Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Patricia Francis Cholokian: Rape and Writing in the 'Heptaméron' of Marguerite de Navarre. Southern Illinois UP, Carbondale and Edwardsville 1991. 318 p.

Michel Olsen

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Le viol thématisé joue, dans la littérature du Moyen Age et de la Renaissance un rôle somme toute réduit. Mais sous forme de présupposé admis, cet acte est présent presque partout. Rien ne le montre mieux que le petit récit du XVIe siècle que voici: un père de famille, qui n'a rien d'un violent lui-même, raconte comment deux jeunes invités, partis à la chasse, ne reviennent pas le soir, mais seulement le lendemain matin, épuisés et trempés par la pluie: ils s'étaient perdus dans la forêt, et on nous apprend incidemment pourquoi: en chemin ils s'étaient attardés à chasser «la biche coiffée», autrement dit, à violer, à deux! une bergère. Et cette explication du retard n'appelle aucun commentaire.1

Eouvrage de Patricia Francis Cholakian (dorénavant PFC) traite ce thème important dans YHeptaméron de Marguerite de Navarre. Comme le constate l'auteur, le terme 'viol' n'existe pas dans YHeptaméron, mais pour la chose, elle était une menace constante, même pour les dames de haut rang.

YHeptaméron contient, on le sait, des éléments autobiographiques. Dans plusieurs nouvelles Marguerite se met en scène, de façon directe ou à peine voilée, comme c'est le cas dans la nouvelle 4, qui raconte comment une grande dame, évitant à force de résistance physique un viol, défigure l'assaillant et renonce pourtant à porter plainte à son frère qui aurait le pouvoir de faire punir de mort le coupable. PFC voit dans cet événement un traumatisme, quasi une matrice qui structurerait une grande partie du recueil, et il est vrai que YHeptaméron est le seul recueil que je connaisse qui dépeigne sous des couleurs dégoûtantes et dans une perspective féminine les violeurs. Ainsi dans la nouvelle 10, Floride voit «son (d'Amadour, son 'honnête ami') visaige et ses oeilz tant altérez, que le plus beau tainct du monde estoit rouge comme feu et le plus doulx et plaisant regard si orrible et furieux qu'il sembloit que ung feu très ardent estincellast dans son cueur et son visaige... «. Ce passage, cité par PFC pourrait bien être une des nombreuses traces d'un traumatisme semées tout le long du recueil. Mais après tout, et c'est là le drame, Marguerite était bien placée pour savoir ce à quoi les femmes pouvaient s'attendre. Si aujourd'hui le viol est (presque) unanimement condamné, sauf comme phantasme, il en était autrement, même et surtout à la cour de François Premier.

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C'est pourquoi l'autre approche de PFC me semble, somme toute plus prometteuse. Elle part du fait que Marguerite écrit dans un contexte dominé par une idéologie masculine et qu'elle cherche à formuler une expérience dont la culture ne lui fournit pas les termes. Cette expérience revient en sourdine alors même que Marguerite traite d'autres problèmes posés explicitement dans les débats contemporains comme par exemple l'honnête amitié, le platonisme, la religion et notamment la grâce et l'orgueil. C'est ce qui résulte des nombreuses analyses de PFC (sont analysées les nouvelles 4, 1, 2, 3, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 14, 16, 18, 20, 26, 30, 22, 23, 42, 70). Evidemment le viol n'était pas admis, mais il était condamné le plus souvent comme un tort fait à l'homme (père, frère, mari) dont dépendait la femme, puisque la femme qui s'était donnée à un homme perdait de sa valeur d'échange. Comment s'assurer de la paternité et, partant, de la pureté du lignage?).

Pourtant, il existe bien des failles dans cette idéologie masculine et PFC va un peu vite en besogne quand elle loge Boccace à la même enseigne que les antiféministes les plus virulents (avec quelques exceptions, Boccace est le partisan de la liberté en amour, comme l'a déjà vu Auerbach et comme cela résulte d'une analyse de la totalité de ses nouvelles ainsi que d'une comparaison avec ses sources2). Je doute aussi que l'on puisse présenter toutes les bergères des pastourelles comme désirant le viol, et quant à l'amour courtois et le néoplatonisme qui lui succède (y compris le culte de l'amitié entre homme et femme), il faut bien constater que si ces courants avaient accepté le cliché répandu de la femme toujours consentante, pour peu qu'elle soit un peu forcée, cela aurait équivalu tout simplement à l'effondrement de leurs visions du monde. (Effondrement bien présent, d'ailleurs, chez certains épigones antiféministes).

N'empêche que PFC pose bien le problème quand elle dit que le modèle social de la femme honnête refusait à celle-ci le statut de sujet de son propre discours, lui déniant la possibilité de dire oui. Et, dans l'histoire littéraire, pourrait-on ajouter, il n'existe guère de type de Don Juan féminin proposé à l'admiration des lecteurs. Madame de Merteuil des Liaisons dangereuses est condamnée - sur le tard, il est vrai; et d'autres femmes séductrices s'arrêtent avant d'engager leur respectabilité, comme dans la Locandiera de Goldoni ou dans une comédie danoise du XVIIIe siècle, La Fourbe rusée (Den listige Optrœkkerske) de Charlotte Dorothea Biehl.

L'idéologie a donc tendance à scinder la femme en une femme honnête sans désir sexuel et une autre femme toujours iibidineuse. Où placer alors le désir féminin? Comme le désir sexuel n'est guère admissible, il est remplacé par le désir de puissance: la femme devient le destin d'un homme, comme dans les trois nouvelles importantes (4,10, 26) que PFC analyse en détail avec beaucoup de finesse.

Sur ce point, j'aurais pourtant une petite réserve ou un accent à déplacer: il me semble que le désir (sexuel) de la femme arrive à s'exprimer à bien des endroits; ainsi Floride n'est pas insensible à la beauté d'Amadour, ni à ses qualités. Mais la voie à la réalisation se trouve barrée. Marguerite explore bien la solution de 'l'honnête amitié', mais découvre très vite qu'elle n'est guère praticable, parce que la violence menace partout où une femme se trouve seule avec son 'ami'. Mais il faut bien constater que la femme n'est pas sans éprouver un certain plaisir devant le désir qu'elle éveille, même si elle triomphe en se refusant. Les conseils donnés par une vieille femme à la princesse de la nouvelle 4, ne me semblent donc pas uniquement une expression de l'idéologie dominante; ils sont tout autant une mise en garde contre le désir féminin, présent, mais sans possibilités de réalisation socialement acceptable. La mise en garde

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contre l'orgueil, concept si important dans YHeptaméron, est également un avertissementcontre la réalisation du désir. Et certaines autres femmes se trouvent trompées quand elles se laissent attirer par le leurre de l'amour réciproque, ce qui résulte d'ailleurs avec une grande clarté des analyses de PFC.

PFC est une lectrice douée d'une grande sensibilité pour cette voix féminine qui, très souvent, mime le discours masculin qu'elle 'déconstruit'. Le problème des 'voix' et des 'focalisations' dans YHeptaméron est pourtant de taille. Si je ne doute nullement de l'approche originale de Marguerite à une matière pleine de clichés, si j'accepte que PFC mette les points sur les / à un mien essai, précisant que cette sensibilité n'est pas seulement une manière particulière de sentir, mais une manière bien féminine, 3il n'en reste pas moins que si Marguerite est femme, c'est une maîtresse femme qui, dans son siècle, peut se mesurer à qui que ce soit.

Il me semble pourtant qu'un certain nombre de nouvelles appartiennent bien à ce que, par manque de temps, j'appellerai ici la tradition gauloise. Marguerite a certainement voulu plaire à un public, composé des deux sexes. Mais PFC pourra répliquer que, justement, si Marguerite se concilie les faveurs des hommes, elle n'en plaide pas moins, sotto voce, le point de vue des femmes, redéfinissant p. ex. 'l'honneur' comme un droit à ne pas être violée. Dans un contexte si différent du nôtre, le point essentiel du débat est peut-être celui de monde possible. Quelle image de la femme est possible dans le monde où vécut Marguerite?

On sait que le cadre de YHeptaméron est d'une grande importance: non seulement par son extension, unique dans le genre de la nouvelle, mais surtout par son caractère de débat contradictoire entre des représentants de plusieurs points de vue. Sur ce point l'analyse de PFC apporte quelque chose de tout à fait original. Elle se demande également qui raconte les nouvelles différentes, et il n'est pas étonnant de voir que les nouvelles racontées par les machistes purs et durs, Hircan et Saffredant, se distinguent radicalement de celles racontées par Oisille ou Parlamente, voix que l'on qualifie souvent d'interprètes des idées de Marguerite.

Je veux donc bien suivre PFC quand elle analyse finement la déconstruction du discours masculin phallocentrique, mais peut-être Marguerite en est-elle moins dégagée que ne le veut l'auteur, et, comme je l'ai dit, elle partage dans une certaine mesure l'atmosphère de l'érotisme officiel (que pourrait-elle faire d'autre?). D'un autre point de vue, et cela résulte de certaines nouvelles que PFC laisse de côté, Marguerite est une femme d'ordre: elle assume pleinement une certaine idéologie de son temps, une femme d'ordre qui, dans quelques nouvelles que PFC n'analyse pas, ramène une femme ou un mari volage au foyer, qui n'hésite pas - comme personnage dans une nouvelle - à dissoudre la relation morganatique d'une femme qui a quitté son foyer pour, pendant 15 ans, être la maîtresse heureuse d'un chanoine qu'elle adore ( 62). Mais, pourrait objecter l'auteur, le désir d'un certain ordre, désir qui caractérisera également la vie des salons, où l'acte de parole remplace l'acte sexuel, comme le note PFC, est aussi une manière qu'adopte la femme pour faire valoir ses valeurs.

Il n'en reste pas moins que PFC pousse parfois ses analyses de façon contestable. La nouvelle 11 raconte comment Mme de Ronsex est surprise par le regard masculin au cabinet d'aisances, le derrière sali. Tout d'abord, quelle n'eût été la honte d'un homme dans les mêmes circonstances? Or, dans le nom PFC voit un calembour: Ronsex = 'rond sexe ' Ce calembour sur la confusion qui, d'après la vulgate psychanalytique,identifierait

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nalytique,identifieraitdans l'inconscient masculin le vagin et l'anus lui est même évident. Mais si 'sexe' est attesté comme désignation de la classe des femmes depuis le XIIe siècle, il en va autrement pour l'acception 'organe sexuel' qui n'est attesté qu'à partir de 1897.4Kimagination créatrice ou l'inconscient, peuvent-ils anticiper de 300 ans l'évolution sémantique d'un mot?

Rapproche féministe unilatérale est une option tout à fait consciente de la part de l'auteur, mais cela ne l'empêche nullement d'élargir sa perspective. PFC traite aussi de la religion: pourquoi l'évangélisme ou le protestantisme étaient-ils particulièrement attrayants pour les femmes? De plus, elle dresse une liste de problèmes généraux, à reprendre dans une perspective féministe: le mariage, les classes sociales et bien d'autres thèmes.

Même si, appartenant aux sexe masculin, on est parfois choqué de se voir attribuer une idéologie des plus primitives, il faut bien admettre que l'ouvrage de PFC fait réfléchir et que, par les problèmes essentiels posés ainsi que par les analyses détaillées, l'auteur fait voir YHeptaméron sous un éclairage nouveau et original.

Université de Roskilde



Notes

1. A. Lefranc: La Vie quotidienne au temps de la Renaissance,. Paris 1938,p. 128.

2. Auerbach, Erich: Mimesis Bern 1946, et Olsen, Michel: les Transformations du triangle erotique, Copenhague 1976 et Amore virtù et potere nelle novellistica rinascimentale, Napoli 1984.

3. «Dieu ou dépit. La Châtelaine de Vergy de Marguerite de Navarre». Traditions et tendances des études romanes au Danemark, Articles publiés à l'occasion du 6(f anniversaire d'Ebbe Spang-Hanssen, éd. M. Herslund et al. Etudes Romanes N° 31,1988 p. 237-49.

4. Le Grand Robert: sexe, 6. (l'acception 'organe sexuel' ne se trouve pas chez Littré). Cf. aussi Hanon, Suzanne.: Le Vocabulaire de l'«Heptaméron» de Marguerite de Navarre. Index et concordance (avec 15 microfiches). Champion, Siatkine: Paris - Genève 1990: ies quatre acceptions notées de 'sexe' valent pour la classe des femmes.