Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Georges Kleiber: L'article LE générique. La genericite sur le mode massif. Langue et Cultures 23. Librairie Droz, Genève, 1990. 172 p.

Michael Herslund

Henning Nølke

Side 295

Le nouveau livre de Georges Kleiber n'est pas une monographie sur la généricité.
Comme l'indique déjà le titre, l'ouvrage est une étude sur un seul emploi d'un seul
article, l'emploi générique de l'article défini singulier, comme dans l'exemple suivant:

Le chat est intelligent.

Mais cette étude n'est évidemment pas conduite sans des confrontations avec les
autres articles susceptibles d'emplois génériques, c'est-à-dire les et un:

Les chats sont intelligents.
Un chat est intelligent.

ni sans des réflexions importantes sur le phénomène général, la généricité, et sur la
structure du lexique en général.

Side 296

L'étude est bien construite et l'argumentation clairement présentée. Après une introduction qui fait l'historique de la question (p. 15-18), le chapitre 1, L'article défini et la genericità (p. 19-40), pose le problème, et le chapitre 2, Solutions antérieures (p. 41-69), critique et réfute les différentes interprétations du le générique qu'on a avancées ces dernières années, où la generiate occupe une place importante sur l'agenda des études sémantiques en France. Le chapitre 3, Une nouvelle hypothèse Le Ngénérique = un SN massif (p. 71-98), expose la thèse que va défendre l'auteur tout au long du livre, et le chapitre 4, Pour la thèse de la massivité de le générique: quelques arguments (p. 99-130), appuie cette thèse par une impressionnante série d'arguments. Dans le chapitre 5, D'un emploi à l'autre (p. 131-156), un nombre d'exemples récalcitrants aux autres essais d'analyse sont expliqués par la thèse de la massivité. A la fin, il y a une brève conclusion (p. 157-158). Comme on le voit, la structure de l'étude est digne d'un roman policier.

Quel est le problème traité ? Et pourquoi le traiter sur 150 pages? Selon Kleiber, l'article générique le fait figure de parent pauvre dans les études sur la généricité (p. 22), où on s'est surtout attaché à expliquer l'usage de les et de un. Nous ne sommes pourtant pas sûrs que l'auteur ait absolument raison; en ce qui concerne l'enseignementdu français, langue étrangère, on mentionne avant tout, et surtout, l'emploi générique de le et peu ou pas du tout celui de un et de les (cf. Pedersen et alii 1980, p. 142 s.). Mais quoi qu'il en soit, à rencontre des deux autres articles, le pose le problèmede la généricité d'une façon particulièrement poignante: si les se prête bien à l'interprétation de la généricité en termes de référence à une classe entière, un est, de par son emploi non-spécifique, aussi clairement apparenté à la notion de généricité, par le biais de la notion de 'exemplaire aléatoire' (cf. l'exemple de Wilmet, cité p. 66: Un lapin se reproduit en moyenne tous les six mois). C'est donc une lacune dans les études sur la généricité que se propose de combler Kleiber. Toutes les thèses antérieures - quantification universelle, lecture intensionnelle, référence à l'espèce, contraste externe - étant ou trop fortes ou trop faibles, sinon carrément fautives, l'auteur se propose d'expliquer l'emploi générique de le en termes de massification du SN dont le noyau est constitué par un N comptable: le SN le chat acquiert les mêmes traits sémantiques qu'un SN tel que le sable. Le point de départ de cette hypothèse est cette autre hypothèse que l'article défini présuppose toujours l'existence d'un et d'un seul individu qui est N. Un syntagrne défini doit donc trouver une justification ou bien dans le texte (emploi anaphorique), ou bien dans le contexte extralinguistique (emploi déictique ou unicité du réfèrent), ou bien ailleurs, c'est-à-dire «par défaut». C'est cette dernière lecture que Kleiber identifie à une massification: si dans le contexte, linguistique ou non, un syntagme comme le chat ne se trouve pas justifié, c'est une massification de la classe des chats, comme dans le cas des noms non-comptablesle sable ou l'or, qui apporte cette justification. Pour y arriver, on a pourtant besoin d'une hypothèse supplémentaire: le principe de métonymie intégrée. De par ce principe, le chat (massification) peut représenter tout chat, et servir de support à des postulats de propriétés essentielles de l'espèce entière. Et on voit ce principe à l'œuvre,avec un prédicat événementiel, pour expliquer la généricité du syntagme sujet de l'énoncé: L'homme a mis le pied sur la lune en 1969 (p. 96). La lecture générique d'un SN en le est donc induite par la massification sémantique qu'entraîne l'article défini singulier par ailleurs dépourvu de justification. Mais si l'article le comporte une massification,ou homogénéisation, du syntagme entier, cette massification a besoin aussi

Side 297

d'une certaine justification. Et cette justification, c'est surtout le prédicat de la phrase qui la livre (parfois, c'est une modification à l'intérieur du syntagme, comme dans le film d'espionnage vs. ? le film tout court). Nous rejoignons ainsi, avec les syntagmes génériques en position sujet, la notion de phrase générique: sujet et prédicat s'appuientmutuellement, celui-là, massif, autorisant une lecture générique, celui-ci, par son contenu (il doit notamment être vu comme essentiel de son sujet), justifiant la présentation sous l'aspect de la massivité de son sujet.

Eargument principal en faveur de l'hypothèse de la massification est la distribution identique des noms massifs et des SN génériques en le avec pour noyau un N comptable. Les deux types de syntagmes se combinent en effet avec les trois sortes de prédicats reconnus comme compatibles avec des syntagmes génériques:

Prédicats d'espèce

Le sable abonde dans cette région.
Le castor abonde dans cette région.

Prédicats événementiels

Le sable a été utilisé en Alsace en 1900 pour construire des moulins à bière.
Le castor a été introduit en Alsace par les autonomistes en 1925.

Prédicats non événementiels individuels

Le sable est lisse.
Le castor construit des barrages.

Comme on le voit, seule la combinaison SN en le + prédicat non événementiel individuel a pour résultat une phrase générique (ou un énoncé générique - en fait, Kleiber n'arrive pas à se décider s'il s'agit de phrases ou d'énoncés génériques, d'où un elles curieux, p. 17, qui renvoie apparemment au mot énoncés, alors que quelques lignes plus haut c'est phrases qu'on trouve); dans les deux autres cas, le syntagme sujet, lui, est bien générique, mais la phrase ou l'énoncé résultant ne l'est pas. Voilà peut-être la lacune la plus sérieuse de l'étude: une discussion plus approfondie, et plus succincte, de ce que c'est que la généricité (sujet que l'auteur a discuté dans beaucoupd'autres publications, il est vrai) aurait été la bienvenue. Et cette lacune a pour corollaire qu'on ressent parfois un certain malaise devant la bonne vieille énigme de l'œuf et de la poule. Car si Kleiber réussit à convaincre le lecteur que la lecture générique résulte de la massification induite par l'article défini singulier, comme on l'a décrit ci-dessus, on a parfois des doutes sur la conviction même de l'auteur, pour autant qu'il emploie des expressions différentes (ou, au mieux, ambiguës) qui pourraientsembler se contredire. A preuve le passage suivant: «La différence entre Les et Le génériques se laisse donc exprimer en termes de massif et comptable. Les + N générique est un SN comptable: il renvoie à la classe ouverte des N, c'est-à-dire à un réfèrent conçu comme constitué d'occurrences distinguables. Le + N générique forme un SN massif: il renvoie à l'individu générique N, c'est-à-dire à un réfèrent conçu comme homogène, non constitué d'occurrences discernables» (p. 85). D'abord, les articles sont génériques, ensuite ce sont les N qui ont cette propriété (le titre même de la section est Le générique +¦ N comptable (p. 84), alors que le titre du chapitre est ... Le N générique (p. 71)). Or, un N ne saurait probablement ni être

Side 298

générique, ni spécifique, ni quoi que ce soit d'autre de référentiel. La lecture génériquedoit en tout cas être une propriété du SN, ce qu'on croyait aussi avoir compris, mais voici que Kleiber nous donne, dans le passage cité, le choix entre l'article et le noyau lexical du syntagme. Des lapsus comme celui-là, car il doit s'agir d'un lapsus, ne sont pas faits pour rassurer le lecteur.

Même si la plupart des arguments avancés sont convaincants, il subsiste parfois des doutes. Ainsi, pour expliquer l'impossibilité de le dans «Une phrase générique dont renonciation se justifie par des occurrences présentes dans le contexte linguistique (...) ? Pierre et Sophie sont intenables. Souvent l'enfant est excité à la veille des vacances» (p. 137), l'auteur déclare que «... la «remontée» inductive des cas particuliers aux cas génériques interdit une vision homogène et écarte Le d'un tel site» (ib.). Mais quelques pages plus loin, on apprend que «l'idée du miroir qui ne trompe pas découle de celle du miroir dans lequel on se regarde» (p. 143), pour expliquer l'emploi générique dans Le miroir ne trompe pas vs. ? Le miroir est fragile. Si on se regarde dans un miroir particulier (et dans quoi d'autre pourrait-on se regarder ?) et de là, par une remontée inductive, qu'on arrive à une vision homogène et à un syntagme générique, on ne comprend pas pourquoi la contemplation d'enfants particuliers n'autoriserait pas le même processus, comme ci-dessus. La différence entre les deux cas est pourtant claire, mais l'explication doit probablement être cherchée ailleurs.

Aussi dans la discussion sur l'article du en tant que déclencheur d'une pluralisation indéfinie, comme dans II y a de la gifle dans l'air vs. ? il y a eu de la gifle dans l'air (p. 88 ss.), on se demande pourquoi Kleiber ne prend pas en considération l'énoncé à l'imparfait, II y avait de la gifle dans l'air, qui, acceptable comme l'énoncé au présent, appuie justement la thèse de l'ouvrage, dans la mesure où on peut voir dans l'opposition aspectuelle imparfait/passé composé l'expression verbale de l'opposition massif/comptable, l'emploi de l'imparfait comportant une massification ou une homogénéisation (voir p. ex. Vikner (à paraître)). Lexplication de Kleiber: «Lorsque des gifles ont été réellement données, c'est-à-dire lorsqu'il y a vraiment eu discernabilité des occurrences, il est plus difficile d'utiliser le massif, parce qu'on ne voit pas ce qui motive dans ce cas une présentation qui fait abstraction de cette discernabilité» (p. 89), a donc besoin de cet important corollaire que la présentation à l'imparfait fait justement abstraction de cette discernabilité.

Quelques points de détail pour terminer. Le texte comporte un très grand nombre de fautes d'impression, dont la plupart ne gênent heureusement pas trop la lecture (sauf peut-être p. 16, où il faut certainement lire acceptions et non pas acceptations et p. 22, où il faut lire défini dans la phrase suivante: «l'article indéfini singulier Le fait figure de parent pauvre»). Dans la bibliographie, on cherche en vain Galmiche (1988); ce texte est pourtant cité à plusieurs reprises à partir de la page 80; s'agit-il de Galmiche (1989a) «Massif/comptable: de l'un à l'autre et inversement»? Tout cela n'est pas bien grave, mais vu le prix en général très élevé des produits de la maison d'édition, on a le droit de s'attendre à une meilleure finition. Et la qualité du texte, par ailleurs, semble aussi mériter mieux.

Même si nous avons eu des objections de détail contre certains des arguments de l'auteur, il n'en reste pas moins que nous avons ici une contribution très importante à notre compréhension, non seulement de l'article le, mais du fonctionnement de la détermination nominale en général. Et nous ne sommes pas sûrs que l'auteur ne soit pas trop modeste en déclarant dans sa conclusion que celle-ci «n'a évidemment pas la

Side 299

prétention d'être la conclusion» (p. 157). En fait, l'hypothèse selon laquelle «Le générique forme avec un substantif comptable un SN massif» (ib.) a beaucoup d'attraction,invite à la réflexion et mérite la discussion sérieuse à laquelle la soumet Georges Kleiber.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Aarhus

Bibliographie

Pedersen, J., E. Spang-Hanssen et C. Vikner (1980) Fransk Grammatik. Akademisk
Forlag, Copenhague.

Vikner, C. (à paraître) Change in Homogeneity in Verbal and Nominal Référence. In
Bache et alii, éds. : Tense - Aspect - Actionality. New Data - New Approaches.
Mouton - de Gruyter, Berlin.