Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Jan Herman, Le mensonge romanesque. Paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France. Amsterdam 1989, 245 pp.

Morten Nøjgaard

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Cet ouvrage, qui est la version abrégée d'une thèse soutenue à Louvain en 1988, vise un double but: établir un modèle narratologique général du roman par lettres et étudier l'évolution de ce type narratif pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, tout en insérant celle-ci dans le mouvement général qui va des Lettres portugaises (1669) à Mérimé {L'abbéAubain, 1846).

Pour des raisons évidentes, le roman épistolaire constitue depuis longtemps un domaine chéri des narratologues, puisque ce type textuel explicite le problème qui fut à l'origine de la narratologie: celui de renonciation. Les études historiques du roman par lettres français ne manquent pas non plus, mais l'ouvrage de JH a le mérite de se baser sur une étude pratiquement exhaustive des roman épistolaires publiés de 1761 à 1782.

La première moitié du livre est vouée aux problèmes théoriques. La référence de base est G. Genette, mais JH fait aussi un usage extensif des autres éléments du canon narratologique continental (Dolezel, Todorov, etc.). La discussion de cette tradition nouvelle est détaillée et sérieuse, mais je ne vois pas que JH arrive à l'éclairer dans une perspective critique, ni, à plus forte raison, à la dépasser.

Il aborde naturellement le problème de la présentation des lettres (éditeur - manipulateur): pourquoi écrire, pourquoi publier? Au XVIIIe siècle ces questions se posaient à l'auteur épistolaire avec une telle insistance que celui-ci se croyait obligé de loger sa narration dans un discours justificatif, au grand bénéfice des narratologues qui voient ainsi se multiplier les instances énonciatives dont les interférences risquent de donner le vertige... Or, ces effets sont en réalité fort simples et assez mécaniques: c'est là sans doute une raison pour laquelle le roman par lettres s'éclipse au XIXe siècle, après le bref apogée de l'époque du sensible. JH nous retrace les méandres de la technique épistolaire, sans en découvrir de nouvelles convolutions, le vocabulaire rébarbaratif (imité de Genette) mis à part.

Ce n'est pas que le modèle de JH soit complet: on s'étonne de l'absence des traits
qui relient la forme épistolaire au drame. Bien sûr, le parallèle n'est complet qu'avec
les romans constitués d'échange de lettres, et de préférence entre plusieurs personnages,mais

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nages,maisil y a une échelle continue allant des romans polyphoniques, dialogues (Diderot) ou par lettres, aux romans monophoniques, par lettres ou à la troisième personne. La technique du drame influence directement le roman par lettres sur de nombreux points, p. ex. sa tendance à débuter 'in medias res', avec les problèmes techniques qui en découlent (arbitraire, cumul d'informations, retour en arrière, etc.). JH sq. analyse isolément un seul de ces traits («l'excès d'information»), sans en tirer d'autre conclusion qu'il trahit P«existence d'un créateur invisible». En effet. Autre carence du modèle: le caractère nécessairement écrit de la lettre. Celle-ci est une réplique, c.-à-d. un acte dramatique, mais c'est une une réplique écrite, c.-à-d. un souvenir. JH 44 sqq. retrace l'évolution qui mène du roman-mémoire au roman épistolaire, mais il oublie de nous éclairer sur les conséquences discursives de cette évolution: lorsque nous arrivons au roman proprement polyphonique, la pluralité des voix neutralise la fixation dans le passé de la chose narrée, en sorte que la lettre retrouve la valeur dramatique d'un acte tourné vers l'avenir.

Non content de reproduire les schémas de la critique structuraliste, JH s'essaie aussi aux formules «génératives» (p. 81 sqq.). Heureusement il s'agit simplement, d'une part, du rapport entre le «manuscrit trouvé» par l'éditeur et le texte que le destinataire a effectivement sous les yeux, d'autre part, des diverses constellations imaginables dans lesquelles entrent les épistoliers, là encore un point de vue fort proche de celui du théâtre. JH rappelle utilement les constellations réellement utilisées au XVIIIe siècle.

La deuxième partie du livre sera bien plus utile aux chercheurs, parce que JH y résume les résultats de ses recherches sur un corpus épistolaire dont personne n'a étudié auparavant les détails: les romans épistolaires oubliés publiés entre La Nouvelle Héloïse et Les liaisons dangereuses. JH a eu la bonne idée d'axer son analyse sur le problème fondamental du genre: le roman par lettres se veut par nature une correspondance véritable (sinon, on fait un roman), mais les voix qu'on y entend travestissent le dialogue intérieur d'un auteur. Voilà précisément le problème du théâtre, et les questions esthétiques posées par le genre se moulent ainsi tout naturellement dans les formules du débat théâtral: l'illusion comique face au jeu théâtralisé, l'histoire vraie qui supplante la vraisemblance de l'exemple, l'évolution irrésistible vers une vraie polyphonie qui brise le cercle vicieux de l'illusion, que ce soit par l'intermédiaire du discours authentique des confessions ou par celui de l'échange progressif de lettres entre personnages multiples.

JH montre fort bien comment le roman épistolaire s'inscrit dans le cadre général de l'esthétique vériste qui détermine l'évolution du genre romanesque au XVIIIe siècle. On peut regretter que JH ne définisse les concepts fondamentaux, 'vrai' et' vraisemblable', que dans sa conclusion (p. 213), d'autant plus qu'il se contente de reproduire la définition qu'en a donnée J. Kristeva et qui ne me paraît pas convenir spécialement bien aux aspirations de l'époque. Mais surtout il est fâcheux que JH base presque exclusivement ses analyses sur les «péritextes» romanesques, c.-à-d. les petites introductions qui situent et justifient régulièrement les correspondances fictivesdu XVIIIe siècle. En effet, c'est un fait remarquable qu'alors que ces introductionss'évertuent à affirmer la vérité du discours épistolaire en recourant à toutes les ressources de la manipulation enunciative, les lettres elles-mêmes respectent, dans l'immense majorité des cas, les règles les plus strictes de la doctrine rationaliste du beau et de la bienséance classique, avec la seule exception du «style naturel de la

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passion» intronisé par Rousseau. JH 201 a certes raison de dire que «Rousseau ne mérite pas d'être érigé en modèle du roman par lettres de la seconde moitié du siècle», mais c'est que celui-ci reste essentiellement figé dans une esthétique classiciste déphasée par rapport aux tendances profondes du genre romanesque, alors que Rousseau montre le chemin de l'avenir, chemin qui marginalisera inexorablement le genre épistolaire.

Université de Odense