Revue Romane, Bind 27 (1992) 2Margot Lindahl: La conception du temps dans deux romans de Claude Simon. Acta universitatis upsaliensis, Uppsala, Suède, 1991. 107 p.Nils Soelberg
Side 314
De quelque côté qu'on aborde l'œuvre de Claude Simon, on en revient invariablement au temps : le temps historique dans lequel évolue l'humanité, le temps présent dans lequel est projeté l'individu et enfin le temps narratif par lequel les narrateurs simoniens restructurent à leur manière le chaos qui les entoure et qui les dépasse. Si les deux premières acceptions concernent la notion temporelle telle qu'elle est vécue par les personnages romanesques, la dernière relève de l'expérience temporelle du lecteur qui cherche désespérément des repères dans ce mélange de souvenirs, de rêves et d'événements bruts. L'étude de Margot Lindahl se propose de rendre compte de ces deux aspects temporels, le temps en tant que structure et en tant que thème, en passant en revue deux romans marquants, La Route des Flandres (1960), sommet de la «période centrale», et Les Géorgiques (1981), ouvrage monumental de ces dernières années. Après un rapide aperçu des deux romans, dont le premier est une prise de conscience individuelle portant sur une durée limitée, tandis que le second raconte un parcours de plusieurs siècles que seules la lecture et l'écriture rendent possible, nous abordons les procédés structuraux de part et d'autre. Dans Flandres, la structure temporelle est entièrement commandée par la prise de conscience ultérieure du personnage principal; dans Les Géorgiques, les différents centres narratifs comportent invariablement une réflexion sur le passé et sur le travail scriptural aux prises avec ce même passé; dans les deux cas, la juxtaposition de fragments épars rappelle constamment au lecteur que l'origine du narré est une conscience individuelle, tandis que la superposition de divers personnages, et, partant, de différentes époques, transforme la progression temporelle en mouvement circulaire. Au niveau thématique, Lindahl opère une distinction importante entre le temps vécu comme une donnée préalable : l'homme dans le temps (historique, biographique), - et ce même temps comme un produit de la conscience humaine : le temps dans l'homme (dépendant de la mémoire et de l'imagination individuelles). Dans un troisième chapitre : Temps et langage, le temps vécu par le lecteur est mis en rapport avec le principe bien connu des associations et des assonances, puis avec les notions de rythme et de durée, et enfin avec le recours fréquent à l'image figée, ainsi qu'aux figures en général (mises en abyme, mythes, symboles).
Side 315
Le dernier chapitre : Signification - aborde la question du réalisme simonien, c'est-à-dire avant tout la réalité du texte même : ce que le lecteur peut suivre n'est pas le récit d'un passé effectivement vécu, mais une production scripturale par rapport à laquelle la diégèse est un sous-produit. En effet, «l'originalité de ces grands romans c'est l'invention du procédé de travail sur le matériel de chronique qui introduit des faits d'importance historique variable et le combine avec les descriptions faites par les témoignages des événements» (p. 83). Dans l'ensemble, cette étude, qui n'est peut-être pas d'une très grande originalité, rend bien compte de la temporalité simonienne, à partir de deux romans-clefs dont le choix est particulièrement heureux dans ce sens qu'ils marquent des étapes importantes dans la vaste évolution de la vision temporelle chez Claude Simon. Or, au niveau des détails, on ne peut que constater un manque de rigueur assez regrettable, tant sur le plan des concepts théoriques que dans le domaine de l'analyse textuelle proprement dite. Pour ce qui est des concepts théoriques, on aurait aimé une approche plus serrée de cette narration que l'étude situe à juste titre au cœur des problèmes ressentis pendant la lecture de Flandres (p. 20). Dans ce roman, il y a en fait narration et narration, il y a un narrateur anonyme racontant que Georges évoque ses souvenirs (souvenirs de guerre entre autres) et il y a Georges racontant ses souvenirs à d'autres personnages, notamment pour comprendre le comportement suicidaire du capitaine de Reixach (que cette étude a généreusement promu colonel). Tant qu'on n'a pas déterminé à quel type de narration on a affaire, il ne sert à rien d'interpréter les alternances entre Georges-IL et Georges-JE. Le chapitre consacré au thème au temps commence (p. 22-23) par la présentation d'un certain nombre de concepts temporels dont l'utilité n'est pas très évidente pour la suite. En effet, le sous-chapitre intitulé Le temps dans l'homme a très peu recours aux concepts présentés, mais donne en revanche de nouveaux exemples de la structuration temporelle (p. 30), traitée au chapitre précédent. Dans l'étude de la durée et du rythme (p. 41-45), Lindahl utilise les concepts de pause, de scène et de récit itératif (élaborés par Genette), mais ces concepts ont été assez mal assimilés : il est tout simplement incorrect de parler de pause au sens narratif pour désigner les passages racontant les réflexions successives d'un personnage (p. 42). De même, la notion de pause itérative (ibid.) aurait nécessité quelques explications; quoi qu'il en soit, le récit de la mort du capitaine de Reixach n'est pas itératif^. 44), mais - oh combien! - répétitif. Pour cette partie de l'étude, la question pertinente aurait été de savoir dans quelle mesure la notion de durée narrative (au sens de Genette) s'applique à un récit dont l'objet est une conscience humaine qui, en principe, «tourne» sans cesse. Il me semble de toute façon impossible d'appliquer ce concept sans une distinction rigoureuse des niveaux narratifs, à peine évoqués. Eanalyse textuelle proprement dite concerne les détails plutôt que l'ensemble, dans ce sens que les citations commentées constituent la majeure partie de l'ouvrage. Procédéen soi parfaitement opérationnel, à condition de subordonner rigoureusement le choix des citations à la démarche de la démonstration. Malheureusement, cette étude procède à une très longue énumération de «passages caractéristiques», d'une pertinencetrès variable par rapport à ce qu'il s'agit de démontrer. Un seul exemple: pour montrer le principe des associations et des assonances, par lesquelles le texte produit
Side 316
du sens plutôt que d'exprimer un sens préalable (p. 35), Lindahl cite plusieurs passagesmarqués par la répétition d'un même mot, - et elle les commente ainsi: «Fn répétant [ces mots] l'écrivain indique que les événements de la vie de guerrier semblentindépendants de l'époque pendant laquelle ils ont eu lieu» (p. 36) - ce qui revient à dire qu'il s'agit bien de la manière dont s'exprime un sens préalable. La question fondamentale, à mon avis, aurait été de savoir en quoi la production de sens incarnée par l'écriture simonienne se distingue de celle qu'accomplit n'importe quel récit fictionnel. Dans les grandes lignes, répétons-le, cette étude rend bien compte de certains aspects fondamentaux de l'œuvre de Simon, clairement résumés dans la dernière partie de la conclusion. C'est au niveau des détails que le livre de Margot Lindahl laisse à désirer, ces détails exigeant en fait des analyses extrêmement serrées et, par là, volumineuses. Université de Copenhague |