Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Pour une pragmatique du discours comique à propos d'Alphonse Allais

par

Jean-Marc Defays

«Pourquoi rit-on? Comment rit-on? Où
rit-on? De quoi rit-on? Mir lit-on?»

(Alphonse Allais, Le Chat Noir, 1890)

Pour notre divertissement comme pour notre édification, le discours comiqu e1 - du calembour facile à l'œuvre humoristique - met souvent en jeu les fonctions et les fonctionnements de l'activité langagière. Plus librement et à moindre risque que d'autres types de discours, il explore les limites du langage en manipulant jusqu'au bord de la rupture (parfois même au-delà) les rapports qu'il établit entre les mots, le monde et les interlocuteurs. Le texte comique sert en quelque sorte de banc d'essai sur lequel une communauté s'offre le luxe de mettre à l'épreuve les discours qui la fondent. Comme le comique provient généralement de la démonstration par l'absurde des ressources et des limites du langage, son caractère pédagogique semble être une vocation première, comme il l'est sur le plan thématique concernant l'ingéniosité et les travers des hommes. Pourtant, en dépit de l'intérêt qu'il représente, le discours comique résiste curieusement à toutes les tentatives d'explication un peu générale2 et semble décourager les études «sérieuses» portant sur ses mécanismes internes.3

Quand les recherches s'appuient sur des théories psychologiques, philosophiquesou sociologiques, l'analyse du texte ne sert d'habitude qu'à les illustrer.Aussi ne discuterons-nous pas le rôle cathartique du rire - récréation d'une organisation sociale étriquée (le carnaval bakhtinien), décharge d'un subconscient brimé (le défoulement freudien) -, ni son aspect répressif - distraction d'un comportement aliéné (la mécanisation bergsonienne).4 S'ils peuvent sans aucun doute contribuer à comprendre les origines du rire, ils

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n'aident guère à cerner les dispositifs langagiers ou textuels spécifiques qui ont la propriété de le déclencher. On peut accepter l'idée que l'humour est une attitude mentale ou sociale, «presque un art de vivre, avant d'être un art poétique»5, encore faut-il se demander comment cela se traduit ou se produit sur le plan du texte.

Pour leur part, les littéraires, - critiques, historiens ou stylisticiens -, qui abordent l'humour sur ce terrain, s'arrêtent souvent au stade descriptif en s'en tenant à une définition pratique du comique basée sur ses effets «hilarants» (comme le gaz du même nom):

Si l'on me demande ce que c'est le comique, la seule réponse à laquelle je
puisse entièrement souscrire est ce qui me fait rire;6

et à un relevé des procédés ou des trucs qui les provoquent sans tâcher d'accéder à la pratique (du langage ou du texte) commune dont ils relèveraient. En outre, ces stylistiques se servent de distinguos qui dissolvent la question plutôt qu'ils ne la résolvent. Nous pensons aussi qu'il faudrait

d'abord se dépouiller des distinctions arbitraires ou abstraites qui opposent le comique, l'humour, la dérision, le grotesque : les gestes, les fictions, les paroles, les dramatisations qu'impliquent les uns et les autres s'apparentent au même parti pris, suggèrent la même connivence ...7

Retenons ces termes de «parti pris» et de «connivence» car ils annoncent la perspective que l'on adoptera dans cet article. Auparavant, on se tournera du côté des rhétoriciens dont les investigations intéressent davantage puisqu'ellesportent sur l'essence de l'usage littéraire de la langue, et qu'il arrive que cet usage singulier et celui qu'en fait le comique soient associés par la fonction ludique qui domine dans ces activités verbales particulières.8 Mais on débouche alors sur le vaste débat de l'écart rhétorique qui, s'il semble dépassé en ce qui concerne la littérature, a toujours cours dans la description du comique que l'on trouve régulièrement défini en terme de transgression, que la norme ressorte de la langue, de son utilisation (enunciative, pragmatique),ou de son adéquation (à la réalité, à la logique).9 Epreuve négative des propos qui ne font pas rire, le comique est le discours «anti-sérieux»10. Pour prendre un cas récent, dans son ouvrage Pragmatique pour le discours littéraire,Dominique Maingueneau choisit des contre-exemples dans des textes comiques pour illustrer les règles (de présuppositions, de coopération conversationnelle, du contrat littéraire) qui président au bon fonctionnement de textes littéraires qui ne le sont pas. On y lit ainsi qu'«on peut tirer des effets comiques presque automatiques d'une violation de ce type de présupposé»,que «toute transgression manifeste de la loi d'informativité provoque un effet comique assuré», que «l'effet de comique est assuré si le destinataire, loin

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de s'offusquer de la menace [selon la théorie des faces d'E. Goffman], s'en réjouit»11. Si D. Maingueneau fait bien de placer àce niveau les rouages du comique - ces indications peuvent être précieuses à cet égard -, on se demandecependant si le principe de ce discours est aussi élémentaire et systématiqueque le laisse penser cette conception a contrario.

Car, si elle permet d'analyser certains mécanismes et de prendre en considération l'attente du récepteur, cette approche soulève bien des problèmes. Sans revenir sur les critiques adressées à la rhétorique de l'écart, on peut tout de même se demander de quoi se démarquent exactement les procédés qui provoquent le rire et pourquoi des procédés semblables peuvent susciter ailleurs d'autres effets sur le destinataire, notamment le charmer, le convaincre, le rebuter. Il suffit de prendre le simple exemple de la répétition qui représente autant un procédé comique notoire (qui relève du mécanique), qu'une figure de rhétorique classique (anaphore, réduplication, polysyndète), ou encore qu'une faute évidente (pléonasme, tautologie, verbigération) .12 Car, vis-à-vis du discours standard (naturel ou postulé), le comique doit être différencié d'une part du discours littéraire qui ne se montre guère plus respectueux des règles, des lois, des principes ; et d'autre part des propos tout simplement incorrects, impropres, incohérents. Si on ajoute au tableau le discours mensonger, dont Catherine Kerbrat-Orecchioni s'efforce de distinguer l'ironie,13 nous avons les trois valeurs idéales canoniques (le Beau, le Bien - dans le sens de «correct» - et le Vrai) par rapport auxquelles on devrait situer le comique, à moins que celui-ci ne représente le quatrième point cardinal.

Dans la mesure où son caractère ludique a des effets différents de ceux des procédés littéraires, même contraires semblerait-il,14 on dira plus volontiersd'une œuvre comique qu'elle est réussie que belle, comme si cette propriété dominante neutralisait ses qualités esthétiques.15 Inversement, n'est-il pas vrai que plus l'humour est raffiné (ne s'agirait-il que d'un bon mot), moins le plaisir qu'il donne relève du comique ? Par ailleurs, si de nombreux dispositifs comiques présentent tous les aspects des fautes - de goût, de logique, de langue - injustifiables, le lecteur s'y trompe rarement puisqu'il accrédite les uns et rejette les autres. Quant au mensonge, il sembleraitque seul le critère d'intentionnalité permettrait de résoudre le problèmequ'il pose au rhétoricien. Le discours comique semble se situer entre ces bornes, le style littéraire, le barbarisme, la mauvaise foi, l'auteur devant veiller à ne passer ni pour un mauvais écrivain qui ennuie, ni pour un vrai imbécile qui s'égare, ni pour un imposteur sans autre dessein - ce qu'on lui reprocherait si l'on refusait ou ignorait jamais son statut de comique. Pour éviter cette méprise, son langage oscillera entre la figure, le défaut, le mensongequ'il imite, son image entre le littérateur, l'idiot, l'hypocrite qu'il simuleêtre, trouvant d'un côté l'alibi dont il a besoin pour l'autre (trop habile

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pour être idiot, trop incohérent pour être sérieux, pas assez sérieux pour être menteur). Auteur insaisissable, écriture instable, et finalement lecteur dérouté,ce sont ces conditions du discours comique que l'on essaiera de préciser dans cet article.

Il faudra également se demander, dans l'économie de l'ensemble des types de discours que nous produisons et consommons, quel statut accorder au comique. Celui d'un genre à part entière comme le pense André Jolies qui compte le trait d'esprit parmi les «Formes simples» tirées de certaines dispositions mentales primordiales, au même titre que le mythe, la geste, le cas ? Jolies commence par se poser une question que nous ferons bientôt nôtre, à savoir :

le comique constitue-t-il, de la même manière que les autres Formes simples,
un univers clos qui lui est propre, ou se borne-t-il à nous fournir l'envers
d'un autre univers que cette inversion défait? 16

Après avoir distingué la moquerie (négative) de la plaisanterie (positive), et avoir décrit un aspect du comique qui consiste à «répét[er] une autre forme en changeant son signe», il voit finalement «dans le comique... [se] créer des éléments nouveaux et une Forme nouvelle, qui apparaît avec sa nature propre et une fonction nouvelle»17. Ou bien, au contraire, faut-il seulement considérer le comique comme un «régime» qui, selon Gérard Genette, détermine les relations hypertextuelles (intertextuelles) entre deux œuvres et qui peut être humoristique, comme il peut être - dans son système circulaire - sérieux, polémique, satirique, ironique ou ludique?18 La première théorie obligerait à instituer le comique en tant que configuration générique qui couvrirait les différentes formes qu'il peut prendre ensuite, la comédie, le monologue, l'histoire drôle, ... ; la seconde, à ne le considérer que comme une version parasite des genres constitués que nous connaissons et qu'il transformerait de manière parodique.

Aucune des deux conceptions, parce que trop idéaliste ou trop superficielle,ne peut rendre ici de grands services, si ce n'est de permettre de mieux orienter la recherche à partir de la question d'A. Jolies que l'on reformuleraitainsi : sans pour autant représenter un genre constitué, le discours comiquea-t-il, au-delà de la parodie et de la transgression, entre la figure, le défaut et le mensonge, un mode d'existence qui lui est propre ? Comme les études stylistiques ou rhétoriques portant strictement sur l'énoncé n'ont pu y donner une réponse convaincante, nous sommes amené à penser que c'est seulement si l'on envisage le texte comique dans sa dimension pragmatique, profitant des stimulantes prospections de la linguistique actuelle en la matière,que l'on pourra en comprendre la spécificité. A la suite de la linguiste C. Kerbrat-Orecchioni dont les travaux sur l'ironie ont été déterminants, le spécialiste du comique qu'est B. Sarrazin semble également convaincu que

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«'l'attitude philosophique' [à l'origine du comique] (...) relèverait aujourd'hui
de ce que les linguistes appellent la pragmatique ...»19

Pour sortir de l'impasse structuraliste, la linguistique des vingt dernières années a réintroduit dans le champ de ses investigations ce que l'on peut désigner en gros par le «contexte». Cet élargissement de la perspective a donné un nouvel essor à la recherche linguistique et a permis d'envisager la communication sous ses aspects les plus cruciaux : les actes de langage, l'interaction enunciative, les principes de coopération, etc. Sans insister sur les tenants et les aboutissants de cette notion de «contexte», nous retiendrons seulement les significations plus importantes qu'on lui donne actuellement et qui fondent les tendances principales au sein de la linguistique : le contexte textuel, ou co-texte ; le contexte énonciatif ; le contexte actionnel. Comme il est moins question ici de servir la pragmatique que de s'en servir, le niveau théorique auquel on se placera restera assez simple. Tout élémentaire et réduite soit-elle, cette grille de lecture devrait permettre de situer l'opération grâce à laquelle le procédé comique esquive, ou plutôt détourne à son profit le jugement esthétique (comme la figure) ou normatif (comme la faute) du public, et peut-être de fournir quelque éclaircissement sur les ressorts de ce mécanisme. L'œuvre d'Alphonse Allais (1854-1905)20 se prête particulièrement bien à cette enquête.21 Expérimentateur par vocation (il pensait être pharmacien comme son père, il sera inventeur comme son ami Charles Cros), il manifeste dans son oeuvre littéraire une curiosité sans borne couplée à un scepticisme sans rémission. Ceci explique que son comique est fort varié, de l'esprit au grotesque, de la caricature à l'ironie, de la facétie à l'absurde, si l'on tient aux catégories traditionnelles. Le fumisme22 dont il est un des meilleurs représentants a aussi ceci de particulier qu'il se pratique avec le plus grand sérieux et débouche sur le non-sens le plus déroutant ; qu'il remet constamment en question notre conception du risible, flirtant avec l'horrible et le niais ; qu'il ne cesse de déconcerter (parfois jusqu'au défi) le public tantôt complice, tantôt victime. Nous y trouvons donc mis en jeu les différents pôles entre lesquels le comique évolue.

Les relations co-textuelles, ou, autrement dit, la cohésion pour les enchaînementslocaux,la cohérence pour les séquences plus importantes, que traite la grammaire textuelle, l'analyse du discours, voire l'analyse conversationnelle, sont souvent problématiques chez Allais. Virtuose du récit, du monologue ou de la chronique rondement menés qui tiennent en haleine jusqu'à la chute, il offre à ses lecteurs des textes extrêmement serrés où les isotopies, les répliques,lesinfluences intertextuelles, les éléments thématiques, les séquences narratives, répondent les uns aux autres sans le moindre vide ou rupture, dans un enchaînement stylistique, logique ou chronologique rigoureux ponctuéd'indicateursexplicites.

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tuéd'indicateursexplicites.Mais il arrive fréquemment qu'il force cette cohérencejusqu'aupoint où la redondance suscite la méfiance du lecteur attentifetl'avertit que l'intérêt du texte se place ailleurs que dans cette unité contrefaite. Alors apparaît la parodie : caricature d'un auteur, d'un genre, d'un langage. Concernant cette parodie, on ne peut s'étendre ici sur les composantes intertextuelles et architextuelles dont dépend aussi la cohérencequ'ellescréent ou détruisent au sein du texte. Une multitude de discoursetde formes génériques des plus variés se côtoient et se télescopent chez Allais qui présente un curieux échantillonnage des pratiques langagièresdeson époque, des bavardages de sa concierge aux poèmes symbolistesenpassant par l'article scientifique ou la harangue politique. Pour trouver un sens à ces textes kaléidoscopiques, le lecteur doit non seulement reconnaître cet univers discursif, mais le recréer une fois remis de sa surprise.Maisau-delà de la tension que crée au fil du texte ce jeu parodique, on sent en lisant Allais que la cohérence est aussi travaillée, c'est-à-dire à la fois construite et compromise, par deux forces antagonistes, ou plus précisément deux programmes discursifs concurrents. D'une part, le texte comique, sous forme d'énigme, de secret, de tromperie, est aspiré vers son terme, la chute ou la pointe, où il trouvera et sa justification, et son anéantissement. D'autre part, ce déroulement en surface est sans cesse contrarié par d'autres composants:digressions intempestives, interventions inopinées de l'énonciateur ou du lecteur, commentaires superfétatoires, intertexte encombrant, rhétorique incongrue, émiettement du récit, prolixité injustifiée, etc. Notre attention est alors sollicitée, déroutée, trompée par les lacunes ou excédents, les raccourcisoudétours, les paralogismes, contradictions, invraisemblances dont Allais farcit son texte qui finit par rappeler les fatrasies et coq-à-l'âne moyenâgeux. Dans ce cas, le déroulement du texte semble s'interrompre pour se déployer et renvoyer le lecteur, non pas à son terme comme précédemment, mais au contraire à sa source, à sa fabrication. Cette double stratégie oblige à une lecture contradictoire, d'une part, métonymique, quand elle se laisse «tirjer] en avant le long du livre par une force (...) de l'ordre du suspense», d'autre part, métaphorique, quand, selon «un rapport fétichiste, [on] prend plaisir aux mots, à certains mots, à certains arrangements de mots»23. La nature du rire que ces types de textes provoquent est également d'espèces différentes : dans le premier cas, c'est la surprise finale, en tant que décharge psychique, qui le déclenche, tandis que dans le second, le lecteur s'amuse en connivence avec l'auteur qui fait alors surtout figure d'artisan. Ainsi le texte allaisien passe-t-il d'un rythme à l'autre, fluctue-t-il de son début à sa fin entre la constitution et la dispersion du sens, zigzague-t-il entre divers programmes selon cette structure que Marc Angenot appelle humoresque.24 Tiraillée entrecesmotivations opposées, il arrive que la cohérence éclate et laisse transparaîtresonartifice qui est en même temps sa vérité. De la redondance au

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chaos, le texte allaisien entraîne chez le lecteur qui veut naturellement surmontersafrustration, un recul, puis une réévaluation non seulement du texte, mais du discours qui lui donne ou non sa cohérence et de son propre acharnement à lui en trouver une. Avant d'être un discours parodique, l'œuvreallaisienneest à notre avis une parodie de discours qui s'abîme dans ses propres contradictions et qui y précipite le lecteur de gré ou de force.

Pour pouvoir s'amuser à ce jeu, encore faut-il que le lecteur comprenne le nouveau contrat qui lui est proposé et l'accepte. Dans la mesure où il doit se défaire de ses expectatives, de ses appréciations, de ses dispositions habituelles qui ont la force et l'automatisme des réflexes, cela n'irait pas de soi si «la Tradition [n'était] là pour garantir qu'il ne s'agit pas de 'défauts', mais d'un contrat de lecture légitime. . . dont l'acceptation sera profitable au lecteur»25. A côté de cette tradition, le dispositif énonciatif de l'œuvre même déterminera fortement l'attitude du lecteur qu'il modèlera sur celle des autres acteurs constitutifs du texte. Ce contexte énonciatif présente chez Allais de multiples intérêts que nous ne pourrons ici qu'esquisser.26 Allais nous rappelle à tout bout de champ que l'acte de communication, qu'il se présente sous l'aspect d'une conversation, d'une saynète, d'un article, d'un conte, représente un drame à trois personnages : le locuteur, le destinataire et le monde incarné par le protagoniste. Chez Allais, ce drame, on s'en doute, devient une farce au cours de laquelle ces rôles s'intervertissent, se contrarient, s'embrouillent. Le texte est pour lui, telle la scène de cabaret où il a fait ses débuts, un champ d'interactions : avec les boniments, les provocations, les marchandages, les connivences, le texte n'est pas donné, mais fait continuellement l'objet d'une négociation à différents niveaux sur base de principes de coopération renouvelés.

L'énonciateur d'abord ne cesse d'intervenir à tout propos et sous toutes les formes dans son énoncé, pour commenter ses dires ou ceux d'autrui, pour interpeller les protagonistes ou le lecteur, pour se perdre dans d'innombrables et interminables digressions. Sans compter le fait que le texte allaisien est souvent saturé de subjectivèmes de tout ordre qui ramènent constamment le propos sur celui qui le profère. Cette énonciation envahissante perturbe la fiction, sape la vraisemblance, discrédite le projet apparent. En plus d'être mise en scène, l'énonciation est très souvent projetée au sein d'un texte gigogne qui s'étage en différents paliers énonciatifs. Ces constructions débouchent sur des jeux d'emboîtements, des cercles vicieux, des effets de miroirs ; d'autres sont désarticulées au cours de leur déploiement par des interférences ou des incohérences inattendues.

Citons quelques-unes de ces incohérences qui finissent par brouiller les
repères énonciatifs que le lecteur prend nécessairement au fil du texte pour
s'y situer. Le plus couramment, Allais procède comme si l'énonciateur et son

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interlocuteur étaient en présence l'un de l'autre, se voyaient, s'entendaient mutuellement. Par exemple : «tel que vous me voyez», «ne haussez pas ainsi les épaules», «je vous entends ricaner», et d'autres expressions telles que «un tas haut comme çà!», qui suggèrent une co-présence paradoxale dans un texte écrit. En plus de la rendre immédiate, Allais fait comme si la communicationavec ses lecteurs était réversible : il les fait intervenir pour faire part de leurs sentiments, de leurs questions, de leurs objections. Les textes sont ainsi émaillés de commentaires accompagnés d'expressions comme «ditesvous»,«vous me direz que», «me demandez-vous», «vous récriez-vous», qui relancent les propos de l'énonciateur et qui entraînent à l'occasion entre l'auteur et le lecteur un dialogue qui supplante le prétendu dessein du texte. Il arrive que l'énonciateur lui-même sollicite les lecteurs («dis-moi, lecteur, dis-moi», l'entendons-nous appeler), ou qu'il doive les interrompre en pleine conversation, notamment quand le récit commence par : «En voilà un bon commerce, vous qui parlez d'un bon commerce ...» Un autre procédé auquel Allais recourt pour faire participer les lecteurs à la constitution enunciative du texte, c'est de faire semblant d'entretenir des rapports épistolaires avec eux. Il prétend alors que son texte n'est que la transcription du courrier qu'on lui envoie et des réponses qu'il fait. Tous ces stratagèmes énonciatifs visent, semblerait-il, à forcer le contact avec son public, que ce soit sous l'aspect de la conversation intime ou de la lettre d'injure. De manière indirecteet ritualisée, il restitue grâce à ces procédés énonciatifs, qui sont autant de supercheries, les relations qu'il avait l'habitude d'avoir avec les salles turbulentes des clubs et des cabarets où il s'est produit avant de devenir journaliste. Cette recherche acharnée, parfois désespérée du contact, que l'on retrouve d'ailleurs thématisée dans quelques monologues, est parfois si insistante qu'il semble que la fonction phatique dans l'œuvre allaisienne, ce long bavardage qui se poursuivait de semaine en semaine, domine largement les autres.

Le troisième acteur du texte, le protagoniste, n'est pas à l'abri de ces manipulations énonciatives. Il ne manque pas de se faire interpeller par l'énonciateur et le lecteur. Ils se retrouvent alors tous trois tout à coup sur la même scène, par exemple quand Allais écrit : «Apercevez-vous d'ici la tête du pauvre Bougre», ou bien : «Quelques mots d'explications ne seraient peut-être pas superflus. Demandons-les à Henri Turgot lui-même.» Il n'est pas rare non plus que le protagoniste s'adresse directement au lecteur par dessus l'épaule du premier énonciateur. De son côté, Allais ne se gêne jamais pour intervenir en tant qu'énonciateur, et même en tant que protagoniste, dans l'univers de la fiction lorsque l'on s'y attend le moins (narrateur extradiégétiquesoudainement intradiégétique, narrateur hétérodiégétique soudainementhomodiégétique, dirait Genette27). Ainsi adresse-t-il inopinément des conseils au protagoniste : «Constant, laissez-moi vous le dire en toute

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franchise : vous commîtes, ce jour-là, une lourde faute». La répartie suivante, aussi comique que caractéristique, implique tout à coup une présence physiqueaussi surprenante que déplacée de l'énonciateur par ailleurs complètementabsent de la fiction : «A ce moment-là, ils soufflèrent la bougie et je n'entendis plus rien.» Le phénomène est semblable dans un texte bien connu28 où tout (les vêtements, les lieux, le moment) indique que les personnagesde la seconde moitié du texte ne peuvent être que ceux que l'on nous a longuement présentés dans sa première partie, jusqu'à ce que l'énonciateur apparaisse pour la première et dernière fois à la chute pour conclure : «Je m'approchai : 'Ce n'étaient pas eux'.» Allais est coutumier de ce genre de mascarades destinées à tromper le lecteur, comme dans l'aussi célèbre «Drame bien parisien» dont Umberto Eco a étudié en détail les mécanismes régissant le décodage du lecteur et entraînant par la même occasion ses erreurs.29 Ces jeux de rôles incohérents relèvent de l'esprit carnavalesque que l'on retrouve à plusieurs strates de l'œuvre allaisienne. Après l'avoir déconcerté, ils obligent le lecteur à revoir sans cesse sa position dans le dispositif énonciatif du texte par rapport aux autres acteurs comme par rapportau statut qui devrait être le sien. Jeté hors de son rôle habituel, il ne peut effectivement plus utiliser les mêmes critères sur lesquels il base généralementses exigences et ses jugements (esthétiques, logiques, normatifs). Cette concession est récompensée par la chance qu'elle donne au lecteur conciliantd'échapper, le temps d'une chronique, aux conventions, à la vraisemblance,à la cohérence étriquée, mais aussi trompeuse, des histoires et des discours plus sérieux.

Enfin, l'œuvre d'Allais devrait également intéresser les pragmaticiens qui s'interrogent sur les enjeux et la portée de l'acte d'écrire pour faire rire, et même de l'acte d'écrire en général, car elle pose de façon aussi caricaturale que radicale la problématique question de la valeur illocutoire de l'énoncé fictif et de la finalité de tout discours. Celui que tient Allais présente, explicitementet implicitement, quantité d'indications variées sur les intentions de son auteur qui, tel les personnages sous leurs déguisements, dissimule, maquille,substitue ses projets. Au premier degré, on pourrait commencer par affirmer sans trop de risque qu'avec ses chroniques, Allais veut avant tout amuser ses lecteurs. Pour ce faire, s'il avoue de temps à autre son «vieil et indéracinable esprit de mystification», Allais joue le plus souvent la comédie du sérieux : «la vérité! Mais je n'ai aucun intérêt à la cacher, la vérité!», dit-il, déclarant ailleurs être «un pâle esclave de la vérité». Il indiquerait donc qu'il faut prendre ce qu'il fait et ce qu'il dit à contre-pied, et que chez lui le comique se définit surtout négativement, confirmant la description habituelle du comique. Cultivant l'acte gratuit ou l'acte manqué, l'auteur va feindre de raconter (un pseudo-conte qui n'aboutit pas), feindre de polémiquer (un

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pseudo-pamphlet sur un problème qui ne se pose pas), feindre d'informer (un pseudo-fait divers qui relate ce qui n'est pas arrivé), feindre de raisonner (un pseudo-article scientifique), feindre de s'apitoyer, de convaincre, etc., et, avant tout, feindre de tromper dans la mesure où il fait tout pour que le lecteur ne le prenne pas au sérieux. Soulignée par cette redondance dont nous avons parlé plus haut, la contrefaçon ne dupe personne : Allais se montre en train de faire semblant. On peut rapprocher ce procédé de l'ironie qui «ne p[eut] être définie autrement, dit C. Kerbrat-Orecchioni, que comme une contradiction entre ce que dit L, et ce qu'il veut faire entendre», et dont elle confirme «l'équilibre de suspension, le principe d'incertitude, l'ambiguïtéconstitutive »30. Le comique ne se résume pourtant pas à l'ironie31 : d'une part, l'ironie - pas plus que la répétition - n'est pas toujours comique («Elle est bien bonne, celle-là!»); d'autre part, ce trope finit tout de même par hiérarchiser les termes qu'il a mis en concurrence32 et que le comique laisse en contradiction, comme nous allons le voir. Au plus, nous dirons que la distance ironique est une condition nécessaire au comique, mais pas suffisante.Aussi évoquera-t-on plutôt la pseudo-simulation dont J. Simeray33 a esquissé la théorie et que B. Dupriez définit en ces termes :

Simulation [= «attitude ou déclaration tendant à induire l'interlocuteur ou le lecteur en erreur sur ce que l'on est, ce que l'on pense, ce que l'on veut, ce que l'on ressent, etc.»] évidente, qui ne se cache pas, qu'il serait donc inutile de dénoncer et qui s'annule de soi-même, gardant cependant son efficacité.34

Cette stratégie auto-destructive et son efficacité paradoxale seraient à l'origine de l'effet comique. Mais même ainsi étiquetée, cette stratégie reste bien ambiguë, car, à un second degré, la pseudo-simulation reste un acte authentique, de même qu'un pseudo-conte ne cesse pas d'être un vrai conte. On devrait alors peut-être aussi se référer à la figure de la prétérition par laquelle on attire l'attention sur une chose en déclarant n'en pas parler, par laquelle on feint ne pas vouloir faire ce que l'on fait néanmoins carrément (dans le genre : «Ce n'est pas pour vous décourager, mais ...»). A l'une ou l'autre occasion précise, Allais se fait un malin plaisir de ridiculiser ce procédé en le dénudant, justement sous prétexte de vouloir être pris au sérieux :

Le secret professionnel m'interdit de faire connaître mon client, aussi ne le
désignerai-je pas dans cette lettre. Toutefois, ne désirant pas passer pour un
blagueur, j'observerai simplement que le dit malade est nommé A. L... ,
marchand épicier à Saint-H... par 5... (Hautes-Alpes), auprès duquel on peut
se renseigner. (Tous les noms propres contenus dans cette parenthèse sont
en toutes lettres. L'administration du Sourire a jugé que de simples initiales
suffisaient amplement.)35

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A cette image, ne serait-ce pas l'œuvre entière qui est écrite sous le signe de la prétention ? A sa première mise en garde «Ne me prenez pas au sérieux car l'histoire que je suis en train de vous raconter n'en est pas une» fait pendant à une autre : «Prenez-moi au sérieux car l'histoire que je ne suis pas en train de vous raconter en est pourtant bien une.» Les énoncés comiques seraient donc des assertions que l'auteur fait semblant de faire semblant d'énoncer. Ces spéculations renvoient à celles qu'a suscitées le célèbre paradoxe du menteur, l'assertion je mens qui, «se prenant elle-même pour objet, provoque une oscillation indéfinie entre le vrai et le faux»36, ou au paradoxe encore plus problématique Je ne suis pas en train déparier puisque énoncé et énonciation se détruisent mutuellement et que tout sombre finalement dans la contradiction. Sur le mode comique, cela transparaît peu ou prou dans des énoncés du type : «un couteau sans lame auquel il manque le manche»; ou, pour citer Allais : «le café est un breuvage qui fait dormir quand on n'en prend pas». En paraphrasant Searle,37 on pourrait avancer que l'énonciateur comique, non seulement ne répond pas de la vérité de ses dires, comme tout auteur de fiction, mais qu'il ne répond même pas de leur énonciation, voire de leur matérialité. Symptômes explicites chez Allais de cette pratique, les pointillés et les blancs encombrants, les chapitres fantômes, les conclusions manquantes, ou qui du moins apparaissent comme tels. Il arrive aussi qu'au terme d'un texte l'énonciateur renie tout ce qu'il vient de raconter : dans «Conte de Noël»38, par exemple, il prétend ne garder aucun souvenir des événements qu'il vient pourtant de raconter dans les moindres détails. Ce jeu ne laisse pas d'embrouiller le lecteur qui se trouve renvoyé sans cesse d'un bord à l'autre de cette spirale d'intentions prétendues et réelles, d'actes avortés et réalisés. Après le passage de ce tourbillon, il ne reste dans la tête du lecteur que l'expérience d'un texte qui n'est qu'une vaste machination, l'expérience d'un langage qui ne sert qu'à parler pour parler (phatique), qu'à parler pour dire que l'on parle (métadiscursif), et finalement pour dire que l'on ne dit rien (paradoxal), l'expérience d'un discours ritualisé où dire et ne pas dire reviennent au même.

C'est à notre avis dans ce cadre pragmatique que l'on peut définir la spécificitédu discours comique et éclaircir sa stratégie. Au principe de la transgressionsystématique ou de la transformation parodique - écarts univoques et statiques qui renvoient à l'extérieur et finissent par se résorber à l'intérieur -, nous préférons celui de la contradiction39 conçue comme une dynamique interne : entre le procédé et le défaut, entre le déroulement et le déploiement du discours, entre les différents statuts des acteurs - ne serait-ce qu'entre celui de l'énonciateur et/ou lecteur complices et victimes -, entre la véracité et le mensonge, entre l'énoncé et renonciation, nous avons vu ce discours rebondir sans cesse, tout renverser sur son passage, et toujours se dérober.

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Signalons d'autre part que ce paradoxe, qui peut prendre alors les apparencesdu «double-jeu», est le même sur le plan thématique.40 Au contraire de chercher à hiérarchiser ces termes, à dépasser ces contradictions à un niveau supérieur (esthétique, dialectique, idéologique), l'auteur, et le lecteur qui accepte le jeu, les relancent à tout bout de champ, car c'est la distance et la tension ainsi créées entre ses termes qui donnent au discours comique sa place et son ressort. Bien entendu le comique n'est pas aussi radical partout chez Allais, ni chez tous ses pairs humoristes, mais même dans les cas où la contradiction trouve une justification (textuelle, morale, logique), celle-ci est généralement si disproportionnée - futile ou énorme - que l'absurde reste entier.

Même si ses effets ne se marquent qu'après les coordonnées génériques, voire transtextuelles en général, qu'il transforme plus ou moins (le «régime» de Genette), le comique nous apparaît comme une «stratégie pragmatique»41 spécifique qui détermine ces coordonnées (la Forme simple de Jolies dans une perspective énonciative). A partir du tableau à trois termes que propose Cohen entre le poétique (opposition entre le monde et le sujet nulle), le prosaïque (opposition externe) et le comique (opposition interne),42 et des quelques modèles de «stratégies marquant la position de l'orateur vis-à-vis des contenus auxquels il se réfère et vis-à-vis d'autrui, son interlocuteur» dont G. Vignaux esquisse les schémas,43 il est peut-être possible de caractériser la stratégie pragmatique du discours comique par rapport à d'autres discours typiques. On admet généralement que le discours scientifique assigne une position claire, fixe et distincte aux trois instances - l'énonciateur, l'énonciataire et l'objet - de renonciation («Soit l'objet», du traité de géométrie) ;44 le discours poétique, lui, «annule la distance qui sépare constitutivement l'objet connu du sujet connaissant»45 («Je considère l'objet», de la poésie lyrique). Pour compléter cette classification, on peut suggérer que c'est l'interlocuteur que le discours instructif («Considérez cet objet», du mode d'emploi) associe étroitement au monde. Le discours comique, quant à lui, sa particularité ne serait-elle pas de brouiller, d'interchanger, d'amalgamer sans arrêt ces instances énonciatives et de rendre instable le positionnement qu'elles permettent (ou ne permettent pas)? L'énonciateur, son interlocuteur et l'objet de leur relation ne sont jamais qui ou ce que l'on croit, où l'on croit, ni en rapport avec ce que l'on croit. Ce dispositif pragmatique en déséquilibre perpétuel réactive les contradictions et anime le mouvement sans lesquels le jeu comique serait compromis, se raidissant dans un parti pris, se figeant dans un style, ou tombant dans un travers ou l'autre.

Au risque de schématiser à outrance, on pourrait dire que le discours comique vit de ses contradictions, tandis que le discours littéraire sublime les siennes,46 que le discours scientifique les résoud ou les évince, et que le discours défectueux y succombe. Si le lecteur ne rejette pas le comique

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comme purement et simplement incohérent, irrécupérable, intolérable, c'est qu'il n'en a ni la possiblité, ni l'envie. Les repères auxquels il se fie généralementpour comprendre, apprécier ou disqualifier les textes dont il prend connaissance, lui font singulièrement défaut dans le texte comique, sapés comme le reste par cette pragmatique paradoxale qui affecte jusqu'à l'acte de dire (et de lire). En outre, le lecteur ne voudrait pas non plus rompre le charme de cette rare liberté et de ce vertige grisant que donne un discours où d'habitude tout est réglé et prévu (code et décodage) et où soudainement (on a l'impression que) tout est permis et possible. Que reste-t-il alors à dénoncer, qui s'en chargerait, et sur quels critères, puisque les conditions extrêmes du comique chamboulent toutes les coordonnées du discours, invalidanttoute explication structurale qui le paralyserait ?

On regrettait pour commencer que le discours comique ne suscitait pas plus d'intérêt auprès des chercheurs ou qu'il leur donnait tant de mal, mais cette indifférence et cette incompréhension avant et après les rires est en rapport direct avec son mode d'existence. Hors de sa dynamique, le comique ne l'est pas et l'analyse ne décrit qu'une forme qui ne lui est pas spécifique ; pris dans sa spirale et emporté par le rire, on est mis dans l'impossibilité de porter un jugement critique à son égard. A l'image de la théorie de la relativité en physique (Einstein appréciait d'ailleurs beaucoup l'humour), seule une approche pragmatique qui prenne en compte ces conditions énonciatives paradoxales du discours comique pourrait expliquer et le mouvement qu'il transmet aux éléments (linguistiques, stylistiques, langagiers, logiques, idéologiques) qui entrent dans sa composition, et l'état d'«apesanteur» euphorisant dans lequel il plonge le lecteur.

Jean-Marc Defays

Université de Jyvàskyla, Finlande



Notes

1. Il sera ici surtout question des manifestations verbales de l'humour : le «comique que le langage crée», par rapport au «comique que le langage exprime» (comique de situation, de caractère), selon la dichotomie de Bergson [Le rire, essai sur la signification du comique, Presses Universitaires de France, Paris, 1947). Freud, lui, parle de !'«esprit des mots» et de l'«esprit de la pensée» (Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Gallimard, Paris, 1930). Comme leur distinction n'est pas en cause, «comique» et «humour» seront quasiment équivalents dans cet article.

2. Par contre, le rire - sur le plan physiologique, psychologique, voire psychanalytique - s'explique beaucoup mieux : «II n'existe pas - loin s'en faut - de consensus dans l'abondante bibliographie consacrée au comique, alors qu'à l'inverse il semble que, au sujet du rire, se dessine une large plage d'accord entre les spécialistes» (Jean Cohen, Comique et poétique, Poétique, 61, 1985, p. 49).

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3. Les recherches dans ce domaine semblent cependant s'intensifier et se diversifier comme en témoigne la longue bibliographie dressée il n'y a pas si longtemps par Denise Jardon (Du comique dans le texte littéraire, De Bœck-Duculot, Bruxelles, 1988). Il existe même actuellement une «Association française pour le développement des recherches sur le comique, le rire et l'humour» (CORHUM).

4. M. Bakhtine: L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, Paris, 1970; S. Freud, op. cit. ; H. Bergson, op. cit. On pourrait ajouter, parmi les ouvrages plus récents, J. Duvignaud, Le propre de l'homme. Histoire du rire et de la dérision, Hachette, Paris, 1985.

5. D. Grojnowski, B. Sarrazin: L'esprit fumiste et les rires fin de siècle (anthologie), Corti, Paris, 1990, «Introduction» (B. Sarrazin), p. 27. C'est aussi le bilan de l'ouvrage de R. Escarpit, L'Humour : «Un art d'exister» (en conclusion, PUF, Paris, coll. «Que sais-je?», 1960); et celui de G. Elgozy, De l'humour : «Tout un art de vivre» (sur la couverture, Denôel, Paris, 1979).

6. J. Sareil: L'écriture comique, PUF, Paris, 1984, p. 10. Définition tautologique sur laquelle le critique tombe d'accord avec l'auteur comique : «Je ne pense pas que l'humour puisse être expliqué. Je le définirai volontiers comme ce qui nous frappe par sa drôlerie» (Jérôme K. Jérôme, cité par Alfred Sauvy, Aux sources de l'humour, Ed. Odile Jacob, Paris, 1988, p. 29).

7. J. Duvignaud: op. cit. , p. 13. R. Escarpit n'est pas moins critique à l'égard des «(...) systèmes pleins de subtiles distinctions verbales entre l'humour, l'ironie, le comique, le burlesque, l'esprit, le ridicule, le grotesque et tous les autres mots qui, bien entendu, sont toujours prêts à accepter le contenu qu'on veut bien leur offrir» {op. cit. , p. 6).

8. Notamment le Groupe y., dans sa Rhétorique générale (Larousse, Paris, 1970), rapproche à plusieurs reprises, dans la théorie comme dans les exemples, le littéraire et le comique.

9. Cette conception est liée à la théorie du comique dite de la «dégradation» qui remonte à Aristote et selon laquelle «le comique est un défaut», puis, dans une perspective dynamique, «un brusque passage de la valeur à l'anti-valeur» (J. Cohen, op. cit. , p. 54).

10. Voir le simple titre de l'article de J. Château, «Le sérieux et ses contraires», Revue philosophique, octobre-décembre 1950.

11. D. Maingueneau: Pragmatique pour le discours littéraire, Bordas, Paris, 1990, pp. 89,107,113 (nous soulignons).

12. Sur cette question, voir l'approche du phénomène de l'éthos que propose le Groupe ju . Ces rhétoriciens comparent l'usage de la figure dans la littérature, la publicité, l'argot, l'évolution linguistique, les mots croisés, le langage liturgique (op. cit. , p. 145 ss.).

13. Eironie comme trope, Poétique, 41,1980, pp. 113 ss.

14. On peut se référer ici à une certaine tradition d'esthétique philosophique pour laquelle le comique est «une valeur étrangère à l'esthétique» [rapporté par A. Jolies, Formes simples (1930), Seuil, Paris, 1972, p. 201]. Dans son article «Comique et poétique» (op. cit), Jean Cohen oppose également les deux registres à partir de son analyse fonctionnelle du poétique. Dans le poétique, «s'annule la distance qui sépare constitutivement l'objet connu du sujet connaissant, pour laisser place à une sorte de connivence» (p. 53), tandis que le comique procède de manière inverse, il accentue l'écart («l'hétéropathie»), en raison de ses contradictions internes (p. 58-59). Nous reviendrons à cette théorie au moment de conclure.

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14. On peut se référer ici à une certaine tradition d'esthétique philosophique pour laquelle le comique est «une valeur étrangère à l'esthétique» [rapporté par A. Jolies, Formes simples (1930), Seuil, Paris, 1972, p. 201]. Dans son article «Comique et poétique» (op. cit), Jean Cohen oppose également les deux registres à partir de son analyse fonctionnelle du poétique. Dans le poétique, «s'annule la distance qui sépare constitutivement l'objet connu du sujet connaissant, pour laisser place à une sorte de connivence» (p. 53), tandis que le comique procède de manière inverse, il accentue l'écart («l'hétéropathie»), en raison de ses contradictions internes (p. 58-59). Nous reviendrons à cette théorie au moment de conclure.

15. Un peu de la même manière que la raison erode l'humour, comme constatait Voltaire : «La plaisanterie expliquée cesse d'être plaisante.»

16. A. Jolies: op. cit. , p. 201.

17. lbid. , pp. 206 et 207.

18. G. Genette: Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, pp. 38 et 39

19. B. Sarrazin: op. cit. , p. 32.

20. Pour les oeuvres d'Alphonse Allais : Tout Allais : Œuvres anthumes et posthumes (11 volumes), éditées par F. Caradec et P. Pia, La Table Ronde, Paris, 1964-1970. EUnion générale d'éditions (coll. Fins de siècle, «10/18») a réédité, avec des présentations d'Hubert Juin, plusieurs recueils d'Alphonse Allais en quatre volumes au cours de l'année 1985. Plus récemment, Œuvres anthumes et Œuvres posthumes (avant-propos, biographie et bibliographie par F. Caradec), Laffont, Paris, coll. «Bouquins», 1989 et 1990. F. Caradec a aussi réuni une sélection de textes significatifs dans La logique mène à tout, les 150 meilleurs contes d'Alphonse Allais, Pierre Horay Editeur, Paris, 1976.

21. En guise d'introduction, voir notre article «Le texte comme terrain de jeux : stratégie discursive chez Alphonse Allais», Critique, 521, Paris, 1990, p. 802-809.

22. Pour une présentation générale du fumisme, voir par exemple l'intéressante introduction que D. Grojnowski et B. Sarrazin donnent à leur anthologie L'esprit fumiste et les rires fin de siècle. Et aussi notre article «Mystification et démystification chez Alphonse Allais», in French Studies, Oxford, juillet 1991, p. 279-294.

23. R. Barthes: Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, p. 44.

24. Marc Angenot: La parole pamphlétaire, typologie des discours modernes, Payot, Paris, 1982, pp. 295 et ss.

25. D. Maingueneau: op. cit. , p. 135.

26. Voir notre article «Lénonciation chez Allais», in: Enonciation et parti pris (Actes du colloque d'Anvers, février 1990) à paraître chez Larousse.

27. G. Genette: Figures 111, Seuil, Paris, 1972, pp. 229 ss.

28. Les deux hydropathes, L'Hydropathe, 15 mars 1880, Le Chat Noir, 9 janvier 1886, voir La logique mène à tout, p. 13.

29. U. Eco: Lector in Fabula, Grasset, Paris, 1985, p. 260 et ss.

30. C. Kerbrat-Orecchioni: op. cit. , pp. 113 et 117.

31. Contrairement à la brève conclusion que donne D. Jardon à son ouvrage Du comique dans le texte littéraire par ailleurs richement documenté et rigoureusement

32. C. Kerbrat-Orecchioni: op. cit. , p. 113.

33. J. Simeray: Erreur simulée et logique différentielle, Communications, 6, p. 36-56, cité par B. Dupriez, Gradus : Dictionnaire des procédés littéraires, Union générale d'Editions, Pans, 1984, p. 368.

34. Ibid. , pp. 417 et 368.

35. A. Allais: La Barbe et autres contes, p. 109. Cité par B. Dupriez, op. cit. , p. 360.

36. D. Maingueneau: op. cit. , p. 164.

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Résumé

Le discours comique met en jeu les fonctions et les fonctionnements essentiels de l'activité langagière. La rhétorique et la sémiotique ne peuvent complètement rendre compte de cette pratique si elles n'adoptent pas une perspective pragmatique telle qu'elle est développée actuellement par la linguistique de renonciation. Lœuvre de l'humoriste Alphonse Allais présente un cas typique de manipulation des coordonnées intrinsèques de la communication. Sur le plan du co-texte, du contexte énonciatif et de la stratégie actionnelle, son dispositif discursif repose sur une dynamique de la contradiction qui bouleverse sans cesse les instances de l'espace, du parcours, de l'interaction discursifs. Se dégagent finalement ses principes phatique, métadiscursif et paradoxal qui font la spécificité et l'intérêt du discours comique.



37. Searle: Le statut logique du discours de la fiction, article de 1975 repris dans Sens et expression, Minuit, Paris, 1982, cité et commenté par D. Maingueneau, op. cit. , pp. 23 et ss.

38. Le Chat Noir, 26 décembre 1885 (voir La logique mène à tout, p. 45).

39. D'après Jean Cohen, l'autre courant principal, avec celui de la «dégradation», à se partager le champ théorique concernant le comique : «Le comique existe à partir du moment où se posent à l'intérieur d'une même unité à la fois la valeur et l'anti-valeur (...) Le comique pourrait alors être défini comme contradiction axiologique interne» (op. cit. , p. 54-55). Finalement, J. Cohen propose une synthèse des deux théories.

40. L'humoriste peut pousser cet exercice jusqu'à la limite de la tolérance du public qui risque toujours de le «prendre au mot», c'est-à-dire de privilégier un terme au détriment de l'autre et de ne plus percevoir l'oscillation du jeu comique.

41. La «stratégie du langage» dont parle B. Sarrazin (op. cit. , p. 27) ne pourrait donc suffire à rendre compte de la spécificité du comique.

42. J. Cohen: op. cit. , p. 59.

43. Le discours argumenté écrit, Communications, 20, Paris, 1973, p. 101-159, cité par D. Jardon, op. cit., p. 220.

44. Voir les définitions que les rhétoriciens donnent habituellement du discours scientifique auquel ils se réfèrent.

45. J. Cohen: op. cit. , p. 53.

46. Au terme de sa comparaison entre le poétique et le comique, J. Cohen conclut que la structure oppositive sur laquelle elle repose est abolie dans le premier cas et renforcée dans le second : «Ainsi donc, alors que le poétique n'a pas de négation [après qu'il a «réduit l'écart par isopathie» (p. 58)], le comique possède sa négation en lui-même» (op. cit. p. 59).