Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

María Iliescu et Louis Mourin : Typologie de la morphologie verbale romane, I, Vue synchronique. Innsbrucker Beitràge zur Kulturwissenschaft, Sonderheft 80. Innsbruck, 1991. 584 p.

Povl Skårup

Les auteurs ont étudié la morphologie verbale de 18 langues romanes: portugais, espagnol, catalan, gascon, occitan, français, francoprovençal (parler de Vaux, Ain), romand (c'est le francoprovençal de Suisse, représenté par le patois vaudois), sursilvain, haut-engadinois, gardenais, frioulan, piémontais, italien, lucanien, sarde, istroroman, roumain. Dans ce premier volume, ils ne décrivent que les langues contemporaines, qu'ils comparent sans considérer leur histoire, qui sera étudiée dans un second volume. On peut espérer que celui-ci contiendra également des descriptions synchroniques des langues médiévales, sans quoi on ne saurait faire d'études diachroniques.

Les auteurs divisent les formes verbales en éléments, dont il peut y avoir jusqu'à
six: un radical (R), un suffixe d'élargissement (SE), une voyelle thématique (VT), un
suffixe temporel (ST), un suffixe modal (SM) et une désinence (D).

De cette façon, les auteurs analysent les formes verbales de toutes les catégories des langues étudiées. Pour chaque catégorie, pour chaque langue, ils résument les formes et les emplois des SE, des VT, des ST, des SM et des D, la distinction ou non des conjugaisons, les variantes conditionnées, les allomorphes. Pour chaque catégorie, ils font des synthèses pour chaque langue et pour l'ensemble des langues. Le volume se termine par des Considérations générales, qui établissent une Typologie générale des parlers, la Typologie de chaque parler et les Identités typologiques entre paricrs.

C'est un volume extrêmement riche et extrêmement bien fait. Il sera indispensable
pour tous ceux qui s'occupent de la morphologie d'une langue romane ou de la
comparaison des langues romanes.

Dans un compte rendu qui doit être bref, il est impossible de discuter de tous les
détails d'un ouvrage aussi dense. Je vais me limiter à deux points: la division des
formes en éléments et le suffixe d'élargissement.

La division des formes adoptée par les auteurs mène à des résultats qui sont
difficiles à accepter. Puisque ce sont des conséquences logiques du système, c'est
celui-ci qu'il vaut mieux remplacer.

On sait que la forme catalane cantem et la forme italienne cantiamo ont trois emplois: pr. ind. 4, pr. sbj. 4 et impér. 4. Dans la description des auteurs, elles contiennent un SM, qui est zéro, au pr. sbj., mais ni au pr. ind. ni à l'impératif. Cette distinction: avec et sans zéro, est peu pratique, parce qu'elle dissimule l'identité des

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formes et qu'elle fait penser que la forme de l'impér. est moins semblable à celle du
pr. sbj. qu'à celle du pr. ind.

Alors que l'ital. cantiamo appartient aux trois modes, cantiate n'est que du pr. sbj.
Cela mène les auteurs à considérer -ia- comme un SM dans cantiate, mais comme une
partie de la D dans cantiamo.

La VT des auteurs est par définition une voyelle. C'est pourquoi ils analysent l'impf. ind. 4 catalan ainsi: cant-a-ve-m, où la VT est -a-, plutôt qu'ainsi: cant-av-e-m, bien que cette dernière analyse permette d'y avoir le même ST que dans sent-i-e-m. Ils font de même dans les autres personnes de l'impf. ind. et dans plusieurs autres langues. Mieux vaudrait peut-être redéfinir la VT.

Les auteurs semblent vouloir réunir autant que possible toutes les différences entre les conjugaisons dans la VT (et dans le SE). Ainsi, la VT n'est pas seulement le suffixe qui distingue les catégories du perfectum de celles de l'infectum, mais toute voyelle qui, à l'intérieur d'une catégorie, n'est pas commune à toutes les conjugaisons. Le -i- du cat. sentiem est une VT, alors que celui du fr. sentions ne l'est pas parce qu'il est commun à tous les verbes.

De même, le -e du fr. chante pr. ind. 3 est une VT parce que part ne l'a pas, alors que celui de chante pr. sbj. 3 est un SM parce que parte l'a aussi. Cela semble impliquer qu'en anc. fr., où le pr. sbj. 3 de chanter est chant alors que celui de partir est parte, le -e de parte doit être une VT, et que le remplacement de chant par chante fait changer le statut du -e de parte. Ce remplacement fait changer du même coup le statut du -e de entre pr. sbj. 3, qui dans le système des auteurs semble devoir faire partie du R avant le remplacement de chant, mais dont ce remplacement fait un SM. Cette conséquence est d'autant plus curieuse que chante semble avoir emprunté son -e au type entre: une partie du R de entre passe sur chant qui devient chante; cette partie du R de entre est identique à la VT de parte; en passant sur chant, elle change le -e de parte en SM et devient elle-même un SM. Ainsi, le système des auteurs paraît compliquer la description diachronique.

Pour ces raisons, on peut préférer une autre division en éléments: radical, suffixe d'élargissement, suffixe du perfectum (absent des catégories de l'infectum), suffixe catégoriel (identifie la catégorie parmi celles du perfectum ou celles de l'infectum), désinence. La forme française finissions, qui a trois fonctions, contiendrait le radical fin-, le suffixe d'élargissement -iss- au pr. sbj. et à l'impf. ind. mais non à l'impf. sbj., le suffixe du perfectum -i- à l'impf. sbj., le suffixe catégoriel -i- à l'impf. ind. et -ss- à l'impf. sbj., et la désinence -ons à l'impf. ind., -ions au pr. sbj. et à l'impf. sbj. (ou faut-il diviser -ions en deux éléments?). Dans certaines langues, il y aurait un avantage à diviser la désinence en deux éléments, mais il serait très modeste.

Quelques observations sur le SE du type -isc-l-esc-. Dans leur vue générale sur le pr. ind., le pr. sbj. et l'impér. (p. 152), les auteurs tirent la conclusion suivante: «Le suffixe d'élargissement porte presque toujours l'accent. Les seules exceptions sont les pers 4 et 5 du français et la pers 5 du franco-provençal.» S'ils ne citent pas le lucanien, ce doit être par oubli. S'ils ne citent pour le fr. prov. que la pers. 5, c'est qu'ils n'ont pas vu que dans le parler choisi comme représentant (celui de Vaux, Ain, décrit par Duraffour en 1932), l'impér. 4 a conservé l'ancienne désinence tonique (à corriger p. 73), alors que dans toutes les autres catégories, la désinence de la pers. 4 est posttonique(la forme est identique à celle de la pers. 6). S'ils ne citent pas l'occitan, c'est qu'ils ont ouhüé le pr ind. 4 et 5. dont ils indiquent bien les formules à la p. 60: R-iss-é-m,

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R-iss-é-tz, et qu'ils se sont trompés sur l'accent du pr. sbj. 4 et 5: non pas R-iss-a-m, R-iss-a-tz, mais R-iss-á-m, R-iss-á-tz. S'ils ont raison de ne pas citer ici les parlers gascons qui ont le SE à l'impf. ind. : bastishevi, ce n'est pas que ces parlers ne l'aient pas également au pr. ind. 4 et 5, mais c'est que -em et -etz sont posttoniques dans bastishem, bastishetz, bien que les mêmes éléments soient toniques dans batem, batetz.

Ce qu'il faut dire, c'est d'abord que là où il est employé, le SE est normalement suivi de la même VT, du même SM et de la même D (comme s'expriment les auteurs) que les radicaux de la conjonction 111 (par exemple vend-, bat-), y compris l'accent tonique ou posttonique de ces éléments: ital. pr. ind. 3 fin-isc-e, vend-e. S'il y a des différences, elles sont allophoniques: cat. pr. ind. 2 parteix-es, perds. La plupart des exceptions impliquées dans les schémas des auteurs sont soit des fautes d'impression (le catalan pr. ind. 1 R-éix-0-0 pour R-éìx-0-o, l'occitan impér. 2 R-iss-e-0 pour R-iss-i-0, le sursilvain pr. sbj. 1 R-ésch-0-0 pour R-ésch-0-i-0), soit des indications incomplètes de variantes existantes (le pr. ind. 1 et l'impér. 2 en occitan; pour cette langue, les indications des variantes du SE lui-même sont elles aussi incomplètes), soit des erreurs (le pr. sbj. 4 et 5 en occitan, voir ci-dessus), soit des analyses discutables {bastishevi, impf. ind. de certains parlers gascons, analysé ainsi: bast-ishé-v-i malgré bat-é-v-i: pourquoi pas bast-ish-é-v-i?). La règle ne semble présenter d'exception qu'en gascon, où il y en a peut-être même deux: au pr. sbj., les verbes de la conj. 111 ont un yod dont n'est pas suivi le SE -esk- (cette différence est peut-être allophonique); dans les parlers qui emploient le SE même au pr. ind. 4 et 5, -em et -etz sont toniques dans la conj. 111 mais posttoniques après le SE.

Sauf dans ces derniers parlers gascons, la place de l'accent n'est pas déterminée par le SE, comme le suggère la formule des auteurs. Au contraire, c'est la place de l'accent qui détermine l'emploi du SE, sauf dans certaines langues, citées plus haut, où le SE est employé même là où ce qui le suit est tonique. A son tour, la place de l'accent est déterminée par le SM et la D. Ce n'est donc qu'indirectement que la personne grammaticale est pertinente pour l'emploi du SE.

J'ajoute qu'en français, les formes haïssent et hait se distinguent par la présence ou
l'absence du SE, non par une apocope du -5-, et s'il y a une inflexion, ce n'est pas entre
[ai] et [e] mais entre [a] et [e] de même que dans savons.sait (p. 69).

Ces remarques n'enlèvent rien à la valeur de cet ouvrage, qui fait avancer nos
connaissances des langues romanes modernes. J'espère que le second volume ne
tardera pas à paraître.

Université d'Ârhus