Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Gérard Genette: Fiction et diction. Ed. du Seuil, Collection 'Poétique', Paris, 1991 (153 p.)

Nils Soelberg

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Etre ou signifier, telle est la question essentielle traitée par les quatre essais de ce recueil. Quatre points de départ pour aborder un même problème de fond - celui de l'essence et des confins du langage artistique. Que l'on parte des critères consacrés ou intuitifs, du statut communicatif de l'assertion fictionnelle, du fonctionnement de la narration en fiction, ou, enfin, du style comme opposé au sens, on en revient toujours à la même question : un texte signijïe-t-'û aux dépens de ce qu'il est, ou peut-il être au point de ne rien signifier? - Question de définition, bien sûr, mais c'est très exactement de définitions qu'il est question dans cet ouvrage.

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Le premier essai, qui donne au recueil son titre, applique deux acceptions distinctes de la notion artistique pour déterminer ce qui fait d'un texte une œuvre d'art : d'une part l'acception constitutiviste qui, selon certains critères conventionnels, tiennent a priori certains textes pour des œuvres littéraires; d'autre part, l'acception conditionaliste, éminemment subjective, qui permet à chacun de considérer tel texte comme artistique à cause de ses qualités.

La première acception applique à son tour deux critères : un critère thématique selon lequel tout texte fietionnel est artistique, quelle que soit sa qualité, et un critère formel qui tient à l'opacité de la poésie lyrique, indissociable de sa forme intransitive. Pour désigner cette dernière catégorie, Genette propose le terme de diction.

Selon l'acception constitutiviste, tout texte fietionnel ou lyrique est ainsi artistique par définition, tandis que la prose non fictionnelle pourra, selon l'acception conditionaliste, accéder au domaine de la diction dans la mesure où la qualité esthétique de sa forme se substitue plus ou moins à son signifié (ce qui relève du jugement de chacun). Dans ce cas, dit Genette, son aspect rhématique (ce qu'il est) occulte son aspect pragmatique (ce qu'il signifie), sans nécessairement y renoncer.

Le propos de Genette n'est donc pas simplement de baptiser diction la poésie lyrique, mais de suggérer une nouvelle répartition en discours intransitif et transitif. Lintransitivité du discours fietionnel tiendrait ainsi à son pseudo-référent, et celle du discours lyrique à son caractère rhématique, caractère que peut revêtir à l'occasion la prose non fictionnelle. - Et c'est précisément cette notion d'intransinvité qui me paraît accuser la fragilité de l'entreprise. Nul doute que le signifié du discours fietionnel soit en principe un pseudo-référent, mais est-il tellement certain que tout élément réel (le «Rouen» de Madame Bovary, le «Napoléon» de Guerre et Paix) devienne entièrement fictif (et donc pseudo-référentiel) en passant dans la fiction (cf. p. 37)? Oui, car ces éléments réels deviennent irréels en tant que plongés dans un univers fictif. Non, car ces éléments réels demeurent intangibles : nul auteur de fiction ne peut déplacer Rouen ni faire tuer Napoléon à Moscou! Il faudrait donc, à mon avis, modifier quelque peu cette notion d'intransitivité en l'accordant à l'acception constitutive : si le discours fietionnel comporte une capacité transitive (lui permettant de désigner une réalité extérieure, c'est-à-dire le dispensant de Yinventer), il s'agit d'une capacité facultative et, par là, non constitutive.

Quant à cette autre forme d'intransitivité qu'incarne une «signification inséparable de sa forme verbale - intraduisible en d'autres termes» (p. 35-36), on aurait du mai à imaginer, ne serait-ce qu'en l'espace d'une ligne, le beau style occulter le signifié sans suspendre par là le fonctionnement pragmatique du texte. Certes, la beauté artistique du discours pragmatique peut attirer l'attention au même titre que le signifié, voire renforcer l'effet de celui-ci, mais, à mon humble avis, ce signifié restera néanmoins «traduisible», ce qui revient à dire que le discours pragmatique n'accède à l'intransitivité proprement dite qu'en cessant d'être pragmatique. Il s'agit donc, et tel est évidemment l'avis de Genette (cf. p. 28), d'un effet de style qui ferait passer au premier plan la diction, sans occulter totalement le signifié pragmatique, mais, dans ce cas, les notions de transparence ¡opacité me semblerait plus appropriées : un discours peut être plus ou moins transparent, mais guère plus ou moins transitif. Quoi qu'il en soit, il me semble difficile d'admettre cette notion de plus ou moins transitif/transparent sans situer, du même coup, la diction hors de portée du discours pragmatique.

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Eessai suivant, Les Actes de fiction, discute du statut des énoncés de fiction narrative en tant qu'actes de langage. Se référant à John Searle, qui considère ces énoncés comme des assertions feintes, Genette se propose d'étudier les relations entre énoncés véritables et énoncés fictionnels, ces derniers constituant l'acte illocutoire de l'auteur de fiction. S'il est vrai que les énoncés fictionnels sont feints par rapport à ce qu'ils désignent (leur pseudo-référent), ils sont par contre véritables en tant que créateurs de fiction : en feignant de désigner un objet, ils amènent le destinataire à imaginer ledit objet; tel est l'acte de fiction. Certes, cet énoncé fictionnel se trouve à l'opposé de l'énoncé pragmatique pur («l'eau bout à cent degrés»), mais entre les deux s'étend en fait toute une gamme de modalités du discours (verbes performatifs, formules de politesse, ironie, etc.) qui ont la capacité de faire entendre autre chose qu'elles ne disent. C'est dans ce contexte que l'énoncé fictionnel a la capacité de faire entendre l'assertion comme une assertion feinte. Capacité très particulière, à mon avis, et difficilement comparable aux autres modalités, mais la démonstration des mille manières dont, déjà, le langage non fictionnel bat en brèche la pureté pragmatique de l'énoncé en valait bien le détour.

Or, le dernier mot de l'essai concerne, non la spécificité de l'énoncé fictionnel, mais le critère narratologique par lequel Genette réduit le discours narratif à la seule narration hétérodiégétique (récit sans JE), en excluant explicitement celle du JE-narrateur extradiégétique (comme par exemple le narrateur proustien de La Recherche), puisque la feintise de l'auteur d'un récit homodiégétique est de nature différente : un Proust ne feint pas d'affirmer l'existence des faits racontés, mais sa propre identité avec un personnage dans l'univers fictif (pp. 44, 62). - Eargument me semble hautement contestable : est-il besoin de rappeler que le JE-narrateur extradiégétique n'est pas plus dans la fiction que le narrateur hétérodiégétique? Si un Perrault peut faire entendre par «il était une f0i5....» : «Veuillez imaginer avec moi qu'il était une fois..» (cf. p. 49-50), un Proust peut tout aussi bien faire entendre par «Longtemps je me suis couché de bonne heure» : «Veuillez imaginer avec moi que j'ai vécu ce queje vous raconte...». Le je-narrateur auquel l'auteur feint de se substituer n'est pas intrafictionnel : c'est en choisissant de désigner un personnage par JE qu'il affirme avoir vécu ce qu'il raconte.

Le propos de Récit fictionnel, récit factuel est la différence éventuelle entre les procédés narratifs appliqués de part et d'autre (propos qui permet à Genette quelques petites mises au point par rapport aux deux Discours du récit). Passant en revue les cinq catégories bien connues de son tableau narratologique (ordre, vitesse, fréquence, mode, voix), Genette retient, détails mis à part, le seul mode comme domaine nettement distinctif : seule la fiction peut avoir recours à l'omniscience narrative. Pour ma part, je voudrais ajouter, quant à la voix, que la narration réellement simultanée est chose courante dans le reportage (oral) journalistique tandis qu'elle est ultra-rare (sauf transgression) dans le récit fictionnel.

Et Genette peut conclure en gros qu'il n'y a pas a priori de différences entre discours fictionnel et factuel; les différences ressortent soit du paratexte soit de circonstanceshors-texte. - Est-ce vraiment si simple? Oui, pour la narratologie synthétisante,qui réserve une case à chaque procédé effectivement relevé, la transgression narrative n'a pas droit de cité. Pourtant, la vraie différence entre récit factuel et fictionnel réside précisément dans ces transgressions, qui sont proprement impraticablespour

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blespourle récit factuel. Voyons deux ou trois exemples, empruntés à La Recherche
et que Genette a complaisamment relevés dans Discours du Récit:

Ordre: Dans Swann, l'analepse devient le récit premier, ce qui, dans un récit factuel,
serait une négligence inadmissible.

Mode: La transgression spectaculaire de la focalisation interne (pensées de Bergotte
mourant, etc.) serait dans le récit factuel un mensonge grotesque, sans plus.

Voix, niveau: La seule manière de faire accepter Un amour de Swann dans un récit
factuel aurait été d'en indiquer les sources, c'est-à-dire non seulement Swann luimême,
mais encore bien des confidences de la part de personnages secondaires.

Si l'auteur de fiction peut à tout instant avoir recours à ces transgressions des normes pour saboter la vraisemblance de son récit et, par là, véhiculer son véritable propos, le récit factuel doit rester en deçà des procédés consacrés, sous peine de donner dans le mensonge. Voilà la différence essentielle entre récit fictionnel et récit factuel.

Enfin, dans Style et signification, l'essai le plus long et de loin le plus riche en suggestions, Genette se propose de chercher une définition sémantique du style, en supposant d'avance que ce terme doit désigner autre chose que la somme des figures rhétoriques. Partant de l'opposition description-expression, on retient comme première définition, toute provisoire, que «le style est la fonction expressive du langage, comme opposée à sa fonction notionnelle, cognitive ou sémantique» (p. 98-99). Substituons connotative à expressive, et nous abordons le premier trait rhématique du style, car la connotation évoque (entre autres) le mode de locution plutôt que le signifié (bignole pour concierge). Passons rapidement sur les relations entre connotation et évocation pour retrouver le sens du terme de dénotation: tel mot dénote tel objet si l'objet constitue un exemple du mot (un objet vert exemplifie la couleur verte). Or, sur le plan métaphorique, exemplifier équivaut à exprimer : la couleur grise de Guernica exprime la tristesse. Et nous voilà arrivés à une définition selon laquelle «le style est la fonction exemplificativc du discours» (p. 115). S'il y a donc style quand le discours constitue lui-même un exemple de ce qu'il dit, il reste à mettre ce pouvoir exemplificateur en rapport avec la connotation, qui n'est rien d'autre qu'une exemplification qui s'ajoute à la dénotation (p. 115) : à condition de dénoter cheval, coursier connote la noblesse du discours ... autant dire qu'en plus de ce qu'il dit, le discours est à tout instant ceci ou cela, d'où la dernière définition: «Le style consiste donc en l'ensemble des propriétés Thématiques du discours...» (p. 131). Ainsi, le style est le versant perceptible du discours, versant parfois inaperçu, mais constamment présent.

Genette souligne à juste titre que cette définition nous empêche de voir dans le style une collection de détails significatifs, et qu'elle situe le style au niveau de l'élocution. Ainsi, un texte exemplifie inévitablement un style - et ce qui semble stylistiquement neutre peut fort bien exemplifier la concision. Potentiellement, tout discours est style, selon l'appréciation du lecteur, et ce style est l'être du texte, distinct de son dire (p. 149).

Et la boucle est bouclée. Partant de la diction comme l'aspect rhématique que revêt parfois la prose non fictionnelle, on retrouve, sous le nom de style, Yétre du discours. Est-ce à dire que diction et style se confondent? - Si oui (et sinon!) pourquoi le terme de diction est-il banni de ce dernier essai? Pourquoi Genette répugne-t-il à l'employer aussi bien qu'à l'interdire? Mystère dont lui seul détient le secret, mais, en

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tant que lecteur, je peux affirmer qu'aucune stratégie élocutoire n'aurait pu imposer ce terme de diction avec autant de force que cette omission spectaculaire. Comme quoi ce dernier essai fait dire ce que disait effectivement le premier. Tel est, me semble-t-il, le mode d'élocution par excellence qui finit par capter l'attention du lecteur.C'est par sa manière de ne pas dire que ce texte incarne son être, c'est-à-dire la ... diction.

Université de Copenhague