Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

Poétiques de l'Histoire: Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar

par

M. B. Taleb-Khyar

Mémoires d'Hadrien renferme trois histoires: l'histoire de l'œuvre, l'histoire
dans l'œuvre, et l'histoire à l'œuvre.

La première de ces histoires, l'histoire de l'œuvre, a ses lois et ses moyens propres qui méritent d'être examinés. Cette histoire est rendue par le fait que le roman se donne comme une œuvre. Il se présente ainsi grâce aux carnets de notes de sa préparation, publiés avec le texte du roman proprement dit, et qui en font en même temps l'histoire et la légende. Ces notes publiées en 1953, dans la seconde édition du roman, concernent moins la préparation du roman que la préparation au roman. Celui-ci est déjà écrit. Les notes en préparent la réception. Elles ne sont donc pas destinées au texte (elles ne viennent pas alimenter d'une matière nouvelle une œuvre en chantier), mais à son lecteur, comme cela se voit clairement dès la première de ces notes: «Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l'être» (p. 313).

LJe fragment introductif est à plusieurs égards intéressant. Dans sa forme fragmentaire d'abord, qui renseigne sur la nature discontinue de l'histoire de l'œuvre, faite de moments et non de temps, difficile à cerner, et à l'image de l'œuvre elle-même, insaisissable. Dans son contenu également, ce fragment est intéressant à cause de la distinction qui s'y établit entre l'œuvre (le livre) d'une part, et sa manifestation (les manuscrits) de l'autre: livre et manuscrits s'équivalent à travers la place initiale qu'ils occupent dans chacune des deux phrases du fragment; ils se confondent grâce à l'emploi du pronom démonstratif «ce», mais ils se distinguent en cela que les manuscrits ont péri et que le uvre a subsisté. Le livre que nous avons entre les mains est, en d'autres termes, bien le même livre dont les manuscrits ont été détruits («et méri-

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taient de l'être») en 1929. Le livre a donc survécu hors des manuscrits, dans un autre lieu: la conscience de l'auteur, un lieu évoqué par l'étrange expression «entre la vingtième et la vingt-cinquième année,» elle-même un fragment qui demande à être complété par «de la vie de l'auteur.» La pragmatique du livre semble ainsi être consubstantielle aux variations d'un lieu, ses crues, ses orages, sa fertilité, sa violence, sa capacité de régénération.

L'histoire de Mémoires d'Hadrien se situe entre 1924, moment du début de son exécution, et 1951, date de sa publication. Cette histoire, longue de 27 ans, est une histoire privée: elle a été vécue par une femme seule. C'est, comme en témoignent les notes, l'histoire de sa patience, faite d'incertitudes et de questionnements, d'intuitions et de tâtonnements, d'espoirs, de déceptions, de tentations, d'avortements, de travail et de trouvailles. C'est l'histoire de l'effort, ou plutôt le mythe de l'effort comme générateur de l'œuvre. Il est sans doute significatif à cet égard que la première des notes dans les carnets, après la note introductive, fait référence à Flauber^et ancre la genèse de l'oeuvre, ou du moins celle de son histoire, dans l'une de ses phrases: «Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable: 'Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicerón à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été.' Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d'ailleurs relié à tout» (p. 313). En se plaçant sous l'égide de Flaubert, dont le seul nom évoque plus que tout autre le mythe de l'œuvre littéraire, Marguerite Yourcenar refait ce même mythe dans ses carnets de notes, qui jouent pour sa production littéraire le même rôle que la correspondance de Flaubert a joué, et continue de jouer, pour la sienne. D'autres noms viendront s'ajouter à celui de Flaubert à mesure que les notes s'entassent et se précisent, tous des noms illustres, tous des noms-œuvres: Goethe, Balzac, Tolstoï, Omar Khayyam, Proust, Racine, Shakespeare, Yeats, qui sont comme autant de correspondances, comme autant d'affluents de la même source: l'œuvre littéraire. Ces noms forment un vocabulaire qui exprime, définit donc tout en la faisant, l'histoire de l'œuvre, dont Mémoires d'Hadrien ne serait qu'une manifestation. Car c'est bien comme œuvre définie, c'est bien comme l'œuvre, que le roman se donne à ses lecteurs, et c'est cette réception qu'exprime exactement Jean Blot quand il écrit: «Par l'étude de ce roman, c'est la loi même de l'œuvre que l'on doit parvenir à formuler» (p. 135). Mais la légende de l'œuvre prend et s'exprime beaucoup mieux, mais surtout autrement, dans une anecdote que Marguerite Yourcenar rapporte au cours d'un entretien radiophonique.2 En parlant des fréquentes visites métaphoriques qu'elle reçoit de ses personnages, et en particulier de l'empereur Hadrien, elle ajoute: «Certains lecteurs de Mémoires d'Hadrien ont, paraît-il, reçu aussi, au sens le plus littéral, des visites impériales. Ainsi, je connais un jeune prêtre, en Islande, qui aurait

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par deux fois vu l'empereur au cours des nuits blanches polaires, et qui depuis prie pour lui. Je me souviens qu'il m'a raconté la seconde de ces rencontres allant et venant avec moi le long des sombres fissures rocheuses pleines d'une eau froide et claire de Thingwellir, l'un des plus saisissants paysages de l'lslande. Site bien peu classique, mais qu'Hadrien eût apprécié» (p. 26). En fait, ce prêtre ne fait ici que se conformer aux carnets de notes, correspondance dont il accuse réception, à une note en particulier datée de 1949, dont le message le désigne, le distingue, et donc le définit en tant que lecteur: «Plus j'essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m'éloigne de ce qui pourrait plaire. Seuls, quelques amateurs de destinée humaine comprendront» (p. 332). Le prêtre de l'anecdote est mieux qu'un amateur, c'est un professionnel de la destinée humaine; non seulement il comprend (ce qui est supposé être son privilège, sa distinction), mais en plus il agit en conséquence (ce qui est son devoir): il prie pour Hadrien. Son action constitue un événement dans l'histoire de Mémoires d'Hadrien, histoire amorcée par l'auteur dans les carnets de notes publiés avec le roman lui-même, et qui continue de s'écrire, sous diverses formes elle aussi, au gré des variations de la sociologie de l'œuvre littéraire.

La seconde histoire, l'histoire dans Mémoires d'Hadrien, peut se résumer en un mot: Rome. Mais ce mot est, comme la pomme du poète breton Guillevic, plein de rondeur et rond de plénitude. A l'envers Rome se prononce «mort»; c'est l'un de ces mots qu'Aragon, parlant du mot «éphémère», trouve être «des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain».3 Rome, c'est pêle-mêle une somme de désirs, et la connaître c'est déjà exprimer celui de ces désirs qui est probablement le plus persistant: le désir de connaissance. L'histoire de Rome, c'est avant tout une histoire de la connaissance de Rome, c'est-à-dire la mobilisation par Marguerite Yourcenar d'un formidable appareil d'érudition qui n'a de mesure que la bibliothèque de Babel borgésienne, si vaste que l'on s'y perd. Outre les centaines d'articles et d'ouvrages modernes sur l'histoire de Rome qu'eue cite à la fin de son roman, Marguerite Yourcenar cherche son bien aussi dans les historiens de l'époque, en particulier l'historien grec Dion Cassius, et les chroniqueurs romains tels que Spartien, Julius Capitolinus, Aurélius Victor, et Marc Aurèle, ainsi que l'empereur Hadrien lui-même. De ce dernier, elle utilise plusieurs textes authentiques,4 correspondances, adresses, discours, rapports officiels, décisions légales, et poèmes comme le «Animula vagula blandula» qui donne son titre au premier chapitre de Mémoires d'Hadrien. Ce n'est cependant pas là l'unique exemple des traces de la poésie dans le roman. Après l'histoire, la poésie est sans doute l'une des sources principales utilisées par Marguerite Yourcenar. Ainsi, des scènes de chasse en Lybie, dans Mémoires d'Hadrien, proviennent entièrement d'un fragment du poème de Pancratès intitulé «les Chasses d'Hadrien et d'Antinous»; et des descriptions

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de poètes de la cour impériale s'alimentent en détails d'Athénée, d'Aulu- Gelle, et de Philocrate; cependant qu'une visite à Thèbes s'inspire des poèmes de Julia Balbilla. On peut mentionner à cet égard aussi cette poésie divine qu'est l'hagiographie, et les textes sacrés, comme le Talmud qui fournit plusieurs éléments au récit des guerres de Judée. Mais en plus des textes historiques et poétiques, Marguerite Yourcenar nourrit sa fiction d'un autre témoignage: «Le témoignage des inscriptions, des monuments figurés, et des monnaies» (p. 347). C'est ainsi que PObelix de Pincio témoigne de la cérémonie des funérailles d'Antinous, cet éphèbe grec amant favori de l'empereur Hadrien, qui s'est suicidé à l'âge de 19 ans; et c'est également ainsi que l'inscription du Collège d'artisans et d'esclaves de Lanuvium, qui avait en 133 pris ce même Antinous comme patron et protecteur, témoigne de sa date de naissance. C'est enfin ainsi que la Colonne Trajane, qui illustre par exemple dans ses bas-reliefs des sujets du roi Decébale brûlés vifs, témoigne de l'horreur des guerres daces et sarmates; pendant que le Colosse de Memnon offre des détails sur la ville de Thèbes, et que les monnaies du règne d'Hadrien témoignent des voyages de l'empereur et en augmentent l'imagerie en valeur historique. La variété des sources utilisées dans le roman témoigne donc des extraordinaires voyages dans les labyrinthes de la connaissance dans lesquels Marguerite Yourcenar aime à entraîner ses lecteurs, et pas seulement dans sa fiction mais dans ses essais également, comme l'a noté Yves-Alain Favre: «Dans Sous bénéfice d'inventaire, elle nous entraîne à Rome, en France, en Grèce et en Allemagne et nous mène de l'Antiquité à l'époque actuelle, en passant par la Renaissance et le XVlir siècle. Le Temps, ce grand sculpteur a un éventail encore plus étendu: à la Grèce et à Rome viennent se joindre l'Angleterre, l'Europe centrale, l'lnde, le Japon et l'Espagne; le haut Moyen- Age avec Bède le vénérable et le XIXe siècle avec Elizabeth d'Autriche complètent le panorama temporel. Ajoutons qu'elle ne s'intéresse pas seulement à la littérature; elle prend plaisir à parler de l'architecture des châteaux de la Renaissance, des gravures de Piranèse, des statues de Michel-Ange, de la peinture espagnole ou de l'art du livre à propos d'Oppien» (p. 114). Et, naturellement, fidèle à une vaste géographie du savoir, Marguerite Yourcenar choisit pour personnage principal de Mémoires d'Hadrien un empereur notoirement cultivé, réformateur, et voyageur qui semble avoir, dans tous les sens, multiplié les sorties.5

Hadrien, comme PArrias de La Bruyère, a tout vu, tout lu. Mais, mieux que ce dernier, Hadrien a tout vécu de son siècle (le IIe siècle). Le roman commence là où finit sa vie; il a maintenant soixante ans, et atterré par la maladie, la douleur et la solitude, il règne pourtant en maître sur sa mémoire. Le roman est conçu comme une longue lettre hypothéquée au monde. Hadrien écrit à son successeur Marc Aurèle, désigné par lui en vertu de l'amitié qui le lie à son père Antonin,6 une lettre-leçon, une lettre-confession aussi.

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Hadrien commence par le commencement, c'est-à-dire ses origines espagnoles et l'Espagne dont il s'est pourtant vite détourné pour s'helléniser,7 pour embrasser la gloire qu'était la Grèce.8 C'est son grand père, Marullinus, grand amateur d'astrologie qui «avait dû connaître les systèmes de Philolaos et d'Hipparque et celui d'Aristarque» (p. 32), qui, un jour, alors qu'Hadrien n'était qu'un enfant de onze ans, lui annonça dans un oracle l'empire du monde: «sa nouvelle», commente Hadrien, «me bouleversa moins qu'on ne pourrait le croire: tout enfant s'attend à tout» (p. 32). Comme toute tête romaine bien faite, Hadrien fit sa formation en philosophie avec d'illustres maîtres grecs, et surtout dans l'armée, lieu de discipline, parfois de sauvagerie aussi, puisqu'on y pratiquait des cultes immémoriaux, comme l'obscur culte de Mithra, mélange de bestialité, d'ivresse et de sang, durant l'initiation auquel «chacun de nous croyait échapper aux étroites limites de sa condition d'homme, se sentait à la fois lui-même et l'adversaire, assimilé au dieu dont on ne sait plus très bien s'il meurt sous forme bestiale ou s'il tue sous forme humaine» (p. 56). Dans l'armée, Hadrien se distingua très tôt par ses exploits, et notamment lors d'une victoire contre les Parthes, qui lui valut la confiance de l'empereur Trajan, lui-même un vieux soldat endurci. Hadrien fit dans l'entourage de Trajan deux conquêtes décisives: celle de l'impératrice Piotine, qui restera jusqu'à la fin de ses jours une amie sûre, et celle d'Attianus, le préfet du Prétoire, grand ami et confident également qui, par l'assassinat de quatre consulaires hostiles, le débarrassera plus tard de ses ennemis au sénat, dont, sans doute le plus terrible, Quietus, un métis arabe. Hadrien put apprécier la valeur de ces deux amis quand, au retour d'une campagne d'Asie qui s'était avérée un échec historique, Piotine et Attianus avaient, on ne sait trop comment, arraché au vieux Trajan, défait et agonisant, la désignation par écrit d'Hadrien comme héritier de son trône, une faveur d'autant plus appréciable que Trajan avait reculé cette décision jusqu'au dernier moment, et que le bruit courait même que la préférence du vieil empereur allait plutôt à Quietus. Hadrien doit donc son accession au trône à Piotine et Attianus.

Pacifiste («la paix était mon but» [p. 103]), sa première décision d'empereur fut d'arrêter la conquête de l'Asie qui, pendant longtemps, avait tenté et hanté Trajan comme elle l'avait fait pour son grand modèle historique, Alexandre. Hadrien commença par signer un traité avec le roi de Syrie Osroès, auquel il rendit sa fille, otage qui avait grandi à Rome. Il conquit la faveur des Satrapes par l'entregent du marchand Opramoas, qui avait un accès facile dans leurs cours. Jeune empereur, qui voulait à tout prix ordonner son empire, il se mit aussitôt à voyager dans les quatre coins du monde romain, mettant fin ici, en Maurétanie, à une révolte, rénovant là, en Germanie, des fortifications, renforçant là encore, en Bretagne, des lois civiles... Réformateur, il favorisa d'abord la constructions des routes, les transports et

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le commerce, la circulation des hommes et des biens dans l'empire. Juriste (l'une de ces premières fonctions, tout jeune homme encore, fut celle de juge), il essaya d'améliorer le droit romain qu'il connaissait bien: «Nos meilleurs juristes travaillaient depuis quelques générations dans la direction du sens commun. J'ai effectué moi-même quelques-unes de ces réformes partielles qui sont les seules durables. Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise: c'est au législateur à l'abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s'étende à d'autres lois plus justes. [...] Le moment semblait venu de réévaluer toutes les prescriptions anciennes dans l'intérêt de l'humanité» (p. 120). Pas toutes cependant, car en matière de droit administratif, il s'attacha aux pratiques anciennes et ranima les vieilles traditions, quand elles étaient républicaines. Hadrien, en effet, fit tout pendant son règne pour promouvoir la délégation du pouvoir aux autres institutions de l'état, et pour en assurer le partage, il créa «une bureaucratie nouvelle», qui avait aussi pour but d'«ouvrir d'utiles possibilités d'emploi à cette classe moyenne dont dépend l'État» (p. 128). Soldat autant qu'administrateur, ses efforts de décentralisation s'accompagnèrent de réformes dans l'organisation de l'armée, qu'il n'hésita pas à régionaliser et dont il élimina tous les privilèges injustes: «J'interdis les congés trop souvent accordés aux officiers; je fis débarrasser les camps de leurs salles de banquets, de leurs pavillons de plaisirs et de leurs coûteux jardins. Ces bâtiments inutiles devinrent des infirmeries, des hospices pour vétérans» (p. 127). Hadrien se voulut également le souverain réformateur de l'architecture, qu'il trouvait «riche de possibilités plus variées que ne le feraient croire les quatre ordres de Vitruve» (p. 134). Il bâtit l'empire. Il encouragea l'usage du marbre local en Asie et en Grèce pour élever des monuments. A Rome, il termina les travaux du Colisée, et à Athènes, il acheva la construction du temple consacré au Zeus Olympien qui avait été commencé six siècles auparavant. Dans les vieilles villes romaines, à Nîmes ou à Arles, les constructions s'alimentèrent d'une variété de matières, de formes, et de couleurs insolites: le jaspe vert, le porphyre, le basalte, la morne obsidienne. De nouvelles cités s'élevèrent, Plotinopolis, Andrinople, Antinoé, Hadrianothères: «J'ai multiplié le plus possible ces ruches de l'abeille humaine» (p. 135). Enfin, artiste lui-même, et fin observateur des arts («j'ai trouvé au poignet des prisonniers sarmates des bracelets qui répètent à l'infini le même cheval au galop ou les mêmes serpents se dévorant l'un l'autre» p. 138), il se fit mécène et favorisa les arts dans sa cour. Il encouragea la création artistique en multipliant les commandes auprès des musiciens, des poètes, des peintres, des sculpteurs. Il favorisa la connaissance aussi en ouvrant des bibliothèques dans tous les grands centres urbains de l'empire.

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Pourtant, tout dans l'attitude de cet empereur n'est pas aussi raisonnable que la lucidité de sa voix peut porter à le croire. Un incident historique en particulier, tiré d'un traité de Galien, au cours duquel Hadrien agacé éborgne son secrétaire, montre un autre visage de cet empereur qui se voulut «civilisé», et qui paraît à la lumière de ce petit détail dans toute sa barbarie. Un autre exemple, historique à un autre niveau celui-là (anachronique), qui montre un côté bien sombre de l'empereur, c'est sa conduite dans la guerre de Judée. Tout avait commencé avec sa volonté de construire sur l'emplacement de Jérusalem une nouvelle métropole: «Je prévis la capitale romaine habituelle: Aelia capitolina aurait ses temples, ses marchés, ses bains publics, son sanctuaire de la Vénus romaine» (p. 194). Le prétexte avancé par l'empereur pour défendre ce projet était que la ville de Jérusalem avait déjà été détruite par Titus, et que sa construction à la romaine s'imposait pour favoriser les progrès du commerce de l'Orient. Les Juifs s'organisèrent et protestèrent, auprès de l'empereur, par la voix d'Akiba. Hadrien, le grand libérateur, ne pouvait pourtant pas comprendre que «ces déshérités préféraient leurs ruines à une grande ville où s'offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir» (p. 194). Des pourparlers s'engagèrent. On tenta de négocier. Dépité, Hadrien reconnut avec beaucoup d'agacement que «cette pensée forcenée s'exprimait avec une subtilité fatigante» (p. 201). Il ne se laissa pas pour autant convaincre, et voulut à tout prix mener son projet à terme. Cette fois les Juifs furent obligés de recourir à la résistance armée, pour défendre leurs terres et leurs temples. Hadrien décida de mener contre eux ce qu'il appelle «une guerre d'usure». Bref, il y a là de quoi justifier une décision de Jean Blot: «Tournons,» écrit-il, «les pages relatives aux guerres de Judée et faisons vite pour n'avoir pas à nous demander d'où vient à l'empereur cet antisémitisme si moderne dans le bon ton, digne du XVIe arrondissement de Paris ou de la banlieue correspondante de Bruxelles et qui se résume en ceci qu'on n'a rien contre ces gens impossibles si ce n'est l'entêtement malseyant qu'ils mettent à vivre ou à refuser de disparaître»9 (p. 149 V

Notre troisième histoire, l'histoire à l'œuvre, pourrait avoir pour emblème une bague de l'empereur Hadrien qui ne le quittait jamais, et sur laquelle il avait fait graver les mots suivants: «Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernii» [la nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d'en haut toutes ces choses] (p. 254). Hadrien est ce dieu de la raison souveraine, et l'histoire est le champ et le moyen de cette souveraineté. Maître de Tout (c'est le titre que la Grèce lui décerna (p. 184]), maître du monde à un moment de l'histoire où le monde pouvait encore être maîtrisé, Hadrien est l'homme des débuts. Mais le dernier des empereurs romains qui avait «la lucidité de Tibère, moins sa dureté, l'érudition de Claude, moins sa faiblesse, le goût des arts de Néron, mais dépouillé de toute vanité sotte, la bonté de

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Titus, moins sa fadeur, l'économie de Vespasien sans sa lesinerie ridicule» (p. 175), bref, toutes les qualités des César de Suétone, est aussi l'homme de la fin, celle d'un monde où le raffinement de la Grèce se combinait à la virtus romaine, la fin de l'Antiquité, la fin d'une universalité. Esprit païen, non pas pourtant un anti-Christ mais un ante-Christ, souverain sensible, figure à la fois d'immanence et de transcendance, à la fois stérile et fécond, Hadrien semble l'homme de toutes les tensions, la conscience de toutes les contradictions:le définir c'est, pour employer une image de Montherlant, ériger une statue avec l'eau de la mer. C'est pourtant ce que Marguerite Yourcenar tente de faire, une entreprise d'autant plus belle qu'elle est gratuite. Mais pas impossible pourtant si l'on songe au choix de sa matière, si l'on sait qu'elle préfère sculpter dans le marbre. Si elle choisit l'antiquité gréco-romaine comme le théâtre de ses méditations, c'est, en effet, en grande partie à cause de la solidité de l'histoire de cette période: l'Antiquité est un passé pétrifié. C'est, plus que toute autre période de l'histoire, le temps de l'éloquence des pierres: «chaque pierre,» songeait Hadrien, «était l'étrange concrétion d'une volonté, d'une mémoire, parfois d'un défi» (p. 135). Relever le défi des pierres, les concevoir ou les recevoir autrement, c'est-à-dire reconstruire, c'est «collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l'esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir; c'est retrouver sous les pierres les secrets des sources» (p. 133).

C'est bien d'une collaboration, parfois d'un commensalisme, avec le temps de l'histoire qu'il s'agit dans Mémoires d'Hadrien. Mais le temps de l'histoire n'est qu'une étape vers un autre temps, ce «plus long avenir», le temps de l'éternité, celui que chante Ptolémée l'Astronome dans le poème suivant, traduit par Marguerite Yourcenar:

Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple étoiles!
La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.
Debout tout près des dieux, dans la nuit aux cents voiles
Je m'associe, infime, à cette immensité;
Je goûte en vous voyant, ma part d'éternité.10

Ainsi donc, ce temps est pour l'Astronome fonction de la contemplation, parce que c'est en voyant les étoiles qu'il acquiert sa part d'éternité, et que «la terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté». Ptolémée, dans cette dernièreligne, fait référence à la phrase célèbre que les femmes, qui dans la Grèce antique s'occupaient du service mortuaire, disaient au mort avant de l'enterrer: «la terre qui t'a nourri va maintenant te manger.» Il ne tient cependant qu'à lui de ne pas se laisser manger par la terre. D'ailleurs ce n'est pas là qu'il est enterré, son tombeau est plutôt sur nos lèvres, puisque son nom est sur toutes les lèvres. Mais son éternité à lui, l'Astronome l'a vécue dans la prunelle de ses yeux. Le temps, dans cette perspective, y compris le

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temps de l'éternité (l'éternité n'étant pas une abolition du temps mais une manifestation du temps, une forme de temps, si on veut), est donc une affaire éminemment subjective. C'est ce que pense Hadrien également: «J'ai ma chronologie bien à moi, impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de Rome, ou avec l'ère des Olympiades. Quinze ans aux armées ont duré moins qu'un matin à Athènes; il y a des gens que j'ai fréquenté toute ma vie et que je ne reconnaîtrai pas aux enfers. Les plans de l'espace se chevauchent aussi: L'Egypte et la vallée de Tempe sont toutes proches, et je ne suis pas toujours à Tibur quand j'y suis» (p. 26). Hadrien, à l'image de l'abeille de Montaigne,11 fabrique les repères temporels selon les rythmes de son propre vécu. On pourrait reconnaître là l'enseignement d'Epictète, ou, sur un autre plan historique, l'individualisme, unique dans l'antiquité, d'Hadrienqui fait dire à Léon Homo, répétant une des devises de l'empereur: «Varié en toutes choses, multiple et multiforme, 'Semper in omnibus varius, multiplex, multiformis', telles sont les épithètes qu'il suggéra aux historiens» (p. 45). Mais si on considère non pas le contenu mais la forme des confessionsd'Hadrien, c'est encore une autre histoire qu'on découvrira à l'œuvre dans Mémoires d'Hadrien.

Le moins qu'on puisse dire du style d'Hadrien, c'est qu'il est pondéré, mesuré, écrit. Le mémoire, comme forme d'écriture, limite sans doute la parole orale, mais sans pour autant l'exclure. L'exclusion du genre oral, son absence dans le texte écrit, est un phénomène historique. C'est un moment de l'histoire de la rhétorique qui s'exprime dans le récit d'Hadrien, à travers l'organisation de ses phrases, leurs tons, leurs silences, ce qu'elles disent, ce qu'elles taisent. Marguerite Yourcenar s'explique, dans Le Temps, ce grand sculpteur, sur cet «oratio togata» ou le «style togé» à l'œuvre dans Mémoires d'Hadrien: «Si variés qu'ils soient, et qu'on les nomme Commentaires, Pensées,Epîtres, Traités ou Discours, les plus grands ouvrages de prosateurs grecs et latins qui précèdent ou qui suivent immédiatement Hadrien rentrent tous plus ou moins dans cette catégorie du style soutenu, mi-narratif, mi-méditatif,mais toujours essentiellement écrit, d'où l'impression et la sensation immédiates sont à peu près exclues, et d'où tout échange verbal est ipso facto banni. Il ne s'agissait pas, bien entendu, d'imiter ici César et là Sénèque, puis plus loin Marc Aurèle, mais d'obtenir d'eux un calibre, un rythme, l'équivalentdu rectangle d'étoffe qu'on drape ensuite à son gré sur le modèle nu» (p. 37). Après l'impressionnisme des pérégrinations homériques, et le sensualismedes dialogues socratiques, l'heure, en matière de rhétorique, semble être à la pudeur. Cette retenue (cette tenue) de l'écriture dans la période hadrianique est, dans Mémoires d'Hadrien, le pré-texte à un grand nombre de méditations, manières d'habillements, qui meublent la mémoire de l'empereuret bien souvent notre intelligence aussi. En voici un exemple: «Manger un fruit, c'est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et

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favorisé comme nous par la terre; c'est consommer un sacrifice où nous nous préférons aux choses» (p. 8). On retrouve dans cet exemple une écriture dont le temps est le temps de l'histoire, le particularisme du style togé qui est mi-narratif mi-méditatif, et un dépassement de cette écriture, la conceptualisationdont le temps est celui de l'éternité, puisque une fois qu'on a rencontrécette pensée on devient pour toujours sa proie, c'est-à-dire, concrètement,qu'une fois cette idée assimilée il serait impossible de manger un fruit sans la consacrer.

Trois histoires se font ainsi, et se confondent, dans Mémoires d'Hadrien: l'histoire de l'événement qu'est l'œuvre elle-même, l'histoire de l'événement matière du texte qui s'en alimente, et enfin celle de l'événement qui couvre les espaces blancs du texte et qui s'inscrit entre ses lignes. Dans cette structure, Marguerite Yourcenar remplit son contrat «historique», celui d'un Ludius déplaçant sans cesse son chevalet pour tirer les meilleurs partis des plans de l'histoire.

M.B. Taleb-Khyar

Université de Tufts, Massachusetts



Notes

1. Flaubert qui, comme l'indique Roland Barthes (dans «Flaubert et la phrase» in Barthes, Roland. Le Degré zéro de l'écriture suivi de Nouveaux essais critiques. Paris: Éditions du Seuil, 1953,1972), est par excellence le mystificateur de l'effort littéraire. Barthes écrit: «Bien avant Flaubert, l'écrivain a ressenti - et exprimé - le dur travail du style, la fatigue des corrections incessantes, la triste nécessité d'horaires démesurés pour aboutir à un rendement infime. Pourtant chez Haubert, la dimension de cette peine est tout autre; le travail du style est chez lui une souffrance indicible (même s'il la dit souvent), quasi expiatoire, à laquelle il ne reconnaît aucune compensation d'ordre magique (c'est-à-dire aléatoire), comme pouvait l'être chez bien des écrivains le sentiment de l'inspiration: le style, pour Flaubert, c'est la douleur absolue, la douleur infinie, la douleur inutile» (p. 135).

2. Publié par Patrick de Rosbo.

3. Aragon. Le Paysan de Paris. Gallimard, Paris, 1926. (p. 113).

4. Il faut cependant insister ici sur le fait que Marguerite Yourcenar n'écrit pas du tout les Mémoires apocryphes de l'empereur Hadrien. Elle se défend de cette accusation dans Le Temps, ce grand sculpteur: «Apocryphe ne se dit, ou ne devrait se dire, que de ce qui est faux et veut se passer pour vrai. Les ballades d'Ossian composées par Macpherson étaient apocryphes parce qu'il les prétendait d'Ossian. Il y a de l'escroquerie dans ce mot-là. Ma remarque n'est pas irritée, ni, ce me semble, oiseuse: cet adjectif impropre (mieux vaut parler de Mémoires imaginaires) prouve à quel point la critique, et le public, sont peu habitués à la reconstitution passionnée, à la fois minutieuse et libre, d'un moment ou d'un homme du passé» (p. 41).

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5. Elle avoue (dans une note p. 321) n'avoir été tentée que par une seule autre figure historique: Omar Khayyam. Elle a dû renoncer à Omar Khayyam parce que c'est l'homme de la contemplation pure, quinain'a fait aucune place dans son œuvre à l'action, et aussi parce qu'elle connait mal la Perse.

6. Et aussi à cause de la mort prématurée de Lucius, son jeune amant romain, qu'Hadrien avait déjà désigné comme son successeur, et qui, étant de santé fragile, venait juste de succomber à une longue maladie.

7. Lempereur Hadrien est connu dans l'histoire sous le nom de «Graecus», le grec. Dans le roman, il s'identifie complètement, et parfois inconsciemment à la Grèce, comme dans la phrase suivante où parlant de l'art, il dit: «Mais notre art (j'entends celui des Grecs) a choisi de s'en tenir à l'homme» (p. 138).

8. Je fais allusion au poème d'Edgar Alian Poe sur la Grèce, intitulé «To Helen», un intertexte autour duquel on pourrait suggérer que Marguerite Yourcenar semble avoir brodé puisqu'il résume si bien toute l'aura de son entreprise, et notamment dans ces vers: On desperate seas long wont to roam Thy hyacinth hair, thy classic face, Thy Naiad airs hâve brought me home To the glory that was Greece And the grandeur that was Rome. (p. 98) In Moore, Geffrey, eu. American Verse. Middlesex: Penguin, 1977.

9. Lantisémitisme de l'empereur Hadrien est d'autant plus incompréhensible que cette phrase, elle aussi inoubliable, est de Marguerite Yourcenar: «Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi» (p. 335). Il y a là matière à critique qui mérite de s'y arrêter, sans «faire vite» justement.

10. Dans Yourcenar, Marguerite. La Couronne et la lyre, Gallimard, Paris, 1979. p. 381.

11. «Les abeilles pillotent de ça et là les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur», écrit Montaigne âans Essais, Livre 1, p. 26.

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Résumé

Cet article procède au lever de plans qui actualisent l'historique dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar. Il ébauche une sorte de triangulation au bout de laquelle se dégagent dans Mémoires d'Hadrien trois niveaux distincts du nivellement de l'histoire. Il déchiffre ainsi une histoire mytique d'abord, qui est l'histoire du mythe de l'œuvre; il défriche ensuite une histoire réelle, qui est l'histoire de la période couverte par l'œuvre; il termine enfin par une sorte de renversement qui tente de surprendre cette fois le travail de l'histoire sur l'œuvre de Yourcenar.

Bibliographie

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Biondi, Carminella, et Corrado Rosso, eds. Voyage et connaissance dans l'œiare de
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Blot, Jean: Marguerite Yourcenar. Paris, Seghers, 1971.

Boussuges, Madeleine: Marguerite Yourcenar: Sagesse et mystique. Grenoble, Éditions
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Homo, Léon: Le Siècle d'or de l'Empire Romain. Fayard, Paris, 1947.

Yourcenar, Marguerite: Le Temps, ce grand sculpteur. Gallimard, Paris, 1983