Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Tradition du traditionalisme ou tradition de l'innovation: quelques aspects de la conscience littéraire du romantisme sous la Restauration.

par

Maria Walecka-Garbalinska

Les rapports que les écrivains romantiques ont voulu établir avec la tradition littéraire et la tradition tout court ont souvent donné lieu à des interprétations contradictoires. Ainsi H. G. Gadamer affirme par exemple : «II y a une forme d'autorité que le Romantisme a défendue avec une ardeur particulière: celle de la tradition.»1 R. Poggioli soutient de son côté que Panti-traditionalisme romantique pouvait être parfois aussi extrême et absolu que celui de l'avant-garde moderne.2

Pour pouvoir souscrire à l'un ou l'autre de ces jugements, ou encore montrer que leur contradiction n'est qu'apparente, il faudrait décider au préalable non seulement de quel romantisme, mais aussi de quelle tradition on veut parler. En effet, la tradition étant tout ce qui est permanent ou récurrent par l'intermédiaire de la transmission, il existe aussi bien une tradition du traditionalisme qu'une tradition de l'innovation.3

La Restauration offre un cadre particulièrement propice à l'observation de ces deux types extrêmes de conscience historique, notamment dans le domaine des lettres. Disons entre parenthèses que la Restauration ellemême, longtemps boudée à cause du triomphe qu'elle assurait aux valeurs chères à la droite, mériterait un traitement plus impartial. Certaines tendances politiques et spirituelles des années 1815-1830 préfigurent curieusement celles dont nous sommes aujourd'hui témoins en Europe; c'est bien sous la Restauration que les Français faisaient leur apprentissage de la démocratie en même temps que s'exacerbait le sentiment national.

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II est vrai que l'idéologie politique essentiellement conservatrice qui régnait alors en France semblait s'étendre également à tous les domaines de la vie intellectuelle et imposer une attitude unique envers le passé. L'alliance de la littérature avec les forces qui prêchaient le retour aux valeurs de l'Ancien Régime a trouvé une expression tout à fait emblématique dans le titre du journal fondé en 1819 par les frères Hugo, Le Conservateur littéraire. Les jeunes auteurs qui débutaient alors dans la vie littéraire pensaient inévitablement leur rapport à l'héritage littéraire sous la pression des événements qui mettaient en question la permanence des valeurs et rendaient d'autant plus urgent l'enracinement de la conscience collective dans une tradition. Cependant, c'est à cette époque justement, et dans le milieu intellectuel favorable à la monarchie restaurée, que se manifestait de plus en plus clairement une attitude paradoxale et audacieuse : le respect de la continuité et la valorisation de la rupture, le culte du souvenir et le désir de tout oublier y apparaissaient conjointement, comme les deux faces d'une même recherche de l'identité. Je voudrais en indiquer quelques aspects et quelques implications, en me référant surtout aux textes engendrés dans le milieu de La Muse française, une autre revue littéraire d'orientation monarchiste qui, quoique éphémère, joua pendant les années 1823-1824 un rôle de premier plan dans la promotion des idées nouvelles sur la poésie.4

Une lecture superficielle des manifestes et des polémiques de presse de l'époque peut donner l'impression que l'histoire post-révolutionnaire de la littérature en France se laisse finalement réduire au problème des règles, des unités et de l'imitation des Anciens. En effet, la préoccupation constante des participants au débat par la définition des termes «classique» et «romantique»a occulté la dimension plus générale de ce débat et a pu faire croire qu'il ne s'agissait que d'une reprise de la Querelle des Anciens et des Modernesou d'une épreuve de force de deux rhétoriques concurrentes. Or, ce qui semble véritablement être en cause dans ce débat, c'est bien une redéfinitiondu vrai et du faux, du national et de l'étranger, de l'actuel et du dépassé qui coïncide avec un «réaménagement de la tradition»5. La phrase suivante de Victor Hugo en indique une direction : «jusqu'ici on a beaucoup trop vu l'époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l'antiquité dans Rome et la Grèce; ne verrait-on pas de plus haut et plus loin, en étudiant l'ère moderne dans le moyen-âge et l'antiquité dans l'Orient?»6 En effet, ce qui est constamment discuté, aussi bien dans la presse littéraire à propos des productionsrécentes que dans les proclamations des défenseurs des écoles ennemies,c'est la tradition littéraire et l'attitude qu'il convient d'adopter à son égard. L'opposition schlegelienne du classique et du romantique, essentiellementhistorique, situe d'emblée la discussion sur le terrain du passé en définissantla littérature romantique comme une portion négligée de l'héritage littéraire européen. Même si cette opposition est décisive pour l'orientation

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du débat jusqu'à la fin de la Restauration, ce dernier porte aussi sur d'autres domaines de l'histoire des lettres que le moyen-âge face à l'âge classique. Ainsi, ce qui préoccupe sérieusement les esprits c'est, par exemple, la questionde savoir si le XVIIe siècle est supérieur au XVIIIe ou non, s'il faut préférer Racine à Corneille ou vice versa, si Voltaire fut un grand poète tragique ou, au contraire, un écrivain médiocre. Avant même qu'il soit sérieusementquestion de définir les principes d'une poétique nouvelle - ou de proclamer une non-poétique - c'est un retour au passé et une réévaluation générale du discours qui s'imposent. Racine et Shakespeare*. Rien que le titre des célèbres pamphlets de Stendhal qui, à l'autre bout du spectre idéologiquede la Restauration, soulèvent la question du théâtre susceptible de plaire au XIXe siècle est d'une signification symptomatique à cet égard.

En lisant les textes où se manifeste directement la nouvelle conscience littéraire on est frappé par une attitude ambivalente envers l'héritage littéraire et culturel en général. Le schéma biologique, présent aussi bien dans De l'Allemagne que dans la préface de Cromwell, pour ne citer que ces deux textes capitaux, reflète le sentiment d'appartenance à une civilisation vieillie et décadente soutenu par une vision de la tradition littéraire en tant que cumulation et sédimentation des œuvres. Que cette vision aboutisse au postulat de rajeunir les sources d'inspiration par le recours aux domaines insuffisamment exploités jusqu'ici, tels que les mythologies nationales et les littératures étrangères, est logique et naturel. Ce qui peut paraître étonnant c'est qu'une conscience littéraire surchargée coexiste chez certains avec la conviction de vivre à l'aube du temps.

Marqués par le traumatisme révolutionnaire, les écrivains des premières années de la Restauration se considèrent parfois comme témoins et agents d'une nouvelle naissance du monde, du départ à zéro de la société. Ils tirent volontiers le parallèle entre leur époque historique et le temps mythique des origines, spéculent sur la langue primitive.7 En considérant la situation morale de la société et de la littérature contemporaines, ils soulignent la nécessité d'une régénération plutôt que celle d'une restauration. Parfois, ils la croient déjà accomplie par la révolution qui a mis fin à une société que dans le milieu ultra on appelait «fausse», c'est-à-dire éloignée des idéaux chrétiens et imprégnée de philosophisme. Dans un des premiers manifestes du Cénacle romantique intitulé «Nos doctrines», Alexandre Guiraud demande pour la nouvelle société française une littérature nouvelle : vraie, sérieuse et intime.8 On verra que ces trois catégories renvoient également à un modèle particulier de la tradition.

Si le postulat de «poésie vraie» n'est pas tout à fait nouveau et reste commun aux théoriciens et polémistes venant de tous les horizons idéologiques,il a chez les poètes royalistes et catholiques un poids particulier. Ils peuvent notamment mettre le signe d'égalité entre la vérité absolue, métaphysiqueet

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physiqueetla vérité relative, celle des besoins et des sentiments du public. La vérité dont il est question dans le milieu de la Muse, violemment hostile aux Lumières, c'est, bien entendu, la vérité du christianisme et la vérité du sentiment national. Mais Soumet, Guiraud ou Nodier n'entendent pas l'imposeren vertu de l'autorité du dogme ou en vue des ressources qu'elle peut offrir à la poésie. Ils sont convaincus qu'elle correspond «à de nouvelles modifications de la pensée, à de nouveaux faits de la civilisation, à de nouveauxbesoins du cœur humain»9. Il n'y a que cette vérité-là qui puisse satisfairel'homme post-révolutionnaire à la recherche des croyances et du mystèreétouffés par le «sophisme»10. «Il ne peut y avoir ni inspiration dans le mensonge des sentiments, ni éloquence dans la servitude des pensées», déclareSoumet .11 Le fameux slogan de Bonald sur la littérature comme expressionde la société servira d'instrument aux poètes royalistes dans leur revendicationd'une poésie et d'une tradition «aux sources de la vérité»12. Lorsque Guiraud annonce que son école poétique va suivre «les principes éternels du vrai et du beau, fondés sur les deux plus anciens livres du monde, la Bible et Vlliade»11, il semble penser au «rien n'est beau que le vrai» de Boileau et faire une déclaration de fidélité à l'esthétique du Beau universel. Mais, au nom même de ces principes, il fait retour à une tradition qui, en tant qu'originelleet primitive, pourra sanctionner la rupture. En citant la Bible et Ylliade comme modèles du vrai et du beau, Guiraud montre clairement qu'il ne s'occupe plus de la même vérité que l'auteur de Y Art poétique. Ce n'est pas la vérité de représentation qui l'intéresse, mais la crédibilité des valeurs véhiculéespar la tradition. Face aux arguments de perfection et d'universalité émerge ainsi l'idée de l'authenticité de la littérature et de la tradition dont elle se réclame. Ce point de vue s'affirme d'une façon beaucoup plus radicale chez le jeune Hugo, aussi bien dans l'article nécrologique qu'il consacre à Byron que dans les préfaces des Odes et Ballades de 1824 et 1826. Toute la querelle est sans objet, dit-il. Il n'existe qu'une littérature, parce qu'il n'existe qu'une société. Cette littérature, qu'il appelle réelle, est la seule légitime car elle est «la commune pensée d'une grande nation après de grandes calamités »14.

Soucieux d'établir un système de références conforme à l'exigence fondamentalede vérité ainsi comprise, les théoriciens de la poésie régénérée tententde réduire la tradition «opérante» aux textes considérés comme essentielset fondateurs. Comme Guiraud, ils évoquent le plus souvent - et presquetoujours ensemble - Homère et la Bible. Ces sources primitives sont «vraies», non seulement dans le sens absolu, mais aussi dans la mesure où, répondant à l'immense besoin des lecteurs, elles incarnent les valeurs jugées seules dignes de la lyre du poète : la patrie et la religion. Hugo déconseille fortement aux écrivains de méditer d'autres ouvrages que ces deux-là, car le poète, dit-il, «ne sera jamais l'écho d'aucune parole, si ce n'est de celle de

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Dieu»15. C'est bien cette conception grandiose de la mission du poète, détenteurde la vérité et créant - comme Dieu - ex nihilo dans un monde radicalementneuf qui, en fin de compte, empêche les jeunes auteurs de se reconnaîtredans les productions de leurs prédécesseurs.

Tout en refusant de se considérer comme des chaînons dans une chaîne historique ininterrompue, les membres du premier Cénacle éprouvent néanmoins la nécessité de se donner des ancêtres qui légitimeraient leur propre entreprise et se retrouvent ainsi dans la situation paradoxale de tous les mouvements d'avant-garde artistique. Persuadés que le poète «ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit»16, ils ont beau proclamer leur désir de faire table rase de tout ce qui a été fait depuis la Bibte (ou de presque tout, selon l'humeur du moment), on sait la richesse de leur bibliothèque imaginaire.17 La question qui se pose est donc de savoir si, en remplaçant Boileau, Racine et Voltaire par Dante, Le Tasse et Shakespeare, ils ne remplaçaient pas tout simplement, sinon un paradigme contraignant, du moins un canon de lectures par un autre, plus conforme aux valeurs esthétiques et spirituelles qu'ils professaient. Même si cela est incontestable, on peut également observer chez eux une certaine méfiance envers la tradition en tant que phénomène de continuité et de thésaurisation. En effet, partout dans la Muse on lit l'admiration pour ceux parmi les poètes du passé qui, selon les collaborateurs de la revue, non seulement ne devaient rien à personne, mais qui eux-mêmes, non plus, n'avaient pas de successeurs et n'ont pas formé d'école. Ne pas imiter c'est aussi se rendre inimitable. Et cela n'est possible que par l'adhésion à la «vérité» de la société contemporaine, incomparable à aucune autre. Guiraud, par exemple, exprime sa sympathie pour les oeuvres littéraires qu'on ne peut pas intégrer dans un processus homogène d'évolution littéraire, celles qui, de par leur nature même, ne prolongent ni n'anticipent aucune tradition. Bien que les noms cités par l'auteur puissent paraître discutables (Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre), son point de vue comme tel est intéressant car il permet de voir sous un jour différent la fameuse question de l'imitation. Tout aussi significatifs sont les arguments qu'il donne pour motiver le choix des «patrons» de la littérature naissante. Ce seront notamment ceux qui, à son avis, se situent en dehors du tissu continu de l'histoire littéraire, qui «ont écrit comme s'ils n'avaient pas étudié dans les collèges» : Lope de Vega, Shakespeare, Pétrarque ou Cervantes.18 Ecrire comme si on n'avait pas de prédécesseurs, faire semblant de n'avoir rien lu, telle est peut-être la solution pratique de l'antinomie entre l'idéal du poète-prophète des premiers temps et la situation réelle de l'écrivain accablé par le poids de l'histoire.

L'exemple de Dante est le plus transparent à cet égard. Les jeunes auteurs suivaient le jugement défavorable que leur maître Chateaubriand avait porté sur la Divine Comédie et lui reprochaient constamment son «imperfection», son obscurité, sa composition défaillante. Loin d'être érigé en idéal comme

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Milton ou Le Tasse, Dante exerçait cependant sur eux (comme sur beaucoup d'autres artistes romantiques) une fascination singulière, non seulement en sa qualité de poète exilé mais surtout comme auteur d'une œuvre inclassable. D'une part, il leur paraissait «simple comme les anciens», de l'autre étrange et bizarre. Indépassable et rebutant en même temps, il est vraiment «seul de sa race, sans ancêtres et sans postérité»19.

Nous retrouvons chez les membres du Cénacle de la Muse un désir analogue d'échapper aux rapprochements historiques et aux classifications. L'auteur de «Nos doctrines» affirme que les productions de ses amis sont aussi de telle nature qu'elles ne se laissent pas récupérer par la vision globale et systématisante de l'histoire littéraire. C'est pourquoi il refuse les étiquettes d'école et de genre appliquées par les critiques hostiles à la littérature nouvelle.

Dans cette contestation plus ou moins explicite de la continuité et de la récurrence des valeurs littéraires, transparaît un refus de l'histoire où l'on pourrait voir une conséquence ultime et paradoxale de l'argument historiciste, si fréquemment employé dans la polémique sous la Restauration. Si chaque époque doit être comprise en elle-même et pour elle-même, s'il faut prendre à la lettre l'affirmation du jeune Hugo que «les littératures antérieures ont disparu avec les générations dont elles ont exprimé les émotions politiques et les habitudes sociales»20, quel rapport peut-il y avoir entre les œuvres actuelles et celles des siècles passés?

Parmi les trois caractéristiques de la littérature nouvelle énumérées par Guiraud, c'est l'intimité qui semblera la plus importante à Hugo au point qu'il en fera l'essence même de la poésie dans la préface des Odes et poésies diverses. Le postulat d'intimité, dans une de ses acceptions du moins, se rattache à la recherche de la poésie «vraie» qui n'a pas besoin de «passer par la mémoire avant que d'arriver au cœur»21. Si l'auteur de «Nos doctrines» se montre assez prudent en acceptant «le souvenir» et «le cœur» comme les deux principes de la création et de ia réception, plusieurs de ses amis ne retiennent que le second et disent très limitée l'utilité de la mémoire culturelle dans l'acte de lecture. Emile Deschamps par exemple se moque des critiques qui «ont toujours 2000 volumes entre eux et l'ouvrage qui vient de paraître»22. L'intimité définit un type idéal de rapport au monde et au texte dont le maître-mot est «ravissement». Un tel rapport ne suppose point l'actualisation d'un paradigme littéraire et par conséquent se passe de l'intermédiaire de la tradition.

C'est pourtant la troisième épithète accolée par Guiraud à «la littérature nouvelle» qui est peut-être la plus intéressante pour notre propos. D'abord, parce que «le sérieux» apporte un contenu concret au lieu commun des «besoins du public». Ensuite, parce que ce terme désigne une certaine

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conscience du temps et comme tel renvoie à une perception spécifique de la
tradition.

La prétention à la nouveauté, soulevée dans des contextes différents par les membres du premier Cénacle, se justifie à leurs yeux par l'expérience historique exceptionnelle qui fut le lot de leur génération. Ainsi, Victor Hugo loue W. Scott d'avoir «senti qu'il fallait quelque chose de plus à une génération qui vient d'écrire de son sang et de ses larmes la page la plus extraordinaire de toutes les histoires humaines»23. Les récents malheurs publics ont engendré une disposition nouvelle des esprits et une ambiance générale incompatibles avec la littérature «frivole et impie» du siècle passé.24 Une société si douloureusement éprouvée ne peut accepter qu'une littérature sérieuse. «Après nos coupables infortunes faut-il se plaindre que les lettres soient sérieuses? Il faudrait s'affliger si elles ne l'étaient pas, car leur légèreté serait sacrilège, et leur rire serait impie», lit-on dans un compte rendu.25 Hugo renchérit : «D'ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorât après les guillotines de Robespierre» pour clore sa longue description de la «littérature réelle de notre âge» par cette affirmation : «son caractère est sérieux. »26

Les représentants du romantisme chrétien, tout en se réclamant des textes fondateurs, sont pourtant conscients de leur distance et de leur altérité, non seulement par rapport à la littérature inadéquate et aliénante «qui n'approuve d'inspirations que celles qui détachent le cœur de nos premiers devoirs et de nos anciens souvenirs»27, mais aussi par rapport à celle même où ils seraient tentés de chercher leurs modèles. Malgré toutes les analogies, il leur est difficile d'occulter le fait que cette dernière appartient à l'enfance de la civilisation, alors qu'eux, ils viennent après. «La poésie antique, fraîche et brillante, ressemble à l'espérance; la poésie moderne, idéale et sérieuse, est l'image du souvenir», dit Soumet.28 Ils se plaisent à répéter que les poètes contemporains font comme les Grecs : ils n'imitent pas, «ils puisent encore aux sources des plus nobles inspirations, la religion et la patrie»29, mais ils comprennent bien qu'il n'est pas possible de pousser le parallèle plus loin, comme il n'est pas possible d'évoquer Ylliade au même titre que la Bible. Le principe de vérité, tel qu'ils l'entendaient, amenait inévitablement les représentants du romantisme chrétien à condamner les «fictions» de l'imaginaire païen et à déclarer «étrangère» la littérature qui s'en inspire.30

Certains polémistes contournent la difficulté posée par la double référence,biblique et homérique, en déplaçant l'accent de l'épopée vers la tragédiegrecque dont ils soulignent le caractère essentiellement religieux. Par le biais de la tragédie l'antiquité païenne rejoint le XVIIe siècle chrétien avec lequel ils se trouvent des affinités particulières. Le grand siècle peut dès lors apparaître comme étant la période originelle. Le primitif, c'est le XVIIe

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siècle, affirme Guiraud tandis que Desjardins parle de la hauteur «idéale et
primitive» où Eschyle et Corneille ont placé la tragédie.31

Pour paraître «vrai» et crédible à ses contemporains l'écrivain doit satisfaire à l'exigence du «sérieux» comme catégorie morale et esthétique à la fois. Cependant, sous la plume d'un Soumet, d'un Guiraud, d'un Rességuier, ce concept reçoit souvent une signification plus profonde. Il évoque notamment l'appréhension du temps qui apparaît avec le christianisme, mais qui est particulièrement propre à l'homme postrévolutionnaire. Tout en saluant l'avènement d'un monde neuf, il ne renie pas sa mémoire, il a «le goût des choses nouvelles et seules possibles et le respect du passé»32. Cette attitude, qui dérive évidemment du projet idéologique du milieu de la Muse, fidèle à la monarchie restaurée mais prenant acte de la rupture définitive avec le passé, s'étend également au domaine littéraire. Déjà dans son audacieux ouvrage de 1814, Les scrupules littéraires de Mme la baronne de Staël, le jeune Soumet rattachait l'empreinte sérieuse de la littérature moderne à « (I)'expérience des âges» et affirmait que « (le) talent travaille sur les souvenirs»33. Il a tort d'ailleurs de reprocher à Mme de Staël de renoncer à l'idée de la perfectibilité et de reconnaître le don d'inspiration poétique aux peuples-enfants seulement. C'est bien dans De l'Allemagne que se trouve formulée avec netteté l'idée d'«une jeunesse nouvelle, celle qui naît du noble choix qu'on peut faire après avoir tout connu»34. La liberté de choix, en connaissance de cause, et en fonction de ce qu'on juge authentique, c'est justement ce qui caractérise l'attitude envers la tradition littéraire de cette génération «sérieuse». Le sérieux exclut tous les extrémismes, aussi bien le respect inconditionnel du passé, que l'illusion de la nouveauté absolue. Le sentiment de la fraternité du talent qui n'appelle ni la nécessité de l'imitation ni celle de la révolte remplace d'une part l'obéissance envers les maîtres et de l'autre l'axiome de «la guerre éternelle entre l'ancienne littérature et la littérature nouvelle»35.

Avec tout cet ensemble d'idées et de représentations, souvent confuses et même contradictoires, commence à se dessiner une transition entre la vision traditionnelle de la chaîne ininterrompue que forment dans le temps les oeuvres de l'esprit36 et l'idée moderne du génie créateur qui met en valeur l'expression originale de la subjectivité en dehors de la référence à la tradition.

Maria Walecka-Garbalinska

Université d'Uppsala



Notes

1. Vérité et méthode, Seuil, Paris, 1976, p. 119.

2. The Theory of the Avant-Garde, Cambridge, Mass., 1968, p. 54.

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3. La définition est d'Edward Shils, Tradition, Chicago, 1981, p. 16.

4. Cf. Léon Séché: Le Cénacle de la «Muse française», Mercure de France, Paris, 1908 et Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain. 1750-1830, J. Corti, Paris, 1973, p. 288-300.

5. Georges Gusdorf: Fondements du savoir romantique, Payot, Paris, 1982, p. 49.

6. Préface des Orientales (1829), dans Œuvres poétiques, éd. de la Pléiade, 1964, t. 1, p. 580-581.

7. Sur le primitivisme poétique, voir Bénichou: op. cit., p. 62.

8. Dans La Muse française. 1823-1824, éd. critique de Jules Marsan, Société des textes français modernes, Paris, 1907-1909, t. 2, p. 21.

9. Charles Nodier: De quelques logomachies classiques, ibid., p. 193.

10. Voir par exemple Guiraud: art. cité, p. 18-22 ou Hugo, dans l'article sur Lamennais, ibid., pp. 76,85.

11. T. 2, p. 143.

12. Hugo dans l'article sur Byron, ibid., p. 298.

13. Ibid., p. 24.

14. Ibid., p. 302.

15. Préface des Odes et Ballades de 1824, dans Œuvres poétiques, op. cit., p. 277.

16. Préface de 1826, ibid., p. 289.

17. Elle trouve un reflet significatif dans la mode des épigraphes qui sévissait dans le milieu de la Muse. Cf. L. Séché, op. cit., ch. V. Alexandre Soumet fut sans doute le seul à avoir compris à la lettre et mis en pratique le postulat de réduction de l'héritage littéraire. Si l'on en croit Sainte-Beuve, Soumet «n'avait en tout que sept ou huit ouvrages dans sa bibliothèque, Homère, l'Enéide, Dante, Camoëns, Le Tasse, Milton et la Divine Epopée», cette dernière étant son propre poème épique {Œuvres, t. 2, éd. de la Pléiade, 1960, p. 877, note).

18. Article cité, p. 9.

19. E Holmondurand: compte rendu de la traduction de l'Enfer par Brait Delamathe, dans La Muse, éd. cit., t. 1, pp. 318-319. Le livre de Michael Pitwood, Dante and French Romantics, Droz, Gevève, 1985, nous convainc que l'attitude de cette jeunesse littéraire ne différait point de celle que représentaient la plupart des critiques sous l'Empire. Des formules comme «seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne pouvant en servir» (Ginguené, cité par Pitwood, p. 44) ou «complètement nouveau dans sa composition comme dans ses parties, sans modèle dans aucune langue» (Sismondi, ibid., p. 45) côtoyaient sous leur plume la critique la plus sévère.

20. La Muse, éd. cit. t. 2. p. 301. C'est moi qui souligne. Rapprochons cette conception extrême de celle que T. S. Eliot formule dans «La Tradition et le talent individuel». Fondée également sur le concept de «sens historique» et de «génération», cette dernière se situe pourtant aux antipodes de la vision hugolienne. C'est grâce au sens historique que l'écrivain ne voit pas son œuvre uniquement dans la perspective de la génération à laquelle il appartient, mais devient conscient que «l'ensemble de la littérature européenne depuis Homère [...] a une existence simultanée et forme un ordre simultané» (dans Selected Essays, London, 1941, p. 14; c'est moi qui traduis).

21. Compte rendu de Saiil de Soumet par Desjardins, dans La Muse, éd. cit., t. 1, p. no

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Résumé

Le présent article analyse l'attitude envers l'héritage littéraire telle qu'elle se manifesta dans le premier Cénacle romantique en examinant surtout les prises de position théoriques dans la Muse française (1823-1824). Les catégories - morales plus qu'esthétiques - du vrai et du sérieux commandaient le retour à une tradition originelle, celle de la Bible et de Ylliade, au mépris de la continuité linéaire. Malgré l'attachement réel de ce milieu à la littérature classique, le postulat qu'il formula de réduire le système de références littéraires aux textes fondateurs sanctionnait d'avance la rupture et préparait le terrain aux innovations esthétiques.



22. Ibid, t. 2, p. 269.

23. Ibid., t. 1, p. 28.

24. Voir le compte rendu des Nouvelles Odes par Soumet, /M/., t. 2, p. 152 et le réquisitoire de Hugo dans l'article cité sur Byron.

25. Jules de Rességuier: ibid., t. 2, p. 86.

26. ibid., p. 301-302.

27. Nodier: art. cité, ibid., p. 196.

28. Ibid., p. 145.

29. Rességuier: art. cité, p. 92.

30. Par exemple Hugo dans l'article sur Eloa, ibid., p. 247.

31. Ibid., i. l,p. 132.

32. Soumet: ibid., p. 240. Il est intéressant de voir comment un mouvement littéraire à la recherche de son identité rejoint la description phénoménologique du sérieux en tant que conscience du temps. La conscience sérieuse totalise toutes les dimensions temporelles et «fait acception du plus long intervalle de temps possible», Vladimir Jankélévitch, L'aventure, l'ennui, le sérieux, Aubier-Montaigne, Paris, 1963, p. 198.

33. Dans Edmond Eggli et Pierre Martino: Le débat romantique en France. 1813-1830, Belles lettres, Paris, 1933, t. 1, p. 219.

34. Hachette, Paris, 1958, vol. 4, p. 232. Lidée de la nouvelle jeunesse, «le vieillard redevenu enfant», revient plus tard dans la préface de Cromwell.

35. Rességuier: art. cité, p. 86.

36. Cf. Louise Vinge: Bildningskedjan : dess fôrsta lankar och dess sista?, dans Tvarsnitt, 1979, nr 1.