Revue Romane, Bind 28 (1993) 1

La désambiguïsation référentielle par le programme argumentatif : réalité ou illusion?

par

Patrick Dendale

1. Position du problème

Dans deux articles assez récents (1987, 1988) Lita Lundquist a tenté de montrer que l'ambiguïté référentielle dans certaines séquences d'énoncés peut être résolue en faisant appel à un principe qu'elle appelle programme argumentatif et à un type de topos ou règle d'inférence qu'elle a baptisé topos complexe.

Dans cet article nous allons démontrer que le raisonnement de Lundquist, malgré tous les charmes qu'il a et malgré l'originalité du parcours qu'il suit, est lacunaire, voire, à certains égards erroné et que la solution de désambiguïsation référentielle que l'auteur propose ne marche pas parce que, ou bien elle déplace le problème du fait à expliquer - Vexplicandum - à l'hypothèse explicative - Yexplicans - ou bien elle est circulaire dans ce sens que l'hypothèse principale ne fonctionne que si elle présuppose résolu le problème empirique de l'ambiguïté référentielle, qu'elle était justement censée résoudre. Le recours aux connaissances encyclopédiques, que les théories classiques qui portent sur ce genre de construction considèrent comme inévitable (cf. Lundquist 1987:166) et que Lundquist entendait justement contourner, s'avère en fin de parcours incontournable, même dans la solution proposée par l'auteur.

Le problème d'ambiguïté référentielle dont il s'agit est bien connu et a vu des explications sémantiques, pragmatiques et textuelles. Il s'agit de constructions comme (1), où «un syntagme nominal, NI, [réalisé dans le cas de Lundquist par un nom propre], est suivi, dans l'énoncé suivant, par un second syntagme nominal, N2, qui est lexicalement varié par rapport à NI, et qui est précédé de l'article défini.» (Lundquist 1988:125). Un exemple:

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( 1) Pablo Picasso est mort à l'âge de 92 ans. Le peintre cubiste est généralement
considéré comme un des plus grands peintres du XXe siècle.

Le problème que pose une telle construction pour le sujet interprétant est de découvrir si les deux syntagmes placés en italiques sont oui ou non coréférentiels. Il est bien possible en effet que, dans une construction analogue, les deux syntagmes ne réfèrent pas à un seul et même individu mais à deux individus différents, comme le montre la séquence suivante:

(2) George Bush propose de réduire dès à présent le nombre de militaires stationnés en Europe de 20 %. Le président de l'Union soviétique voudrait qu'on en arrive au bout de cinq ans à une diminution de 50 % des militaires américains stationnés sur le continent européen.

Plusieurs linguistes, travaillant dans des cadres théoriques différents, ont cherché à expliquer l'origine syntaxique, sémantique et/ou pragmatique de l'ambiguïté dans ce genre de constructions. On en arrive presque toujours à la même conclusion, à savoir que pour résoudre l'ambiguïté de ces constructions, il faut faire appel au savoir encyclopédique du sujet parlant (cf. Lundquist 1987:166). Celui-ci lui permet en effet de déterminer si, oui ou non, P. Picasso (dans (1)) est un peintre cubiste et si, oui ou non, G. Bush (dans (2)) est le président de l'Union soviétique.

Le but de Lundquist dans les deux articles cités est de montrer qu'on peut se passer des connaissances encyclopédiques dans l'explication de la coréférentialité ou non-coréférentialité de constructions comme (1). La solution de rechange qu'elle défend, se base sur «l'hypothèse qu'il existe, pour l'interprétation de textes, d'autres critères de désambiguïsation que ceux qui reposent sur la référence» (1987:168). Selon elle, il existerait un type d 'inférence particulier qui «semble pouvoir désambiguïser la fonction de N2 dans la cohésion discursive» (1988:130) et auquel elle fera justement appel dans ses articles.

Dans les pages à suivre nous proposons de présenter d'abord la solution élaborée par Lundquist dans ses deux articles, pour tenter ensuite de démontrer que cette solution passe à côté de son principal objectif, à savoir de pouvoir se passer des connaissances encyclopédiques pour la désambiguïsation du N2 dans des constructions telles que (1) et (2).

2. Ambiguïté référentielle et orientation argumentative

Comme il lui était impossible d'attaquer le problème de l'ambiguïté référentielledans des constructions comme (1) et (2) dans son ensemble, étant donné que tout ce qu'on avait essayé jusque-là avait abouti à la même conclusion,à savoir que les connaissances encyclopédiques avaient le dernier mot dans la désambiguïsation, Lundquist a cherché à isoler un secteur du phénomèneoù il y aurait moyen de trouver une solution de désambiguïsation qui

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ne serait pas basée sur la mise en œuvre d'un savoir encyclopédique. Elle affirme avoir trouvé ce secteur dans un type de constructions où les NI et N2 des deux énoncés consécutifs doivent être, pour des raisons d'acceptabilité sémantique plutôt que d'exactitude encyclopédique, dans certains cas coréférentiels,dans d'autres non coréférentiels. Par des «manipulations génétiques»sur des données linguistiques déjà maintes fois décrites par Ducrot et Anscombre, elle a isolé un type de construction semblable à celui qui pose le problème référentiel signalé à propos de (1) et (2) et où apparaît également dans le premier énoncé un élément linguistique que Ducrot et Anscombre appellent opérateur argumentatif. Le propre d'un opérateur argumentatif est de contraindre le type d'enchaînement qu'on peut avoir dans le second énoncé(cf. Moeschler 1985:62). Prenez par exemple les séquences suivantes:

(3) M. Rocard a obtenu 3000 voix.
a. Il pourra accéder au poste de ...
b. Il ne pourra pas accéder au poste de ...

(4) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix.
a. Il pourra accéder au poste de ...
b. *I1 ne pourra pas accéder au poste de ...l

(5) M. Rocard n'a obtenu que 3000 voix.
a. *I1 pourra accéder au poste de ...
b. Il ne pourra pas accéder au poste de...

Une séquence comme (3), où n'apparaît pas d'opérateur argumentatif, admet en principe les enchaînements positif (3a) et négatif (3b). Une séquence comme (4), où apparaît dans le premier énoncé l'opérateur argumentatif presque, limite les enchaînements de cet énoncé à la seule suite positive (4a), l'enchaînement en (4b) étant ressenti comme anormal, voire inacceptable. Avec l'opérateur ne... que - dont Ducrot et Anscombre affirment qu'il a une orientation argumentative contraire à celle de presque - c'est l'inverse.

Ducrot et Anscombre expliquent la différence d'acceptabilité des enchaînements après un énoncé contenant un opérateur argumentatif en remarquant qu'un opérateur argumentatif sollicite le recours à un principe d'inférence qu'ils appellent topos et qui règle la cohérence argumentative entre le premier énoncé de la séquence et le second. Un topos est une sorte de lieu commun dont le contenu est «déterminé par le système de valeurs qui a cours dans le contexte idéologique environnant» (Lundquist 1987:170), qui joue un «rôle analogue aux axiomes d'un système formel» (Anscombre 1984:58). Sa fonction est de légitimer la mise en correspondance de deux termes d'une relation argumentative initiée par un opérateur argumentatif (cf. Moeschler 1985:70). Un topos a la forme suivante:

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DIVL644

DIVL646

(6)

C'est une règle graduée, composée de deux membres qui contiennent chacun (Io) une expression de gradation (plus ou moins) - expression qui peut être identique ou différente dans les deux membres - (2°) un prédicat, qui est différent dans les deux membres et (3°) un sujet ( X, X'). Pour ce qui est du sujet d'un topos, Anscombre et Ducrot remarquent qu'il peut être différent dans l'antécédent et le conséquent (1983:13), mais comme les exemples avec lesquels travaillent ces linguistes français et sur lesquels ils appliquent la théorie des topoï contiennent presque toujours dans le second énoncé une forme pronominale à l'endroit du N2 (Lundquist 1987:171, 1988:132), les sujets de leurs topoï ne diffèrent pas non plus d'un membre à l'autre.2

Voyons un peu comment fonctionne dans la pratique un topos et retournons pour cela à l'exemple (4). L'opérateur argumentatif presque dans (4), qui est un opérateur maximisant, c'est-à-dire un opérateur orienté vers le plus (Lundquist 1987:170), sélectionnera un topos dont l'antécédent contient l'expression de gradation Plus. Le topos sélectionné contiendra un prédicat qui doit correspondre au verbe apparaissant dans l'énoncé qui a déclenché le recours au topos : obtenir des voix. Le sujet d'un topos est généralement un pronom indéfini, normalement on ou quelqu'un. Nous obtenons ainsi un topos comme (7) qu'il est facile d'accréditer dans le système de valeurs en vigueur dans notre paysage politique actuel.

(7) Plus on obtient de voix, plus on a de chances d'accéder au poste de ...

Appliqué à l'exemple (4), ce topos explique la cohérence et l'acceptabilité de l'enchaînement (4a), où il est question justement d'accès possible au poste de ... L'enchaînement (4b) par contre est ressenti comme incohérent, anormal à cause du fait qu'il présuppose l'existence d'un topos comme (7'), topos qui est rejeté comme non valable dans le système électoral en vigueur.

(7') "Plus on obtient de voix, moins on a de chances d'accéder au poste de ...3

Une analyse analogue peut être développée pour des énoncés contenant un opérateur argumentatif «minimisant», comme ne... que dans (5). De tels énoncés mettent en jeu un topos informationnellement analogue à (7), mais dont l'antécédent et le conséquent contiennent l'expression graduelle Moins. Ce topos, dit symétrique par Lundquist (1988:131) et converse par Anscombre et Ducrot (1986:90), se déduit du topos (7) par l'inversion simultanée des expressions de gradation de l'antécédent et du conséquent. Le topos converse de (7) est:

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(8) Moins on obtient de voix, moins on a de chances d'accéder au poste de ...

La découverte de Lundquist est d'avoir constaté que les contraintes sur les enchaînements possibles observées dans (4) et (5), disparaissent aussitôt qu'on substitue au pronom personnel du second énoncé une description définie comme on en avait dans le second énoncé des séquences (1) et (2). Considérons par exemple les séquences (9) et (10):

(9) Michel Rocard a obtenu presque 3000 voix.
a. Le député des Yvelines pourra accéder au poste de ...
b. Le député des Yvelines ne pourra pas accéder au poste de ...

(10) Toubon «'a obtenu que 3000 voix.
a. Le secrétaire général du RPR ne pourra pas accéder au poste de ...
b. Le secrétaire général du RPR pourra accéder au poste de ...

(exemples de Lundquist 1987:170, 1988:132)

A l'opposé de l'enchaînement sous (4b), l'enchaînement sous (9b) n'apparaît pas comme incohérente ou inacceptable, à condition de supposer que Le député des Yvelines ne désigne PAS Michel Rocard, que le syntagme N2 ne soit donc PAS COREFERENTIEL avec le syntagme NI. Il en est de même de l'enchaînement dans (10 b) comparé à celui dans (sa).

Le fonctionnement argumentatif de séquences comme (9) et (10) a amené Lundquist à distinguer plus nettement que cela n'est fait par Ducrot et Anscombre, deux types de topos, le topos simple, où les «référents-sujets» (1987:172, 1988:133) dans les deux membres sont identiques et le topos complexe où les référents-sujets dans les deux membres sont différents. Exemple d'un topos complexe:

(11) Moins X obtient de voix, plus Z4Z4 a de chances de réussir aux élections.
(Lundquist 1988:133)

Jusqu'ici la théorie de Lundquist ne pose à notre avis pas de problèmes. Au contraire, sa distinction entre topos simple et topos complexe semble préciser les propos de Ducrot et Anscombre en ce qui concerne la structure interne des topoï. Les arguments présentés pour appuyer l'existence de deux types différents de topos (1987:174, 1988:133- sont corrects et originaux. Les problèmes ne commencent que lorsque l'auteur propose d'utiliser les topoï à des fins de désambiguïsation référentielle, c'est-à-dire au moment où elle présente en fait l'idée maîtresse de ses articles. Dans le paragraphe suivant, nous allons examiner en détail comment, aux yeux de Lundquist, la désambiguïsation référentielle doit pouvoir se réaliser à l'aide des topoï et au moyen de ce qu'elle appelle le programme argumentatif.

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3. Les stratégies de désambiguïsation référentielle

La désambiguïsation référentielle du N2 dans des séquences qui contiennent dans le premier énoncé un opérateur argumentatif, telles que (9) et (10), se fait par ce que Lundquist appelle le programme argumentatif. Le programme argumentan/ est une procédure - Lundquist parle de «principe heuristique» (1987:169) - qui est déclenchée par les opérateurs argumentatifs et imposée à des enchaînements d'énoncés (1987:172). L'auteur le définit ainsi:

Un programme argumentatif est la représentation que donne le locuteur (L)
à travers son texte, de son intention d'imposer une certaine orientation argumentative
par rapport à un système de référence (1987:169)

Le programme argumentatif, qui est centré autour des notions d'orientation
argumentative et de système de référence^ est censé garantir la cohésion discursive.

Se basant sur le concept de programme argumentatif, Lundquist élabore
deux stratégies de désambiguïsation référentielle que nous reproduisons cidessous:

1. Stratégie d'interprétation coréférentielle : si le programme argumentatif,
instantié en El, peut être perpétué, sans contradiction, en E2, par l'intermédiaire
d'un topos simple, N2 sera coréférentiel à NI.6

2. Stratégie d'interprétation non-coréférentielle : si le programme argumentatif instantié en El, ne peut être perpétué, sans contradiction, en E2, en maintenant la coréférence entre N2 et NI, il faudra recourir à des systèmes d'inférence plus complexes, par exemple à un topos complexe, et N2 sera non-coréférentiel à NI. [... ] Si la stratégie 1. échoue, il faut recourir à la stratégie 2. (Lundquist 1987:174)

La stratégie 1., qui s'appuie sur ie topos simple (7), permet de «calculer» que
NI et N2 dans (9a) seront coréférentiels:

(9a) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra
accéder au poste de ...

(7) Plus on obtient de voix, plus on a de chances d'accéder au poste de ...

Cela se passe ainsi. Presque dans (9a), qui est un opérateur argumentatif, déclenche un programme argumentatif qui donnera à cet énoncé une orientation argumentative que le second énoncé peut perpétuer sans contradiction en référant au topos simple (7).

Passons maintenant à la séquence (9b) qui, rappelons-le, est l'homologue
acceptable de la séquence (4b), laquelle était inacceptable parce que les
référents-sujets y étaient fatalement coréférentiels car reliés par un pronom

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personnel anaphorique et qu'avec une lecture coréférentielle la cohérence
argumentative de la séquence n'était pas assurée.

(4b) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. *I1 ne pourra pas accéder au poste
de...

(9b) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines ne pourra
pas accéder au poste de ...

La séquence (9b) ne devient acceptable, on l'a vu, qu'à condition de considérer les deux référents-sujets (M Rocard et Le député des Yvelines) comme non-coréférentiels. La stratégie 1. nous pousse à examiner si l'orientation argumentative initiée par presque dans le premier énoncé de (9b) peut être perpétuée sans contradiction dans le second énoncé en référant au topos simple (7) et en gardant coréférentiels les deux référents-sujets. Ceci n'étant pas le cas - comme le montre sa version «pronominale» dans (4b) - la stratégie 2. nous suggère de recourir à un topos complexe et de considérer NI et N2 comme non-coréférentiels.

Résumons toute la procédure en la schématisant. Etant donné un énoncé
comme (9a) ou comme (9b), on est invité à contrôler d'abord si l'énoncé
reflète la structure et le contenu d'un topos simple du type (A) ou (B):

(A)


DIVL717

(B)


DIVL721

Le topos (B) est de toute façon exclu de la procédure interprétative des phrases (9a) et (9b) puisqu'il ne traduit pas une valeur en vigueur dans notre société dans le cas concret du système électoral (où plus de voix signifie plus de chances d'obtenir un portefeuille...). Il faut donc travailler avec le topos (A). Si l'énoncé sous examen (9a ou 9b) ne reflète pas la structure ni le contenu du topos (A), on est contraint de passer à un topos complexe, qui, dans le cas de la situation électorale, aura, selon Lundquist, la forme suivante:

(C)


DIVL727

A la différence du topos simple (B), le topos complexe (C), qui a pourtant la même distribution des expressions graduées que (B), semble à Lundquist une généralisation correcte de ce qui fonctionne comme valeur dans notre société. Mais ce que Lundquist a négligé d'examiner - et c'est là qu'il faut situer à notre avis la cause du dysfonctionnement de son raisonnement - est de savoir s'il n'existe pas pour les énoncés dont elle devait rendre compte, (9) et (10), un second type de topos complexe, parallèle au topos simple (A) et que l'on pourrait accréditer en même temps que le topos (C) et le topos (A), un topos qui aurait la structure suivante :

(D)


DIVL733
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La validité et la pertinence d'un tel topos n'est pas contrôlée dans les articles de Lundquist. Il se peut que l'auteur ait jugé qu'il n'était pas valable, ou qu'elle ait supposé qu'il ne pouvait pas être, théoriquement parlant, valable (parce qu'il ferait par exemple concurrence au topos (C)), mais il se peut aussi qu'elle n'ait simplement pas envisagé la possibilité de son existence.

Quoi qu'il en soit, le fait que ce quatrième et dernier type de topos possibl e7 ne soit pas pris en compte par Lundquist dans l'élaboration de sa procédure de désambiguïsation référentielle a toute une série de conséquences, qui - et c'est là notre hypothèse - rendent finalement caducs son raisonnement et la tentative de désambiguïsation référentielle par le recours au topoï et au programme argumentatif.

La démonstration de cette hypothèse comportera deux parties. Dans la première partie, nous examinerons quelles seraient les conséquences pour la théorie de Lundquist de l'existence et de la validité d'un topos du type (D), pour montrer dans la seconde partie que des topoï du type (D) existent réellement dans nos systèmes de valeurs.

4. Les conséquences à prévoir de la validité d'un topos du type (D)

Une première conséquence de l'existence et de la validité éventuelle d'un topos du type (D) serait la perte de la distinction opérante entre topos simple et topos complexe, perte qui rendrait l'application des stratégies de désambiguïsation référentielle moins mécanique et moins linéaire que cela n'est le cas dans la théorie de Lundquist. Pour montrer cela, reprenons un instant la séquence (9b), avec dans le premier énoncé l'opérateur presque et avec dans le second un verbe à la forme négative.

(9b) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines ne pourra
pas accéder au poste de ...

La procédure de Lundquist consiste en fait à dire que si on n'a pas la possibilité pour l'interprétation de cet énoncé de faire appel à un topos simple du type Plus X... plus X (qui impliquerait ou présupposerait8 la coréférence) - et cette possibilité est effectivement exclue dans le cas concret de l'exemple (9b) - on recourra automatiquement, à cause de l'inexistence du topos simple (B) (Plus Xa des voix, moins Xa des chances d'obtenir...), àun topos complexe du type Plus X..., moins Z, qui lui, d'après Lundquist, sera nécessairement valable et impliquera (ou présupposera) automatiquement la non-coréférentialité. Dans toute cette procédure interprétative, on n'a pas la possibilité de choisir entre le topos complexe (C) et le topos complexe (D). A partir du rejet du topos simple, la procédure ne ramifie plus , mais devient linéaire. Si l'existence d'un topos complexe du type (D) venait à être démontrée, Lundquist ne pourrait plus dire par exemple qu'un énoncé comme (9a)

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reçoit uniquement et automatiquement une interprétation coréférentielle,
comme elle écrit dans (1988 :133). En effet, l'énoncé (9a)

(9a) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra
accéder au poste de ...

pourrait aussi, par l'application d'un topos complexe du type (D), recevoir
théoriquement une interprétation non-coréférentielle, Rocard étant alors le
X du topos (D) et Le député des Yvelines le Z.

C'est dire que les deux stratégies de désambiguïsation référentielle proposées par Lundquist et citées plus haut sont insuffisantes. Elles ne rendent pas compte de toutes les interprétations possibles d'un énoncé comme (9a), puisque, telles qu'elles sont formulées actuellement, elles excluent d'office l'interprétation non-coréférentielle de (9a). Etant donné que les stratégies ont un ordre d'application fixe, s'il y a une possibilité qu'un énoncé référentiellement ambigu se base sur deux topoï différents, un topos simple et un topos complexe, ce sera toujours la stratégie 1., qui fait appel à un topos simple, qui s'appliquera en premier lieu et qui bloquera ce faisant l'application de la stratégie 2., qui fait appel au topos complexe.

A y regarder de plus près, les stratégies de désambiguïsation référentielle sont non seulement incomplètes, mais dans certains cas elles donnent même des résultats erronés en ce sens qu'elles imposent à l'énoncé une interprétation que le contexte ou le sens global du texte ne lui attribuent ou attribueraient pas. Supposons un N2 qui, dans un contexte déterminé ne peut avoir qu'une lecture non-coréférentielle (comme c'était le cas de notre exemple (2)). Dans un cas pareil,9 les stratégies de désambiguïsation de Lundquist, qui invitent toujours à envisager d'abord une lecture coréférentielle, imposent à l'énoncé une lecture qui est en fait contraire au sens que le contexte dans lequel apparaît cet énoncé lui attribuerait.

Notre conclusion est que si on arrivait à démontrer l'existence et la validité d'un topos complexe du type (D), les stratégies de désambiguïsation référentielle proposées par Lundquist deviendraient fatalement lacunaires, voire dans certains cas fausses.

5. Le topos complexe (D) existe-t-il?

Dans ce qui précède nous avons développé un raisonnement qui ne faisait que supposer l'existence et la validité du topos (D). Le but en était d'examiner les conséquences que cela amènerait. Il convient maintenant de passer à la démonstration de cette supposition. Considérons un slogan politique, tel que:

(12) Votez pour X si vous voulez que Z obtienne le poste de...!

Ce slogan, qui génère un topos du type (D), à savoir (13),

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(13) Plus X obtient de voix, plus Z aura de chances d'obtenir le poste de ...

n'a rien de contradictoire qui choquerait notre expérience des pratiques
électorales ou politiques. Il suffit d'ailleurs d'ajouter à (12) l'une des gloses
suivantes pour faire ressortir sa validité du topos qu'il génère :

(14) Votez pour (le communiste) X si vous voulez que (le socialiste) Z soit élu,
puisque toute voix communiste est une voix perdue pour la droite et ira par
conséquent aux socialistes.

(15) Votez pour X, le troisième sur la liste des socialistes, pour que la liste
socialiste gagne et que le socialiste Z (tête de liste des socialistes) obtienne le
poste de...

(16) Votez pour X (Mitterrand) si vous voulez que Z (Rocard) obtienne le poste
de premier ministre.

Et il n'est guère difficile d'imaginer encore toute une série d'autres gloses qui
montrent que (12) est parfaitement valable et que le topos complexe qu'il
génère est tout fait acceptable dans notre système de valeurs.

Dans toutes ces illustrations du topos (D), X et Z ont des rôles qui les placent dans le même camp, Z étant l'associé, l'allié, le collaborateur, le partenaire, l'ami, le complice, le dauphin, etc. de X. Ce qu'on pourrait reprocher à Lundquist est d'avoir pris Z uniquement dans son rôle d'adversaire, d'antagoniste, d'anti-X et de ne pas avoir tenu compte du fait que Z pouvait peut-être aussi être conçu comme son allié, comme son alter-X. Dans ses deux articles, Lundquist a toujours travaillé sur le même type d'exemple, voire sur les mêmes exemples concrets, où le prédicat de l'antécédent était toujours obtenir des voix et celui du conséquent toujours accéder au poste de... ou être élu (simple variante thématique du premier). 10 Si l'opposition la plus évidente entre X et Z dans le type de situation politique évoquée par les exemples (9) et (10) de Lundquist était peut-être la polarisation X/anti-X de Lundquist, plutôt que celle de Xialter-X que nous proposons dans le topos (13), il n'en reste pas moins que cette seconde opposition existe et qu'elle est valable, rnrnnif* le rnnntrpnt lpç pypmnlpç ( 14^ à (\fi\ f^'pct la npn\\npr\np r\p re-ttp seconde lecture qui mène à l'échec de la procédure interprétative de Lundquist.

Mais quel est donc l'effet indésiré pour la théorie de Lundquist du topos (13) sur un énoncé comme (9a)? Le topos (13) permet de donner à l'énoncé (9a) une interprétation autre que celle présentée par Lundquist comme la seule interprétation possible pour cet énoncé, à savoir:

(9a) M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra
accéder au poste de ...

(17) COREF. : M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines
(M. Rocard) pourra accéder au poste de ...

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(18) NON-COREF. : M. Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des
Yvelines (ami et proche collaborateur de M. Rocard et ouvertement soutenu
par celui-ci) pourra (ainsi) accéder au poste de ...

Les deux lectures de (9a), (17) et (18), sont acceptables. La première, qui est la seule prévue par Lundquist, est coréférentielle et s'appuie sur le topos simple (7); la seconde, que nous y avons ajoutée, est non-coréférentielle et basée sur le topos complexe (13), non prévu par Lundquist.

Du moment qu'on accepte l'existence d'un topos du type (D) comme (12), on crée le problème de savoir sur quel topos s'appuie un énoncé argumentativement marqué comme (9a) ou (9b) : sur le topos simple (7) ou le topos complexe (13)? Or, on ne peut pas savoir lequel des deux topoï doit être sélectionné pour interpréter l'énoncé (9a) si on ne sait pas au préalable si N2 dans la séquence (9a) est oui ou non coréférentiel à NI. Le choix du topos et l'application de celui-ci à l'énoncé demandent plus que la projection de l'opérateur argumentatif sur l'expression graduée et du verbe de l'énoncé sur le prédicat du topos. Ils demandent aussi la projection des sujets des deux énoncés sur les sujets du topos. Et c'est justement au niveau de la projection des sujets des énoncés sur les sujets du topos qu'il y a des problèmes.

Le premier problème concerne le choix du sujet à prendre pour l'antécédent de l'énoncé. Comme il y a deux topoï qui peuvent être sélectionnés, l'un simple, l'autre complexe, il y aura deux types de sujet entre lesquels il faudra choisir : un premier type de sujet, X, coréférentiel avec le sujet de l'antécédent pour le topos simple ou un second type de sujet, Z, non-coréférentiel pour le topos complexe.


DIVL835

Pour savoir lequel des deux topoï il convient de retenir pour l'interprétation,
il faut savoir à l'avance si N2 est coréférentiel (ce sera alors X) ou non-coréférentiel
(ce sera alors Z).

Le second problème dans la projection du sujet d'un énoncé sur un sujet d'un topos concerne l'application du topos à l'énoncé. Celle-ci aussi exige la désambiguïsation préalable de N2 puisqu'elle oblige à mettre des liens d'identificationentre une expression référentielle dans l'énoncé et une expressionréférentielle

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sionréférentielleutilisée dans le topos. Pour appliquer le topos (13), sous-jacentà
la consigne (15), à l'énoncé (9a) par exemple, il faut savoir à l'avance:

- que Rocard (NI de l'énoncé (9a)) est celui qui est troisième sur la
liste des socialistes (X du topos (8))

- que Le député des Yvelines (N2) est la tête de liste des socialistes (Z
du topos)

Si N2 est coréférentiel, il correspondra à X dans le topos simple (8a), s'il est
non coréférentiel, il correspondra à Z du topos complexe (8b).

On le voit, la désambiguïsation référentielle n'est pas, comme le pose Lundquist, le résultat de l'application du topos à l'énoncé, mais une condition préalable à son application. Pour qu'on soit en mesure d'interpréter l'orientation argumentative d'un énoncé, il faut que l'ambiguïté référentielle soit déjà résolue et pour cela il faut avoir fait appel aux connaissances encyclopédiques, chose que Lundquist entendait justement éviter par son détour via le programme interprétatif et les topoï.

La nécessité d'une désambiguïsation référentielle préalable avec le recours aux connaissances encyclopédiques, apparaît encore à un troisième moment, outre au moment du choix et de l'application d'un topos, à savoir lors de l'évaluation de l'adéquation ou de la validité sociale d'un topos à l'intérieur d'une société déterminée. Cette évaluation présuppose que l'identité des référents-sujets ou du moins leur rôle réciproque soit connu ou assumé par hypothèse. Comment évalue-t-on des topoï comme (20) à (21) autrement qu'en cherchant à qui les variables des deux référents-sujets pourraient bien s'appliquer et dans quel contexte:


DIVL817

(20)


DIVL821

(21)

Si on veut examiner si (20) et (21) sont des topoï valables, il est indispensable de chercher quel est le rôle social de X et quel est le rapport de X à Z (revendeur qui a des problèmes financiers, qui risque d'avoir des problèmes avec la police, avec des concurrents revendeurs, etc.) ? Ceci vaut d'ailleurs

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aussi plus généralement pour les topoï où il n'y a qu'une variable pour le
référent-sujet :


DIVL827

(22)

Le topos (22a) semble plus évidemment valable si X est identifié comme un
cambrioleur opérant la nuit que s'il s'agit d'une vieille dame qui souffre de
claustrophobie nocturne.

En guise de conclusion on peut dire que la désambiguïsation référentielle ne semble pas s'effectuer par la procédure proposée par Lundquist, mais qu'elle apparaît comme un prérequis de cette procédure, et cela à trois moments du déroulement de la procédure : au moment de la sélection d'un topos (simple ou complexe), au moment de la projection du topos sur l'énoncé (ou vice versa) et au moment de l'évaluation de l'adéquation ou de la validité sociale du topos indépendamment de son rapport à l'énoncé.

6. Bilan

La conclusion générale que nous pouvons tirer de notre étude est que la procédure interprétative proposée par Lundquist ne fournit pas non plus le moyen d'échapper à l'influence des connaissances encyclopédiques dans la résolution de l'ambiguïté référentielle des constructions du type signalé cidessus, même en faisant un détour par le programme argumentatif et les topoï.

Si la procédure interprétative dans son ensemble ne donne pas les résultats escomptés, l'analyse de Lundquist a quand même le mérite d'avoir introduit une distinction fort utile entre topos simple et topos complexe. Seulement l'utilisation d'un topos complexe dans une procédure d'interprétation exige une désambiguïsation référentielle préalable des termes référentiels dans la phrase. C'est dire que l'opération de désambiguïsation référentielle est probablement une opération plus fondamentale que l'opération d'interprétation argumentative car d'application nécessairement antérieure. Toute la tentative de Lundquist a été de renverser cet ordre des choses-là. Et c'est là que les données à décrire se sont révélées plus inflexibles que la théorie qui visait à leur description.

Patrick Deridale

Université d'Anvers

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Notes

1. L'astérisque signifie ici que le type d'enchaînement en question est inhabituel et de ce point de vue inacceptable.

2. Ceci permet à Lundquist de conclure que : «Dans la théorie de Ducrot et d'Anscombre, le problème référentiel [qu'elle a soulevé] n'est pas posé, étant donné que le second syntagme nominal dans tous leurs exemples est toujours de forme pronominale, ce qui établit une relation coréférentielle sans équivoque entre NI et N2.» (1988:132)

3. Le signe ° sert à indiquer que cette phrase complexe est inacceptable en tant que topos parce que non valable comme principe dans notre société ou dans le soussystème pertinent de notre société (en l'occurrence le sous-système électoral).

4. Pour des raisons de clarté typographique, nous préférons travailler avec le symbole Z plutôt qu'avec le symbole Y. En effet, les signes X et Y sont très proches l'un de l'autre. Cet inconvénient, qui est de nature à aggraver les problèmes de lecture, existe moins pour les symboles X et Z.

5. Si le terme d'orientation argumentative dans cette désambiguïsation est claire de par les travaux de Ducrot et d'Anscombre, celui de système de référence l'est beaucoup moins. Eauteur ne le définit pas vraiment dans ses deux articles. On peut se référer à Lundquist 1985, où la notion est davantage exploitée, mais où elle n'est pas non plus clairement définie.

6. Les symboles El et E2 signifient «énoncé 1» et «énoncé 2»; NI et N2 représentent les deux expressions référentielles (respectivement le nom propre et la description définie) dont on examine la coréférentialité ou non-coréférentialité.

7. A l'intérieur du système de Lundquist, qui prévoyait un topos simple et un topos complexe, il y a, théoriquement, pour chaque opérateur argumentatif quatre types de topoï possibles. Pour presque dans notre exemple, ce sont : Plus X... plus X, Plus X.. moins X, Plus X... plus Z, Plus X.. moins Z.

8. Pour le moment nous laissons ouverte la question de savoir si on doit parler ici d'implication ou de présupposition. Plus loin nous verrons que là où Lundquist croit pouvoir parler d'implication il aurait en fait fallu parler de présupposition.

9. Et à supposer qu'il y avait dans cet exemple des opérateurs argumentatifs (ce qui n'est pas le cas).

10. J'exclus ici les exemples qui figurent au début de ses articles (1987:163, 1988:125-126) qui n'avaient pour but que d'introduire au problème référentiei spécifique qui était le sien. Lundquist n'a pas cependant manipulé argumentativement ces exemples.

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Résumé

Dans deux articles, publiés en 1987 et 1988, Lita Lundquist a présenté une théorie qui devrait permettre de prédire de façon presque mécanique si une description définie du type Le député des Yvelines ... dans une séquence comme: (1) «Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra accéder au poste de ...» - est coréférentielle ou non avec le nom propre qui figure dans la première phrase. Le propre de ce genre de séquences, outre le fait de contenir une description définie qui entretient ou n'entretient pas des relations de coréférence avec le nom propre qui précède, est de contenir ce que Ducrot et Anscombre appellent un opérateur argumentatif, à savoir ici l'adverbe presque.

Exploitant l'idée qu'un opérateur argumentatif impose une orientation argumentative à la phrase, moyennant ce qu'on a pris l'habitude d'appeler un topos argumentatif, Lundquist propose deux stratégies de désambiguïsation référentielle qui devraient permettre d'établir si le syntagme défini dans la seconde phrase de (1) est coréférentiel ou non avec le nom propre dans la première.

Dans notre article, nous montrons que les stratégies de désambiguïsation de Lundquist échouent parce qu'elles partent d'un a-priori théorique qui se révèle être faux : l'inexistence d'un topos argumentatif complexe de la forme: «Plus X a de voix, plus Z ade chances d'accéder ...». Nous montrerons (Io) qu'un topos de cette forme est parfaitement concevable comme règle d'inférence argumentative et (2°) que l'existence d'un tel topos a pour conséquence que les règles de désambiguïsation référentielle qu'elle propose, et qui ont un ordre d'application fixe, manquent dans certains cas de rendre compte d'interprétations possibles, par exemple la non-coréférentialité dans une séquence comme: «Rocard a obtenu presque 3000 voix. Le député des Yvelines pourra accéder au poste de ...» - et imposent à tort la coréférentialité dans des cas où le contexte admet parfaitement la non-coréférentialité.

Références

Anscombre, Jean-Claude & Oswald Ducrot (1983) : L'argumentation dans la langue.
Mardaga, Bruxelles.

Anscombre, Jean Claude (1984): Argumentation et topoï. Actes du seme5eme colloque
d'Albi. Université de Toulouse-le-Mirail.

Anscombre, Jean-Claude & Oswald Ducrot (1986) : Argumentativité et informativité,
in Meyer, M. (éd.) (1986): De la métaphysique à la rhétorique, Ed. de l'université
de Bruxelles, p. 79-94.

Ducrot, Oswald (1983 ) : Opérateurs argumentatifs et visée argumentative, Cahiers
de linguistique française, 5, p. 7-37.

Lundquist, Lita (1985) : Cohérence : Marqueurs d'orientation argumentative et programme
argumentatif, Semantikos, 9 (2), p. 1-20.

Lundquist, Lita (1987) : Programme argumentatif et stratégies de désambiguïsation
référentielle, Revue Romane, 22,2, p. 163-181.

Lundquist, Lita (1988) : Opérateurs argumentatifs et désambiguïsation référentielle,
in Nolke, Henning (1988): Opérateurs syntaxiques et cohésion discursive, Nyt Nordisk
Forlag Arnold Busck.

Lundquist, Lita (1990): Un cas d'ambiguïté référentielle. Aspects pragmatiques, in
Kleiber, G. et J. E. Tyvaert (1990): L'Anaphore et ses domaines, Klinksieck, Paris,
p. 229-249.

Moeschler, Jacques (1985) : Argumentation et conversation. Eléments pour une analyse
pragmatique du discours, Hatier-Credif, Paris.