Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Partitions de paroles

par

Bruno Tritsmans

Pensées

Depuis toujours, l'idée d'une musica mundana, d'une musique cosmique exprimant l'harmonie de l'univers a fasciné le philosophe. Dans cet ordre d'idées, la musique humaine et, plus généralement, l'art, ne fait que reprendre les lois régissant la musique cosmique, miroir de l'ordre inscrit dans les choses.1

De nos jours, l'œuvre de Michel Serres, parmi d'autres, continue à être visiblement séduite par ce topos d'origine platonicienne, qu'on avait pu croire éculé. En même temps, elle permet de contextualiser quelque peu cet engouement, de poser la question de ses enjeux profonds.

On sait que les travaux de Michel Serres sont comme hantés par ce qu'il a appelé la «thanatocratie», l'idée que, dans le monde technologique, tous les savoirs, toutes les institutions sont «intégralement finalisés vers la destruction totale du réservoir total»2, et sa démarche peut être lue comme une tentative, sans cesse recommencée, de déjouer ce mécanisme. Dès Le Parasite, la musique apparaît comme ce qui permet d'échapper à tout ce qui relève, en définitive, du bruit: «elle avance, courageuse, au voisinage des rumeurs, elle fait face au bruit» (P, p. 180).

La musique, et en particulier la musique élémentaire, celle qui «fait lever la mélodie à même la matière sonore comme lève la pâte du pain» (CS, p. 125), deviendra dès lors le modèle de son écriture. Idéalement, sa prise de parole s'inscrit dans ce rythme originaire: «On écrit d'abord par une vague de musique, une vague de fond qui vient du bruit de fond» (G, p. 221). Par cette modélisation, tout se passe comme si le discours philosophique cherchait à transcender ses contingences: la musique est pour lui comme une utopie discursive, qui lui permet de penser au-delà de ses propres limites.

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II est significatif, à ce propos, que Michel Serres commente avec insistance, dans ses derniers textes (Les cinq sens, Statues, L'hermaphrodite) le mythe d'Orphée, qui dit précisément la maîtrise du chaos par le chant, le pouvoir de reconfiguration du musicien: «Orphée transforme le bruit en musique» (CS, p. 129), «la musique lisse les épines du bruit» (CS, p. 134). Dans la figure d'Orphée, le philosophe trouve un modèle prestigieux: «Eurydice, Eurydice, j'aurais voulu te donner la vie et je n'écris que de la philosophie» (CS, p. 141).

Récits

L'écrivain partage cette fascination pour la musique, et ce alors même qu'il n'en a le plus souvent aucune connaissance réputée sérieuse, au désespoir du musicologue.3 Mais comme le note finement J. Gracq, son point de vue est «moins spéculatif et moins désintéressé» que celui du philosophe («Entretiens J. Gracq-J. Carrière», p. 124).4 Je propose dans ces pages d'explorer le champ que cette remarque suggère comme négativement: quels sont les intérêts qui amènent l'écrivain à s'occuper de musique? Et selon quelles modalités1? Pour ce faire, je convoquerai six scènes empruntées à deux romanciers contemporains - M. Yourcenar, J. Gracq -, agrégat de rencontre d'où se dégagera peut-être quelque figure ...

Le premier récit de Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat (1929), prête voix à un musicien homosexuel qui écrit une longue lettre à sa femme pour lui expliquer pourquoi il l'a quittée. Le narrateur de ce bref récit se trouve dans une position réprouvée, et est amené à justifier le parti qu'il a pris, à développer un contre-discours à la morale par laquelle il se croit condamné.5

Il ne revendique toutefois pas ouvertement son homosexualité: plutôt que de prendre position, il évoque, à titre de justification, un passé lointain et confus (ŒR, p. 33).6 Celui-ci se réalise concrètement dans les étangs de Woroïno, le lieu de naissance, qui «ressemblent à de grands morceaux de ciel gris tombés sur la terre, et qui s'efforceraient de remonter en brouillard» (ŒR, p. 11). Et quand il s'interroge sur lui-même et recherche les «raisons beaucoup plus intimes» (ŒR, p. 22) de son homosexualité, il insiste sur leur obscurité irréductible et invoque la «complexité de la vie» (ŒR, p. 18). Il crée ainsi une marge d'indétermination, un flou dont il se réclame.

Ce brouillard ne peut adéquatement se traduire en mots, «toujours trop précis pour n'être pas cruels» (ŒR, p. 16). En revanche, Alexis sollicite à cet effet la musique, qui «seule permet les enchaînements d'accords» (ŒR, p. 9). C'est à sa musique «très discrète» qu'il emprunte son projet d'«écrire à voix basse» (ŒR, p. 62).

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La musique est d'ailleurs presente dès l'enfance d'Alexis, et ce par le biais de deux représentations picturales dans la maison de Woroïno. La première est une gravure moderne où l'on voyait «des personnages qui écoutaient un musicien», et Alexis s'avoue terrifié «par le visage de ces êtres, à qui la musique semblait révéler quelque chose» (ŒR, p. 16). La seconde est une «très vieille copie d'une peinture italienne», où l'on voyait un homme au clavecin qui «s'arrêtait déjouer pour écouter sa vie» (ŒR, p. 17).

Par le biais de ces deux tableaux, qui offrent des représentations qui se veulent répandues, voire stéréotypées, du musicien, Alexis-narrateur semble chercher une représentation adéquate du musicien qu'il est devenu au moment où il écrit. Le premier montre un musicien qui révèle, un art efficace; le second, en revanche, représente un musicien qui écoute sa vie et pour cela s'arrête précisément de jouer. Tout se passe comme si Alexis empruntait au premier tableau l'idée d'un art qui révèle, au second la préoccupation intimiste, pour les combiner: c'est sa musique qui lui révèle sa vie et qui, du moins à ses yeux, la rend transparente pour autrui.

En jouant, il croit en effet pouvoir exprimer les choses «en ne les disant pas» (ŒR, p. 47), et sa musique est censée véhiculer un message précis: «de votre chambre vous m'entendiez jouer, écrit-il à sa femme; je me disais que cela suffisait comme aveu et comme explication» (ŒR, p. 74).

Cette transformation d'un indicible en parole pleine par le biais de la musique informe la dynamique d'ensemble de ce récit. La musique réalise un gain de sens, à tel point qu'Alexis s'arroge chemin faisant, après les hésitations du début, «presque le droit» (ŒR, p. 35) d'attendre la compréhension de son interlocutrice. Et à la fin du récit, il croit être en droit de rejeter catégoriquement «les convenances extérieures» (ŒR, p. 67), «la morale ordinaire» (ŒR, p. 76) pour se réclamer d'une «morale intime» (ŒR, p. 67).

Dans cet aveu, on le voit, la musique est appelée à jouer un rôle palliatif
essentiel: en situation de discours, elle convainc de ce dont la parole est
incapable, relate une histoire littéralement indicible.

Ces prestiges de la musique sont toutefois précaires. Dans le second roman,La Nouvelle Eurydice (1931), le narrateur, Stanislas Langelier, ne réussitpas à retrouver Thérèse d'Olinsauve, la femme qu'il aime, ou, plus généralement,à ressusciter le passé, qui lui apparaît «à la façon d'un objet aperçu derrière une glace sans tain» (LNE, p. 13). Ce récit donne dès lors à lire une variante déceptive du mythe d'Orphée évoqué par le titre. Il est révélateur, dans ce contexte, qu'il comporte une survivance du thème musical d'Alexis sous la forme du «vieux piano un peu désaccordé» (LNE, p. 72) qui meuble le salon des d'Olinsauve: alors que la musique, dans Alexis, était l'expression harmonieuse, comme transparente d'une histoire, elle se dégrade ici au moins virtuellement en notes «désaccordées». Le récit se modèle sur le motif

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musical ainsi dévalorisé: il échoue à harmoniser, et bute sur le cliché romanesque(LNE,
pp. 13,118,198).

Quelque cinquante ans plus tard, la musique réapparaît dans ce qui est à peu de choses près le dernier récit de Yourcenar, Un homme obscur (1982). Les morceaux exécutés dans le salon de Madame d'Ailly forment un «mince filet de délices» (ŒR, p. 959) qui voile le dehors marqué par la souffrance et la douleur. Ils rejoigent ainsi de façon explicite (ŒR, p. 969) la philosophie more geometrico de Léo Belmonte, qui «lie entre elles les choses» par des «équations parfaitement nettes» (ŒR, p. 967) et jette «comme un réseau sur ce monde trop étroit qui nous gêne aux entournures.. .« (ŒR, p. 968). Mais les «sons purs» (ŒR, p. 958) sont éminemment fragiles, à la merci du «bruit» (ŒR, p. 959) qui peut à tout moment briser l'harmonie.

Ce récit aménage cependant une possibilité de survie pour la musique
menacée de retomber dans le bruit. Après le concert, Madame d'Ailly s'attarde
dans la salle vide, et pose parfois «un doigt distrait sur une touche»:

Ce son unique tombait comme une perle ou comme un pleur. Plein, détaché,
tout simple, naturel comme celui d'une goutte d'eau qui choit, il était
plus beau que tous les autres sons. (ŒR, p. 960)

Entre Madame d'Ailly et Nathanaël, qui assiste presque clandestinement à cette scène, la communication (intime) est interdite pour des raisons sociales, et la musique semble donc à nouveau se substituer à une parole impossible. Elle n'est toutefois plus morceau qu'on exécute, support d'une histoire indicible, mais se limite à un «son unique», comme si ses pouvoirs, ses possibilités d'expression se trouvaient limités. Cette réduction s'accompagne d'une concentration: le «son unique» se matérialise et se fait «perle», chose pleine et opaque. L'aveu que semble trahir la traduction subséquente du «son unique» en «pleur» est comme effacé par l'assimilation préalable à la perle, encore que celle-ci reste quelque peu marquée par l'industrie humaine.7 Mais le processus d'effacement de l'humain aboutit avec la comparaison du «son unique» à «une goutte d'eau solitaire qui choit», rythme élémentaire dans lequel se dissout l'histoire humaine.

La musique ne sert donc plus, comme dans^4/my, à traduire un aveu, mais
elle l'inscrit dans l'ordre des choses, ce qui est une autre façon de lui conférer
une harmonie.

Au château d'Argol (1938) accrédite, tout en se défendant de verser dans le symbolisme (ŒC, p. 4),8 l'existence d'une logique, voire de P«inexorable fatalité» (ŒC, p. 33) qui régit les rapports entre les différents protagonistes. Entre Albert, Herminien et Heide, qui se trouvent comme en vase clos dans le manoir d'Argol, se tissent des rapports d'attirance et de répulsion, d'affinité et de rejet, qui échappent à leur emprise et du coup aussi à la formulation.

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Dans ces circonstances, le recours à la musique s'impose à nouveau. Pour décrire Heide, «figure à peine terrestre» (ŒC, p. 29), «la musique seule» peut fournir des «éléments de comparaison» (ŒC, p. 29). Le paradigme musical s'amplifie dans le chapitre central «La Chapelle des abîmes», où Albert et Herminien découvrent qu'ils ne font que redoubler obscurément l'histoire du roi Pêcheur (ŒC, p. 56).

Dès le début de cette scène, le sourire d'Herminien donne à Albert l'impression
de se situer «dans une région inaccessible à tous les rapports humains»:

Comme portés par le réseau d'une musique exaltante, ses membres paraissaient prisonniers des lois fatales d'un nombre - quoiqu'il en fût à tous égards premier - et sa démarche majestueuse au-delà de toute mesure, et à tout moment visiblement orientée, sembla à Albert la matérialisation, pour la première fois débarrassée de toute espèce de voiles grotesquement esthétiques, de ce que Kant a appelé non sans mystère une finalité sans représentation de fin. (ŒC, p. 52)

La musique, qui se fait «réseau», exprime la rigueur géométrique des rapports
qu'entretiennent les différents personnages, et s'oppose radicalement
aux contingences, aux «voiles grotesquement esthétiques».

La chapelle des abîmes, marquée par «l'éclatante désappropriation de toutes choses» (ŒC, p. 56), est le lieu où se découvre la présence sous-jacente d'une autre logique, qui se traduit, ici encore, en musique. Le jeu d'orgue d'Herminien, qui emplit «en un instant la chapelle» (ŒC, p. 56), reconfigure, par son «ampleur» (ŒC, p. 57), les événements qui se sont déroulés depuis l'arrivée au château d'Argol: Albert y déchiffre ainsi l'orage qu'il avait contemplé, la passion d'Herminien pour Heide et le rythme des gouttes d'eau qui tombent de la voûte.

Mais la dynamique du jeu d'Herminien se poursuit au-delà, et il recherche «la clé d'une élévation encore supérieure» (ŒC, p. 57): une «note tenue avec une constance merveilleuse» éclate «dans une inouïe splendeur et, prenant appui sur elle comme sur une plage sonore, s'éleva une phrase d'une indicible beauté», «le chant de la fraternité virile» (ŒC, p. 58). Tout se passe comme si Herminien, par son jeu, dépouillait les choses de tout ajout inutile et dégageait leur cohérence profonde, élémentaire: la fin de ce concert singulier s'accompagne de la montée, dans le «corps entièrement vacant», du «flux salubre d'une mer libre et légère comme la nuit» (ŒC, p. 58).

Un beau ténébreux (1945) reprend la situation à'Au Château d'Argol: les habitudes du groupe d'estivants de l'Hôtel des Vagues, autre lieu clos, sont bouleversées par le comportement suicidaire d'Alian, qui dégage les «harmoniquesfondamentales» (ŒC, p. 100), la «courbe fabuleuse» (ŒC, p. 221). En même temps - et c'est la particularité de ce roman -, cette opérationest

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tionestcontaminée par le jeu, voire par la tricherie, et Un beau ténébreux semble dès lors comme la variante parodique à'Au château d'Argot à la limite, Alian feint, et il qualifie son action, vers la fin, de «gaminerie lugubre» (ŒC, p. 260).

Dans ces circonstances, le motif musical se métamorphose. A la fin d'une soirée dansante, après le départ des musiciens et des derniers couples, Alian «nonchalamment s'approcha du piano encore ouvert, s'assit lentement et, distraitement d'abord, puis avec passion, avec mélancolie commença à jouer un nocturne»:

Les dernières notes résonnèrent, lentes à mourir, mystérieuses, inégales, incertaines, et ils (Alian et les siens) écoutaient toujours, l'âme dissoute, perdus dans un engourdissement douloureux. Dans la haute salle vide, le matin maintenant montait, submergeait comme une mer. Une heure sonna, grêle, lente, dans un couloir de l'hôtel. (ŒC, p. 237)

Alors que le jeu d'Herminien exprimait encore une histoire et se terminait sur une «phrase d'une indicible beauté», les dernières notes du nocturne d'Allan sont «inégales» et «incertaines», et l'heure «grêle, lente» qui sonne lui sert en quelque sorte d'écho. Alian ne révèle pas, en jouant, la trame sous-jacente aux événements, mais procure à ses auditeurs un «engourdissement douloureux». Corrélativement, la mer «libre et légère» qui montait dans^4« château d'Argol se transforme en mer qui «submerge» (ŒC, p. 337). La musique perd donc manifestement ses pouvoirs de reconfiguration, et ce qui était ou du moins se voulait partition se dissout.

Beaucoup plus tard, dans Les Eaux étroites (1976) qui se veulent exploration des «champs de forces que la Terre garde, pour chacun de nous singulièrement, sous tension» (EE, p. 9), le motif musical revient à propos de vers de Nerval redits «à mi-voix»:

Ils sont de la veine mineure, celle des Odelettes, où rien encore ne fait pressentir les miraculeux sonnets orphiques de la fin, mais leur charme sur moi est puissant; leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens: l'épinette, le virginal élisabéthain surtout, qui ensorcelle un des plus mystérieux tableaux de Vermeer, tout vibrant encore, on dirait, de la sonorité liquide d'une touche que le doigt suspendu vient de quitter. (EE, p. 29)

Les Odelettes nervaliennes sont explicitement opposées aux «sonnets orphiques de la fin» - sans doute Les Chimères -, auxquels est attribué le pouvoir - Gracq le précisera dans Autour des sept collines pour «Myrtho» et «Delfica» - de «blasonner» un espace (en l'occurrence le golfe de Naples), de modeler le souvenir «qu'ils nettoient de toutes ses scories» et de le ramener «à une pureté, à une netteté de lignes emblématiques» (ASC, p. 37).

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Au pouvoir de reconfiguration propre aux sonnets orphiques s'oppose maintenant le «charme (. . .) puissant» des Odelettes: par leur son «grêle et frileux», elles ne sont pas sans rappeler le nocturne d'Alian dont les dernières notes étaient comme répercutées par l'heure «grêle» qui sonnait. Mais ce son est maintenant revalorisé par son assimilation à celui de l'épinette et du virginal, qui évoquent à leur tour La Leçon de musique de Vermeer.Q Par ce transcodage esthétique, le son «grêle» acquiert un pouvoir «mystérieux», susceptible d'«ensorceler» ou de faire vibrer au moins un tableau. La suite explicite encore cette emprise du poème:

A leur appel, une faible vapeur, claire et pourtant nocturne, monte de la rivière et vient flotter sur la prairie, ainsi que dans la scène de Sylvie où chante Adrienne, et voici qu'un poème de Rimbaud, sans effort, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve: '... la main d'un maître anime le clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes; on a les saintes, les voiles, les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant'. (EE, p. 30)

La musique des Odelettes et du virginal confondus s'objective dans le paysage embrumé de Sylvie, lieu idyllique.10 L'image rimbaldienne, tirée des Illuminations («Soir historique»), confirme encore cette association d'un son à un espace: le pré y devient clavecin. Au terme de cette série de «précipités adhésifs» (EE, p. 30), le pouvoir orphique du sonnet qui reconfigure est devenu «magie blanche, champêtre et toute naïve» du poème mineur, qui transforme le «son grêle, frileux» en paysage embrumé, la discordance en image de plénitude.

Poétiques

La musique, nous dit Michel Serres, est une «langue universelle, à peu près indéterminée. La musique est une langue dédifférenciée» (G, p. 75). Proche en cela de la géométrie, elle dit l'harmonie du monde, et apparaît ainsi comme un horizon de référence pour le discours philosophique même: «Quiconque s'améliore et s'approfondit espère composer: puissé-je y parvenir avant de mourir» (CS, p. 130).

L'écrivain reste en deçà de cette attitude confiante, qui accorde à la musiqueune essence irréductible et invariable, un «sens blanc» (G, p. 75): s'il est sensible au caractère transcendantal de la musique, «toujours disponible et toujours neuve», par rapport à la parole, il avoue aussi par moments être davantage attiré par l'opéra traditionnel parce qu'il dote la musique «de ce supplément de signification plus solide au seuil duquel elle semble nous abandonner». La tentation de l'écrivain est bien de donner à la musique

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«comme un complément le passage à un état plus accessible à l'intelligence»
(«Entretiens J. Gracq-J. Carrière», pp. 122 et 125).

La musique fonctionne ainsi, en situation, non plus comme un «sens
blanc», mais comme un blanc du sens, comme un signe vide que chaque texte
peut remotiver différemment. D'où une gerbe de possibles ...

Elle peut en effet être appelée à exprimer une histoire là où les mots échouent. Ces pouvoirs s'avèrent éphémères, et tout se passe alors comme si la musique était contaminée par l'opacité irréductible du langage: la morceau musical s'effiloche en notes éparses. En fin de parcours, la partition se limite délibérément à un seul son, qui est corrélé à ces phénomènes naturels que sont la goutte d'eau qui choit ou la brume qui monte.

Invariablement, la musique figure ainsi, pour la littérature qui se modèle sur elle, comme un miroir magique où la parole humaine cherche à conjurer sa radicale incomplétude, et où elle poursuit indéfiniment ce rêve d'«un langage sans écart, sans hiatus - sans défaut»11.

Bruno Tritsmans

Université d'Anvers



Notes

1. Voir, sur ce topos, M. Wildiers, De muziek der sferen. Vier opstellen over wereldbeeld en cultuur, DNB, Antwerpen, 1983, p. 43 s.

2. M. Serres: Trahison: la thanatocratie, Hermès IV. La traduction. Minuit, Paris, 1974, p. 102. Dans la suite, nous nous référons aux textes suivants de Michel Serres: Le Parasite (P). Grasset, Paris, 1980; Genèse (G). Grasset, Paris, 1982; Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés I (CS). Grasset, Paris, 1985.

3. C. H. Joubert note qu'«il est bien rare que le vocabulaire de la musique soit employé avec bonheur par les écrivains» (Le fil d'or. Etude sur la musique dansai la recherche du temps perdu, Corti, Paris 1984, p. 15).

4. «Entretiens J. Gracq-J. Carrière», in J. Carrière: Julien Gracq, La Manufacture, Lyon, 1986, p. 117-171.

5. Je reprends ici, en les amplifiant, des éléments de mon étude «Opposition et esquive dans Alexis et La Nouvelle Eurydice», M. Delcroix (éd.), Mythe et idéologie dans l'œuvre de M. Yourcenar. Société internationale d'études yourcenariennes, Tours, 1989, p. 1-14.

6. Toutes nos références à M. Yourcenar renvoient aux Œuvres romanesques. Gallimard, Paris, 1982), sauf pour La Nouvelle Eurydice (LNE) Grasset, Paris, 1931, qui en a été écartée.

7. On se reportera à ce propos à la très belle analyse de M. Delcroix, qui lit cette séquence en herméneute et y déchiffre le non-dit, la «faille qui se révèle blessure» («D'une rhétorique de la discrétion. Le personnage de Madeleine d'Ailly», M. Yourcenar et l'art. L'art de M. Yourcenar. Société internationale d'études yourcenariennes, Tours, 1990, p. 371-379).

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Résumé

Le philosophe moderne qu'est Michel Serres continue a être fasciné par le topos de la musica mundana, d'une musique cosmique exprimant l'harmonie de l'univers, qui constitue un horizon de référence pour son propre discours. L'écrivain partage parfois cette fascination, même s'il avoue que son point de vue est «moins spéculatif et moins intéressé» (J. Gracq). Je propose de retracer ces intérêts qui amènent l'écrivain à s'intéresser à la musique en convoquant six scènes empruntées à deux romanciers contemporains, M. Yourcenar et J. Gracq.



8. Pour Au château d'Argol et Un beau ténébreux, nous nous référons à l'édition de ces textes dans les Œuvres complètes I, (ŒC), édition établie par B. Boie. Gallimard, Paris, 1989. Les Eaux étroites (EE) et Autour des sept collines (ASC) sont cités dans l'édition Corti ( 1976 et 1989).

9. Le nom du tableau est précisé par J. L. Leutrat, qui tient son information de Julien Gracq même {Julien Gracq, Seuil, Paris, 1991, p. 267, note 57).

10. Pour une analyse des brouillards nervaliens comme «forme de bonheur», voir R. Chambers, «Brouillards nervaliens, brouillards baudelairiens», M. Streiff-Moretti (éd.), L'imaginaire nervalien. Lespace de l'ltalie. Perugia, Edizione Scientifiche Italiane, 1988, p. 181-195.

11. G. Genette, Figures 11, Seuil, Paris, 1969, p. 153.