costume de Salammbô qui imite «les écailles d'un poisson» (p. 1022), enfin l'«œuf de cristal» posé au milieu du cercle formé par le serpent du temple d'Eschmoûn (p. 1023). Il n'y a pas loin du mythe à la vie, ou de la vie au mythe. Aussi Salammbô forme-t-elle le lien entre les deux domaines, se sentanttout près de la source mythique mais prenant déjà les «conceptions [mythologiques] pour des réalités; elle acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs symboles» (p. 906).

Mâtho, figure mi-divine, mi-humaine, se laisse interpréter dans le même sens. Le vol du zaïmph est un crime qui offense le secret de la déesse, crime auquel répond le viol de la vierge (cf. Godfrey, p. 1012). Le premier acte succédant au vol est, comme c'est le cas dans le mythe, un assassinat (le prêtre tué par Spendius) marquant le passage dans l'Histoire (p. 811). L'enlèvement, puis l'absence du voile, emporté dans le torrent de l'Histoire, signifient le déclenchement de celle-ci. Il est vrai que Mâtho a été incité au vol par Spendius, dont on se rappelle les mots: «Tu deviendras presque immortel et invincible» (p. 804), et que lui-même, en emportant le voile et en s'en revêtant, a l'apparence d'un dieu (p. 815). Il est vrai aussi que, pour les Carthaginois, il est, à ce moment, «de la nature des Dieux» (p. 816). Mais apparence et parenté ne sont pas identité, et Mâtho ne fera qu'illustrer les suites du mythe originel: à la place de celui-ci se déroule l'histoire des hommes, avec l'influence du mal, et l'illusion de la présence du divin. Le vol est un sacrilège provoqué par Spendius et la tentation diabolique qu'il exerce sur Mâtho, et c'est à cause de ce sacrilège que Mâtho et Salammbô prennent conscience de leur amour réciproque: ils se rapprochent l'un de l'autre dans l'instant qui suit l'enlèvement - instant même où «l'aube se [lève]» et jette une couleur rouge dans la chambre lunaire, et même «il [va] l'envelopper dans une étreinte», et elle, de son côté, «écart[ej les bras», avant de se reprendre. C'est alors seulement que Salammbô prononce son imprécation qui annonce la mort: «Malédiction sur toi qui a dérobé Tank! Haine, vengeance, massacre et douleur.» Par la suite, leurs amours ne pouvant se réaliser que dans le temps, ils seront hantés par l'attirance irrésistible des deux sexes l'un vers l'autre, effet d'Eros, et menacés par la force opposée exercée par Antéros. Mâtho s'habille du voile pour «se faire illusion et se croire auprès d'elle», Salammbô cherche à ressaisir le voile chez son ravisseur, tous les deux sont obsédés par l'union sacrale, poursuivis par la pensée de l'acte créateur de vie, mais aussi par celle de la mort: à la fin du roman, Salammbô ne veut pas que Mâtho meure, elle l'aime trop (p. 1027).

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Le véritable rétablissement de l'ordre carthaginois ne peut avoir lieu qu'après la mort des deux amants, tombés dans le désordre des passions erotiques. En attendant, Eros et Antéros se partagent le monde réel, les amours et les guerres, tout ce qui relève du domaine du réel. Le 'roman' de Salammbô est celui de la vie implacable, du destin des hommes commençant par le sacrilège et confirmant son caractère tragique, en dépit de la scène d'amour sous la tente qu'on croirait être une consécration, mais qui n'est qu'un faux retour au mythe, une illusion trop humaine, ou, selon le voyeur Giscon, une prostitution désacralisante (p. 928).

Le roman sera, dès lors, consacré à l'humanité dévorée par la violence - nous n'avons pas besoin de donner des citations pour le démontrer (voir en particulier les chapitres VIII, XIII et XIV) - et hantée par l'idée de sortir de l'interminable série de ruptures: «Oh! Si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi!», dit le guerrier à celle qu'il aime (p. 923). Si l'Histoire et le temps se recouvrent, on constate, inversement, que le temps s'efface lorsque Mâtho s'approche de Salammbô: «En se retrouvant aux places où il l'avait déjà vue, l'intervalle des jours écoulés s'effaça dans sa mémoire» (p. 812). De même, après leur réunion sous la tente, Mâtho parle, sous la lune (!), «comme si la guerre était finie» (p. 925). L'Homme sera poursuivi de ce rêve, proche de celui de l'Age d'or (comme dans l'image citée précédemment du locus amoenus rêvé par Mâtho sous la tente). Rêve jamais accompli, puisque c'est «la tyrannie du principe mâle» qui prévaut (p. 979), donc Moloch. Cependant, le Soleil est aussi le principe fécondant («Père et Mère (...), Dieu et Déesse», s'écrie le grand-prêtre (p. 981), et la lune un «astre fertile [tirant] de l'autre [du soleil] toute sa fécondité» (p. 907). Dès lors, une fin imprévue s'esquisse, dans laquelle Mâtho et Salammbô, chacun de son côté, rejoignent leur principe mythique: le cœur de l'homme sera offert au Soleil, et la femme, revêtue de nouveau de sa robe imitant les écailles des poissons sacrés, progressant parmi les «statues humaines, immobiles comme les statues de pierre», donc de nouveau rapprochée de l'Art, a encore le temps de regarder dans les yeux l'homme qu'elle aime, avant de mourir à son tour. Si elle meurt «pour avoir touché au manteau de Tanit», c'est qu'elle a désuni ce qui symbolisait un tout, mais elle rejoint son symbole dans la mort.

Un art mythique

En tant qu'élément mythologique, le voile signifie, à la fin du roman, l'abolitiondu temps et le retour au mythe. Au début du roman, il signifiait les forces erotiques dans leur état pur, leur atemporalité. Revenons maintenant à sa fonction de symbole d'art. Nous avons établi ci-dessus qu'il est une œuvre d'art signifiant l'union sacrale, l'accord du principe féminin et du principe masculin. Objet d'art, finalement, qui transpose et sublime la Vie, il accomplit le rôle du Mythe et de l'Art, du moins tel que le voyait Flaubert et

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d'autres écrivains et artistes du XIXe siècle, rôle sacral qui dépasse le temps
et les contraires qui s'y jouent.

Rappelons à ce propos ce qui est en jeu dans l'histoire racontée par Polybe et sur laquelle se base Flaubert dans Salammbô: il s'agit de l'histoire des guerres puniques, d'une des périodes les plus violentes et les plus décisives de l'histoire romaine, et d'une passation de pouvoirs, étape essentiellement problématique dans toute histoire, faisant ressurgir tous les problèmes colmatés par l'ordre ancien, et qu'un ordre nouveau doit venir résoudre. Le fils d'Hamilcar, Hannibal, qui sera un des chefs les plus opiniâtres de l'histoire occidentale, s'emploiera à rétablir cet ordre aux dépens des Romains. Entretemps éclate la guerre intestine, au cours de laquelle sa sœur Salammbô (absente chez Polybe), représentante d'une passion erotique, désordonnée, s'allie un instant à la révolte barbare. Cette vie qui se révolte doit évidemment être éliminée. Le roman de Flaubert comporte un aspect historique, l'essence en somme de la guerre entre Carthaginois et Barbares, de sorte que l'art de Flaubert subsume ici le réel, fonction qui est très exactement mise en abyme dans l'image et la fonction du voile, subsumant en lui les oppositions violentes qui déchirent les personnages. Le voile est, à la fin du roman, réintégré à son niveau mythique, et il est significatif que le peuple de Carthage exprime à cette occasion une «joie titanique», car celle-ci rapproche ce peuple des Titans opérant aux temps mythiques d'Uranos et de Gaïa. Comme les Dieux, l'Art se sauve, sacralisé comme essence de la Vie, dans un Symbole unique, à la fois signifiant (texture-texte) et signifié. Pour finir, nous retrouvons l'auto-référence, le point où le roman carthaginois est repris par l'esthétique, et le rien par l'art. Sur ce point, Flaubert, avant Mallarmé, inaugure une poétique nouvelle.

Si Carthage devait être détruite, si elle fut détruite, si elle n'est désormais rien, l'Art demeure. Cette idée, on n'a pas besoin de chercher très longtemps pour en trouver l'expression dans la correspondance de Flaubert.23 Si l'Art exclut le Réel (ou si le voile n'est restitué vraiment qu'après la mort des deux amants), c'est que l'Art représente une valeur en soi. Salammbô aura donc été la démonstration d'une conception de l'Art comme forme sacrale, correspondantà cette conception essentialiste de l'Art qui imprègne la dernière moitié du XIXe siècle, et qui avait débuté dans la tendance des Romantiques à cultiver l'Art pour l'art (Hugo, Gautier...). On songe aux mots de Flaubert (lettre du 19 février 1880): «Ce qui est beau est moral, voilà tout, et rien de plus» - et à sa prédilection pour Les Fleurs du Mai. «Ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'Art y prédomine» (à Baudelaire, 13 août 1857). Toutes les valeurs débattues par les Romantiques seront ainsi remplacéespar la seule valeur de l'Art, objet des réflexions de Mallarmé dès l'année de la parution de Salammbô et pendant l'élaboration des premières parties d'Hérodiade, dont l'héroïne sera «un être purement rêvé et absolument indépendantde

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pendantdel'histoire».24 La distance n'est pas longue de cette tentative à celle
de Flaubert se consacrant à l'Art et construisant un roman qui se réfléchit
dans un de ses propres symboles.

Hans Peter Lund

Université de Copenhague



Notes

1. Bibl. de la Pléiade, t. 11-111 (1980 et 1991).

2. Œuvres complètes, t. 2, p. 711, Ed. du Seuil, 1964.

3. Nouveaux Lundis, IV, Michel Lévy Frères, Paris, 1865, p. 86. Cf. Jacques Neefs, «Salammbô, textes critiques», Littérature, 15, 1974, p. 56.

4. Cit. dans Salammbô, éd. Club de l'Honnête Homme, 1971, p. 454.

5. «La révolte contre la révolution (Salammbô: Un autre point de vue sur l'histoire)», in: Gustave Flaubert. Procédés narratifs et fondements épistémologiques, éd. Alfonso de Toro. Gunter Narr, Tübingen, 1987, pp. 50, 46.

6. Présentation du Carnet 7, dans Gustave Flaubert, Carnets de travail, Balland, Paris, 1988, p. 163.

7. Au sujet des rapports entre documentation et création voir Raymonde Debray Genette, Métamorphoses du récit, Seuil, 1988, chap. 5 «Ecriture et documents».

8. «La représentation de l'espace dans Salammbô», in: Gustave Flaubert 1, La Revue des lettres modernes, Minard, 1984, p. 80.

9. Die Suche nach dem Epos. Der Geschichtsroman bei Hugo, Tolstoï und Flaubert, Cari Winter, Heidelberg, 1978, p. 137; c'est nous qui traduisons.

10. «Die Zerstôrung eines Phantasmas. Zu den historischen Romanen von Stifter und Flaubert», Germanisch-romanische Monatsschrift, XXVII, 1977, p. 42-43.

11. Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. 11, Gallimard, 1986, p. 1119.

12. Réponse à Sainte-Beuve, in: Nouveaux Lundis, IV, p. 436.

13. Cf. Herbert Lottman, Flaubert, Fayard, 1989, p. 247.

14. Cf. P. Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, PUF, Paris, 1992.

15. Par exemple J. R. Dugan, «Flaubert's Salammbô, a study in immobility», Zeitschrift fur franzosische Sprache und Literatur, LXXIX, 1969. - Voir aussi Holdheim, p. 125.

16. Des exemples de «statues» se trouvent dans Salammbô, Bibl. de la Pléiade, 1951, 1.1, pp. 744, 808, 845, 932,1022. - Toutes les références ultérieures se rapportent à cette édition.

17. Ed. cit., p. 752. Cf. Heidi Suhner-Schluep, L'lmagination du feu ou La dialectique du soleil et de la lune dans Salammbô de Flaubert, Zurich, 1970, p. 45-46.

18. Loc. cit., p. 454. - Cf. sur ce point l'utile mise au point de David Scott, «Pictorialist poetics: the nineteenth-century French re-reading of 'ut pictura poesis'», Word & Image, 4, 1988.

19. Jean Borreil, «L'enfermé», Romantisme, 66, 1989, p. 91. - Cf. Dennis Porter («Aestheticism versus the Novel. The Example of Salammbô», Novel, 4,2, 1971, article cité par Jonathan Culler, Flaubert. The Uses of Uncertainty, Cornell, Ithaca and London, 1974, p. 212).

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Résumé

Avec Salammbô, Flaubert se détourne de son propre monde pour ressusciter Carthage. Cette ville ayant été détruite par les Romains, le roman sera un «livre sur rien». Néanmoins, il a un autre sujet, «presque invisible» (lettre à Louise Colet, 1852), qui est l'Art, figuré dans le voile de Tanit, œuvre d'art lui-même. Cet objet est une mise en abyme du roman, symbolisant et réunissant, dans ses couleurs, la lune et le soleil, Tanit et Moloch, Salammbô ei Maino. Art, mais aussi symboie du mythe des origines, de l'union sacrale des amants qui hante les deux personnages principaux. Le roman de Flaubert sur la violence de la vie des hommes dans la guerre et l'amour se réfléchit dans le voile subsumant en lui les forces contraires de la vie, et fait de ce symbole l'image même de l'Art.



20. Voyage en Egypte, éd. P.-M. de Biasi, Grasset, Paris, 1991, p. 210-11.

21. Sima Godfrey donne une description du voile, sans vraiment l'interpréter, dans «The Fabrication of Salammbô: The Surface of the Veil», MLN, 95, 1980. Toutefois, partant d'une analyse faite par V Forrest-Thomson («The ritual of reading Salammbô, Modem Language Review, 67, 1972), il précise qu'une part du langage de Flaubert se trouve ici placée dans une surface visuelle transcendant tout langage, mais qui «sépare, concilie, révèle et inspire» (art. cit., p. 1013). - Anne Green a émis la thèse de Tanit-Pasiphaë et de Mâtho-le taureau comme éléments fondamentaux du roman (Flaubert and the Historical Novel. Salammbô Reassessed, Cambridge University Press, 1982, p. 94-113. - Jeanne Bem, de son côté («Modernité de Salammbô», Littérature, 40, 1980), interprétant Salammbô comme une fable politique, ne peut guère s'étendre sur la valeur mythique des personnages, mais fait remarquer quand même que «le soleil et la lune rythment un temps mythique». - Enfin, Bernard Masson a esquissé une brève lecture mythologique à l'intérieur d'un article consacré à «Salammbô ou la barbarie à visage humain», R.H.L.F., 1981.

22. «Isis a hanté le siècle. (...) elle a pris tour à tour les traits d'Astarté, de Vénus, d'Eve, de Salomé, de Sapho, d'Hérodiade...», Joëlle Caullier, «La quête d'lsis, ou la musique allemande dans la pensée française (1870-1914)», Romantisme, 73, 1991, p. 114.

23. Cf. Gerhard Walter Frey, Die asthetische Begriffswelt Flauberts. Studien zu der asîhetischen Terminologie der Briefe Flauberts, Wilhelm Fink Verlag, Miinchen, 1972. - Claire-Lise Tondeur, Gustave Flaubert critique, Purdue University Monographs, 1984. - Norbert Kohi, «L'Artpour l'art in der Asthetik des 19. Jahrhunderts», Zeitschrift fur Literatunvissenschaft und Linguistik, 8, 30/31, 1978, p. 164-65.

24. Stéphane Mallarmé, Correspondance 1862-1871, Gallimard, 1959, p. 154.