Revue Romane, Bind 27 (1992) 2

Le parler populaire de Roubaix : perte d'un patois ou émergence d'un nouveau vernaculaire urbain?

par

Timothy Pooley

1. Dans cet article nous nous proposons d'approfondir l'analyse du recul du patois roubaisien déjà abordée dans Pooley (1991). Alors que l'étude précédente est basée sur l'examen de deux variantes stéréotypées donc éventuellement atypiques de l'ensemble du parler populaire de la ville et de la région, cette présente étude se base sur le dépouillement de 26 variables qui figurent à un degré plus ou moins important dans mon corpus d'un peu plus de trente heures d'enregistrements recueilli auprès d'une soixantaine de sujets habitant la ville de Roubaix ou ses environs immédiats (voir Pooley (1988) ou Pooley (1991)).

Depuis Labov (1966), on admet volontiers que l'effet des facteurs d'ordre social sur le comportement linguistique des informateurs peut être mesurée d'une façon précise. L'étude préalable de la société roubaisienne aussi bien que celle de l'histoire linguistique est indispensable pour prédire les éventuelles variations dans le débit langagier des sujets. Les mutations importantes de la société roubaisienne parmi lesquelles certaines sont d'ordre plus général, nous laissent supposer que l'analyse du comportement linguistique de sujets d'âges différents vivant au sein d'une même communauté linguistique permet de vérifier l'étendue du recul sur un plus grand nombre d'items et de décrire, du moins dans une certaine mesure, l'évolution linguistique dont nous sommes témoins.

2. L'expansion industrielle et l'explosion démographique qui se produisirent à Roubaix au cours du 19e siècle tenait presque totalement à l'industrie qui a dominé l'activité économique de la ville, celle du textile. La population passa de 8.000 habitants en 1800 à 124.000 en 18% et se stabilise actuellement

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autour de 100.000. Plus de la moitié de la population était employée dans le textile jusque dans les années 50. L'essor industriel correspond à une urbanisation rapide qui est loin d'être sans intérêt pour le comportement linguistique. En effet, un patois semi-rural devient en quelques décennies un parler vernaculaire urbain dont la formation a dû être favorisée par la construction des courées où vivaient la grande majorité des ouvriers d'usine. De telles conditions de vie qui ont été décrites par Franchomme (1969), Prouvost (1969), Raman (1973), Cornuel et Duriez (1976), Tilly et Scott (1978), Deyon (1981) et Hilaire (1984), ont certainement permis l'éclosion de réseaux de contacts quineine sont pas sans corollaire dans le comportement langagier, Milroy (1980). Le déclin de l'industrie principale a laissé et laisse encore des usines et des quartiers que la municipalité aurait bien voulu raser, chose qu'elle n'avait pu faire encore à l'époque où les enregistrements ont été réalisés, en partie à cause du manque de moyens financiers et en partie à cause de l'attachement des Roubaisiens à ce genre d'habitat.

D'après Henri Viez (1910) le patois urbain de Roubaix se francisait déjà assez fortement au début du siècle. D'autres études de dialectes voisins comparables font remarquer cette francisation du parler vernaculaire, par exemple Cochet (1933), Remacle (1937), Vasseur (1950). Des auteurs comme Viez et Cochet voulaient noter pour la postérité des formes linguistiques en voie de disparition.

En effet ce processus de francisation ou de perte est tellement avancé qu'il est problématique pour le linguiste de se référer à un dualisme de deux codes linguistiques distincts, même si ce dualisme est admis de manière implicite par l'usage courant, (cf. Section 8). Mieux vaut-il parler d'un continuum tel celui qui a été proposé pour les variétés rurales pour la région par Fernand Carton en 1981 - continuum reproduit en version simplifiée dans la Figure 1. Cette typologie caractérise la situation sociolinguistique qui a peutêtre existé dans les zones rurales du Nord - Pas-de-Calais jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Dans les zones urbaines il semblerait qu'il n'ait plus été question de patois à dialectalité maximale depuis le début du siècle (Viez p. 23, Cochet p. 12). L'intérêt du corpus recueilli auprès de nos locuteurs roubaisiens relève en grande partie des variations existant entre des sujets qui parlent grosso modo un français régional et ceux qui parlent ce qu'on pourrait appeler ou bien un patois francisé ou bien un français patoisé. Sur le plan linguistique, Chaurand a certainement raison de dire que les patois du Nord de la France ne constituent plus des codes distincts, comme c'est le cas de certains parlers du sud (Hadjadj (1981), Maurand (1981)) et de l'est de la France (Tabouret-Keller et Lùckel (1981)).

Toutefois, le patois existe bel et bien pour Monsieur Tout le Monde, même
si un questionnaire contenant des questions du type «Quand est-ce que vous
parlez le patois?» «A qui est-ce que vous le parlez?» doit être sujet à caution.

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La distinction proposée par Carton (1981) entre le français d'intention et le patois d'intention ne sert en quelque sorte qu'à maintenir la présupposition de l'existence d'un patois discret. L'étude de Nicole Gueunier et al. (1978) basée sur le comportement des voisins lillois semble suggérer qu'il est plus réaliste de parler de patois de perception car la plupart des informateurs considèrent qu'eux-mêmes parlent un français dégradé, et que le vrai patois se parle et s'entend ailleurs, cf. Carton p. 23.

LES VARIABLES

3. Dans cette section je me propose d'abord de dresser l'inventaire des
variables qui font l'objet de cette étude.

(1) Chute des liquides postconsonantales en finale:
[râdr]:[râd], rendre : [posibl]:[posib] possible.

(2) Reprise du SN sujet:
'Le pré est vert : le pré il est vert.'

(2a) Absence de reprise du SN sujet avec items intercalés:
'Jean Lebas, le maire de Roubaix, celui qui est mort dans les camps de
concentration (il) est né ici.'

(3) Relatives du type (structures V3):
'C'est moi qui a eu le choc'.

(4) Alternance de quvqu'elle dans les relatives:
'C'est elle qui est responsable: C'est elle qu'elle est responsab'

(5) Alternance LEQUEL.que dans les relatives prépositionnelles:
'C'est une chose à laquelle on peut pas répondre : c'est une chose qu'on peut
pas répondre'.

(6) Alternance qui.qu'ils dans les relatives:
'Les gens qui ont fait ça: les gens qu'ils ont fait ça

(7) Alternance où.que dans les relatives de temps:
'les jours où il vient : les jours qu'il vient '

(8) Chute de ne dans les propositions négatives:
'Ils n'ont pas les moyens: ils ont pas les moyens'.

(8 a) Emploi de ne

(9) Emploi de mi, ti, li comme pronoms personnels pour moi, toi, lui.

(10)


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(11) Alternance où.que dans les relatives de lieu.

(12) Alternance dont.que dans les relatives telles que
... 'la façon dont je vis: la façon queje vis'.

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(13) Alternance qui:que PRO dans les relatives dont l'antécédent est un pronom
personnel, première ou deuxième personne:
'Comme nous ici qu'on respire de la fumée ... '

(14) Alternance où.d'où c(h) 'est que dans les relatives:
'C'était en face du cabaret d'où c'est que Gérard Ducolombier il fréquentait'.

(15) Alternance de ce qu ': qu 'est-ce qu ' dans les relatives.

(16) Assourdissement des consonnes rendues finales par la chute d'une liquide,
cp. (1)


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(17)


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(18) Emploi de avoir comme auxiliaire:
'je suis tombé: j'ai tombé'.

(19) Assourdissement des consonnes voisées en finale:


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(20) Emploi des possessifs min, tin, sin pour mon, ton, son.

(21)


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(22) L'emploi de formes du type étot, serot à l'imparfait et au conditionnel.

(23)


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(24) Emploi de avoir comme auxiliaire avec des verbes pronominaux:
'il s'est trompé: il s'a trompé'.

(25) Emploi de la particule négative nin:
'Ch'est nin vrai'.

(26) Emploi du d «intrus»:


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4. Contraintes linguistiques

Les graphiques présentés dans les figures 2 et 3 montrent les variations suivant l'âge des sujets pour les items linguistiques (1) à (23) décrits dans la section 3. Les sujets enregistrés dans le corpus sont divisés en trois catégories suivant leur âge, à l'époque où les enregistrements ont été réalisés: les moins de 30 ans, ceux qui étaient âgés de 30 à 45 ans et ceux qui avaient 45 ans et plus. Les graphiques montrent le pourcentage de l'emploi de la variante vernaculaire pour toutes les personnes de chaque catégorie.

Malgré le nombre assez important de variables, on ne constate que deux
grandes tendances. La figure 2 montre les 15 variantes numérotées (9) à (23).
Celles-ci sont justement les plus fortement patoisantes et sont utilisées beaucoupplus

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coupplusfréquemment par les plus de 45 ans que les locuteurs plus jeunes. La différence se montre d'ailleurs significative dans la plupart des cas par test^2. Les items (9) et (10) sont indiqués sur la figure 2, même s'ils semblent ne pas se comporter d'une manière tout à fait semblable aux variables (11) à (23). La petite pointe au milieu du graphique n'est toutefois pas significative et ces deux traits ne changent guère le tableau particulièrement conséquent de l'évolution du parler roubaisien. Car, si les 30 à 45 ans emploient les pronoms mi, ti, H et la nasale [c] plus que leurs aînés, non seulement la différence ne s'avère pas être significative par test %2, mais elle est bien plus faible que celle qui se manifeste entre les plus de 30 ans et les moins de 30 ans qui n'emploient presque plus ces variantes. Autrement dit, ces variables montrent globalement la même évolution que toutes celles qui sont indiquées sur la figure 2.

Pour les 15 variables (9) à (23), il est sans aucun doute très significatif que 4 des items sont employés dans moins de 10% des cas possibles par tous les locuteurs enregistrés, alors que les moins de 45 ans n'emploient que 2 (pour les moins de 30 ans) et 4 variantes vernaculaires (pour les 30 à 45 ans) à une fréquence qui dépasse la barre des 10%. Même les items (11) et (12), dont les variantes vernaculaires sont employées plus fréquemment, c'est-à-dire l'emploi de que dans certaines relatives, montrent un déclin considérable. La figure 2 permet de constater l'étendue du recul du patois roubaisien.

On remarquera aussi que 6 des 7 variables phonologiques étudiées figurent parmi les 15 items discutés. Si, comme Dauzat (1927) l'a fait remarquer, la perte d'une morphologie distincte est une des premières étapes dans la disparition d'un dialecte régional, le fait que trois items morphologiques fortement marqués sur le plan dialectal, c'est-à-dire (9) les pronoms mi, ti, li, (20) les possessifs du type [me] et (21) les imparfaits du type étot, figurent eux aussi en bas du graphique, est aussi à signaler. Les variables (1) à (8) indiquées sur la figure 3 ont l'air de se comporter d'une manière différente. Il est remarquable que les sujets de moins de 30 ans emploient la variante vernaculaire avec un taux de fréquence bien supérieur - écarts toujours significatifs sur le plan statistique - que les 30 à 45 ans. A part la variable (8), où la fréquence de l'omission de la particule négative va en augmentant à travers les générations, les items (1) à (7) manifestent un 'creux', c'est-a-dire un point bas au milieu du graphique. Ceci veut dire que pour ces variables, l'usage de la génération d'âge moyen se rapproche beaucoup plus du français standard et s'éloigne du vernaculaire que celui des sujets plus âgés et plus jeunes. Ces 'creux' sont à la fois plus fréquents et plus importants que les deux petits sommets manifestés par les variables (9) et (10). Pour les items (1) à (4) ce sont les plus de 45 ans qui emploient le plus la variante vernaculaire, alors que pour les variables (5) à (8) ce sont les moins de 30 ans qui emploient la variante vernaculaire avec un taux de fréquence plus élevé.

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Cela indique que pour ces 8 items l'usage des moins de 30 ans se rapproche davantage des plus de 45 ans qui sont, de toute évidence, les locuteurs les plus patoisants alors que les 30 à 45 ans parlent un français plus proche du standard.

S'agit-il d'une renaissance tout au moins partielle du chtimi parmi la jeune
génération? De telles données permettent-elles de remettre en question le
truisme tant de fois répété que le(s) patois se perd (ent)?

5. Le continuum des dialectes

La figure 4 montre une hiérarchie implicationnelle contenant la majorité des variables qui font l'objet des figures 2 et 3. Elle répartit diverses variantes en les plaçant sur un continuum basé sur celui proposé par Carton (Fig. 1). Le continuum utilisé ici se divise en trois parties non discrètes. Les flèches indiquent la direction de la variation qui va du plus standard au plus vernaculaire. La base analytique de cette figure 4 est totalement différente de celle des figures 2 et 3 qui tiennent compte de tous les cas où les sujets auraient pu prononcer telle ou telle variante vernaculaire et montrent les pourcentages de fréquence pour les 23 variables étudiées. La figure 4 ne tient compte que des sujets qui ont prononcé telle variante, qu'elle soit fortement standardisante ou patoisante, ne serait-ce qu'une seule fois. 3 items, (24) à (26), ont été rajoutés à ceux qui ont été pris en considération pour la construction des figures 2 et 3.

Le continuum montre des relations hiérarchiques entre diverses variantes plus ou moins marquées. Par exemple, dans le cas des variantes qui se rapprochentsur le plan structural, on peut dire, sans équivoque, qu'un sujet n'emploiera pas [f] dans les items lexicaux comme garçon (21), s'il n'emploie pas déjà cette variante dans les trois items grammaticaux ça, c'est, ici. D'une manière semblable, aucun locuteur ne dévoisera une consonne devenue finalesuite à la chute d'une liquide, par exemple [rat] rendre, s'il ne dévoise pas déjà les consonnes finales qui sont sonores en français standard, par exemple [mot] monde. La hiérarchie des autres variantes a été déterminée de deux manières complémentaires, d'abord en tenant compte des groupes de variantes indiqués sur un dendrogramme élaboré à l'aide du programme Clustan et d'un ordinateur VAX/VMS (voir Pooley 1988 p. 441 pour plus de détails). Ce programme permet de comparer la distribution des variantes parmi les locuteurs sans tenir compte des ressemblances linguistiques. Le continuum montre une version linéaire des regroupements indiqués par l'ordinateur.Dans une deuxième étape, j'ai pu tenir compte à la fois d'une grille construite manuellement qui montrait la distribution des variantes parmi les locuteurs et aussi de certaines évidences, par exemple, l'emploi de dont (12) ou d'une construction du type Al (2a) est fortement standardisant par rapportà la plupart des autres variantes et à l'autre bout de l'échelle, la forte

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vernacularité de l'emploi de nin (26) ou du d intrus (24). Même si on ne peut donc pas prétendre à une précision à 100%, on peut néanmoins affirmer avec une certaine confiance que plus la distance est grande entre deux variantes, plus forte est l'implication qu'une variante est plus patoisante ou standardisanteque l'autre. C'est bien le cas pour la chute des liquides (16) et l'emploi de la variante [fl dans ça (23). Il est beaucoup plus litigieux, par contre, de différencier la vernacularité de étot (22) et celle de [traval] (16). Essayer de faire de telles distinctions, c'est vouloir peser au gramme près avec une balance. D'ailleurs, il n'a pas été possible de distinguer entre la vernacularité relative de certains groupes de variantes par exemple j'ai tombé (18), les gens qu'ils ont fait ça (6) et [rat] (16), qui sont donc indiqués au même niveau.

On dirait même que le nombre de distinctions tant soit peu approximatives qui ont pu être faites est signe d'une grande instabilité car le vernaculaire roubaisien, comme tant d'autres variétés comparables, est en pleine mutation. Alors que certaines formes semblent être inéluctablement en voie de disparition, d'autres, un peu délaissées par la génération d'âge moyen, ont été reprises par les locuteurs jeunes.

6. Le continuum des dialectes et l'individu

Le tableau 1 résume l'usage individuel des variantes patoisantes qui font l'objet de la figure 4. Toutes les variantes figurant au niveau français régional et en-dessous (donc plus vernaculaire) du continuum ont été prises en compte et les chiffres indiqués ont été calculés sur la même base que le continuum, c'est-à-dire l'emploi effectif de la variante vernaculaire, sans tenir compte de la fréquence relative. Autrement dit, pour prendre un exemple, s'agissant des 16 locuteurs de moins de 30 ans, ils ont prononcé en moyenne 2,4 des 18 traits linguistiques en question, soit 13% du total.

Bien que cet indice ne constitue pas une mesure très précise à certains égards, car, au contraire des figures 2 et 3, il ne tient aucunement compte de la fréquence d'utilisation des variantes en question, il rappelle très clairement les grandes lignes de la situation sociolinguistique à Roubaix. Il montre la très grande différence de comportement langagier entre les sujets de 45 ans et les moins de 45 ans et la différence relativement minime entre les moins de 30 ans et les 30 à 45 ans, - différence mitigée, d'ailleurs, par les données de la figure 3, qui montre la plus forte fréquence d'emploi, parmi les sujets plus jeunes, de certaines variantes vernaculaires. On pourrait ajouter, pour justifier l'exploitation de cet indice, qu'un locuteur qui n'emploie pas une variante figurant au milieu du continuum, ne risque pas d'employer une variante indiquée plus bas.

Toutefois, pour revenir aux 'creux' de la figure 3, c'est-à-dire les variantes
favorisées par les jeunes, force est de constater qu'il ne s'agit pas des formes
les plus patoisantes, qui figurent en bas du continuum dialectal, mais des

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formes vernaculaires, certes, qu'on pourrait entendre dans la plupart des régions de France. Certains appellent ce français 'vernaculaire de masse', d'autres comme Lambrecht (1981) l'appellent 'non-standard French'. Il faudraitsignaler aussi qu'il s'agit en grande partie d'items grammaticaux que l'on sait être répandus sur un espace géographique plus étendu (cf. Hudson p. 46). Il serait donc inexact de dire que les jeunes ont choisi un sous-ensemblede variantes chtimies parmi la gamme plus étendue employée par leurs grands-parents, mais ils se tournent plutôt vers un vernaculaire de masse très répandu sur le plan géographique. Il faudrait donc plutôt parler de francisationque de standardisation, comme cela aurait pu être le cas pour les 30 à 45 ans. Paradoxalement, les jeunes nordistes sont plus fiers d'être chtimis que leurs aînés, même s'ils délaissent les traits linguistiques (9) à (26) dont plusieurscaractérisent très fortement ce parler.

7. Les données qualitatives

Ce que les données quantitatives ne montrent pas, ce sont les perceptions des locuteurs eux-mêmes. Si les sujets plus âgés emploient plus de variantes chtimies en termes purement numériques que leurs homologues plus jeunes, il faut aussi tenir compte du fait que les 45 ans ont l'impression (qui est loin d'être fausse) qu'ils parlent moins patois que dans le passé, alors qu'une personne plus jeune peut se faire une réputation de patoisant si elle utilise moins de variantes et même à des taux de fréquence plus faibles. En outre, une analyse des changements de style ou de code, où un locuteur emploie d'une façon délibérée le patois, indique que la différence de comportement entre les générations est encore plus forte que les données quantitatives ne le feraient croire.

Dans ce contexte, on peut rappeler d'abord le phénomène de la lexicalisation, dont les variables (21) et (23) constituent un exemple. La variable (21) n'est en effet qu'une sous-variable de (23) sur le plan de la structure linguistique, mais sa distribution sociale est assez différente. Tout porte à croire que la variante [f] ne s'emploiera plus que dans les trois items ça, c'est, ici dans un avenir plus ou moins proche. D'autres traits comparables sont parvenus à un stade plus avancé, par exemple, l'emploi de [k], là où le français standard emploi [fl, par exemple, [kjë] chien, [ka] chat, [kaßet] charette ('voiture'). Il y a trop peu d'exemples dans mon corpus pour que ce phénomène soit traité en variable labovienne, mais il ne faudrait pas sous-estimer l'effet sociolinguistique de l'emploi occasionnel de [k]. On pourrait dire la même chose à propos de l'emploi d'items lexicaux fortement marqués sur le plan régional, par exemple m'tit 'petit', gvau 'cheval', coulonneux 'colombophile', grammont 'beaucoup'.

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Autrement dit, alors que de nombreuses variantes patoisantes, qu'elles soient phonologiques, morphologiques, syntaxiques ou lexicales, sont en plein recul sur le plan structural, elles font encore partie du patrimoine linguistique et peuvent être exploitées à l'occasion. Il s'agit peut-être de la dernière étape avant la disparition totale.

8. La différence des générations -je est un autre

Dans cette section je me propose d'analyser un exemple de changement de style où des variantes patoisantes sont introduites par des locuteurs d'âge moyen. Les locuteurs plus jeunes peuvent très bien employer des traits linguistiques chtimis pour caractériser une tierce personne, que ce soit une personne âgée ou un personnage plutôt grossier. Cette possibilité n'est pas ouverte aux locuteurs plus âgés de situation sociale modeste, car ceux-ci ne manqueront pas de donner l'impression que ce sont eux-mêmes qui parlent. Par contre, des locuteurs plus jeunes peuvent plus facilement faire croire à un jeu de rôle où 'je est un autre'.

Voici les exemples:

(l)NellyD.
J'avais un copain moi à l'école quand j'allais à l'école primaire, i' était tout le
temps planqué chez ma grand-mère ...
Et une fois i' arrive, i' avait une croûte là. On avait frappé su' s'tête avec un
bâton, je sais pas quoi, et i' était blessé, i'était ouvert là (elle indique la partie
de sa tête). F est arrivé, bien sûr il était tout plein de sang.
Jean-Pierre L.
Oui surtout la tête ça saigne vite, hein.
Nelly.
F est arrivé comme ça.
Ma grand-mère elle dit - Quo ch'est que t'as fait là?
- C'est mon papa.
- Quo! te vas vir.
Et ma grand-mère (éclats de rire) elle était assez forte. Alors elle y va. (1. 5.
483-493)

Nelly D., une femme d'une bonne trentaine d'années, décrit un souvenir d'enfance à propos de sa grand-mère, qui avait recueilli chez elle un jeune garçon martyrisé à la maison. Les citations directes des propos de sa grandmèresont nettement démarquées par l'emploi de 4 traits linguistiques chtimis,c'est-à-dire l'emploi de la variante [f] (item (21)), la voyelle de quoi, la forme vir 'voir' et le pronom interrogatif quo ch 'est que. On remarquera que ces traits patoisants dépassent le cadre de la liste des items (1) à (26).

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L'emploi de ces traits linguistiques permettent à Nelly de caractériser l'un des personnages dont elle parle, car il est frappant, par exemple, que le petit garçon ne soit pas censé exploiter les mêmes ressources linguistiques d'une manière semblable. Il dit dans le texte cité c'est mon papa, alors que Nelly aurait pu lui faire dire par exemple ch'est min papa. L'analyse d'autres passagesoù la même informatrice passe du français régional au français patoisantrévèle que de tels changements de style ou de code sont marqués par l'emploi du syntagme Quo te vas viri qui semble servir de switch phrase (Bell p. 142), alors que les variantes qu'il contient ne seront jamais employées systématiquement par le sujet en question.

Carton (1981) fait remarquer que beaucoup d'informateurs prétendent - et ceci est amplement confirmé par mes propres observations - que le vrai patois se parle ailleurs, alors qu'eux-mêmes et peut-être chez eux on ne parle qu'un français abâtardi. Les remarques de Carton et de Gueunier et al., (1978) ainsi que mes propres observations confirment aussi que Monsieur Tout le Monde parle du patois comme s'il s'agissait d'un code linguistique distinct. Il serait peut-être plus exact de parler de patois de perception plutôt que de patois d'intention. Le terme patois d'intention s'applique très bien à des exemples comme celui cité plus haut où Nelly emploie des traits patoisants en parlant à la place de sa grand-mère. Labov (1966) avait fait remarquer que les interlocuteurs peuvent très bien percevoir comme catégorique un comportement linguistique manifestement variable, à condition qu'un certain seuil soit atteint dans l'emploi d'une variante vernaculaire. A Roubaix, il semblerait que la barre de la vernacularité soit placée plus bas pour les jeunes que pour les personnes plus âgées, ou peut-être que la gamme de traits linguistiques vernaculaires sur laquelle son comportement sera évalué est plus étroite. Autrement dit, un jeune peut se faire une réputation de patoisant qui 'écrase vraiment' - pour employer l'expression consacrée - sur la base d'un comportement linguistique moins vernaculaire du point de vue de F analyse objective. Ceci étant, il vaudrait peut-être mieux parler de patois de perception. Même pour Nelly, il s'agit de la retransmission d'un patois perçu, car on ne sait pas ce qui a été dit exactement, ni par la grand-mère ni par les autres participants. Il s'agit peut-être d'une sorte de caricature linguistique exploitée pour des raisons linguistiques et pragmatiques assez évidentes.

Conclusion

Toutes les données inventoriées indiquent d'une manière claire que les locuteursde plus de 45 ans emploient les traits linguistiques chtimis les plus marqués, avec un taux de fréquence et un éventail d'items bien plus importantet même d'une manière plus authentique. Les différences de comportemententre les sujets de moins de 30 ans et ceux âgés de 30 à 45 ans s'expliquentplus

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quentplusdifficilement. Les locuteurs d'âge moyen emploient une gamme
de traits vernaculaires un peu plus étendues, alors que les plus jeunes exploitentcertaines
variantes d'une façon plus intensive (voir Figures 2 et 3).

Comme je l'ai déjà fait remarquer, ces variantes favorisées par les jeunes ne sont pas en général les plus patoisantes, celles qui figurent en bas de la Figure 4. Ces traits vernaculaires qui caractérisent le parler des jeunes, même quand ils font partie de l'inventaire de toutes les études dialectales picardes, relèvent en même temps d'un vernaculaire de masse assez généralisé en France et dans le monde francophone.

Autrement dit, si les plus de 45 ans se conforment dans une plus grande mesure à des normes locales (par ex. les items indiqués en bas de la figure 3), les moins de 45 ans ont l'air de suivre des normes qu'on pourrait qualifier de régionales - ce qui serait le résultat d'un effet de nivellement entre le parler populaire et le patois francisé. La différence frappante entre le comportement des plus de 45 ans et les moins de 45 ans semble confirmer que pour de nombreux parlers français il s'agit d'une génération de transition. Cette différence des générations correspond à des changements dramatiques qui ont bouleversé la société française en général et à ceux qui ont vivement touché la région du Nord et la ville de Roubaix en particulier, c'est-à-dire le brassage des populations provoqué par la deuxième guerre mondiale et la disparition de l'hégémonie de la monoindustrie au cours des années cinquante et soixante aussi bien que l'arrivée d'un grand afflux d'immigrés maghrébins. Le comportement des Roubaisiens de plus de 45 ans semble représenter le corollaire linguistique des derniers vestiges de la société ancienne dominée par le textile, alors que la jeune génération a grandi dans une société plus diffuse où des opportunités plus diverses sont ouvertes, où les influences linguistiques sont également plus variées. Hilaire (p. 318) fait remarquer qu'il est tentant pour les jeunes de quitter Roubaix, même si le même auteur nous démontre, chiffres à l'appui, que la majorité de ceux qui quittent la ville, s'installent dans des secteurs plus agréables de la communauté urbaine lilloise. Ceci indique chez les jeunes davantage un attachement à la région plutôt qu'à la ville de Roubaix proprement dite - ce qui correspond parfaitement à leur comportement langagier. Il s'agit aussi en partie d'un retour du pendule par rapport à la génération moyenne, qui, elle, vivant pleinement la mutation de la société roubaisienne pendant ses années formatrices, a réagi en se conformant davantage aux normes standard.

Bien des gens de la région m'ont soumis une hypothèse complémentaire. Selon cette hypothèse, les Beurs, la deuxième génération de Maghrébins, seraient parmi les meneurs du jeu en ce qui concerne l'emploi du patois parmi les jeunes. L'écoute attentive des rares informateurs enregistrés qui ont des origines nord-africaines me porte à croire qu'ils sont plutôt plus français que les Français et qu'il s'agit d'un patois de perception qui corresponddavantage

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DIVL3862

Figure 1 Typologie des variétés romanes dans le Nord-Picardie d'après Carton 1981

ponddavantageau vernaculaire de masse déjà mentionné. Il s'agit là peutêtred'une
étude empirique qui reste à faire.

Timothy Pooley

City of London Polytechnic

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DIVL3856

Taux de fréquence d'emploi pour les variables (9) à (23) par âge des locuteurs. Figure 2.

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Taux de fréquence d'emploi pour les variables (1) à (8) par âge des locuteurs. Figure 3.

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Figure 4

Le continuum des dialectes à Roubaix

Emploi de dont (12), constructions Al (2a)

Emploi de LEQUEL (5)

Emploi de ne (8a)

Chute des liquides (1), chute de ne (8) FRANÇAIS GENERAL f

Dévoisement des C finales (19) FRANÇAIS REGIONAL J

Emploi de avoir comme auxiliaire (18), qu'ils, (6) dévoisement après chute
d'une liquide (16)

Emploi de mi, ti, H (9)

Emploi de [me], etc. (20), f FRANÇAIS DIALECTAL |

Emploi de qu'elle (4)

Emploi des imparfaits en -ot (22)

Emploi de l'auxiliaire avoir avec des V pronominaux (24)
Emploi de [al] pour [aj] (16), relatives que PRO i ou 2 (13)
Emploi de [ë] pour loi (10), [fl pour [s] (23)
Emploi de nin (24)

Emploi du d intrus (26)

Emploi de [j] dans les items lexicaux de (23) (21) PLUS VERNACULAIRE


DIVL3865

Indice d'usage des variantes patoisantes par âge Tableau 1.

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Résumé

Basée sur un corpus de discours spontanés recueillis auprès de sujets ouvriers ou employés dans la ville industrielle de Roubaix, cette étude a pour but de comparer le comportement de locuteurs d'âges différents sur un nombre important de variables linguistiques et de caractériser ainsi l'évolution du parler populaire roubaisien en temps apparent. Eanalyse purement quantitative de ces données montre que la majorité des variantes vernaculaires sont employées avec un taux de fréquence plus élevé par les sujets plus âgés. Il existe, par contre, des variantes vernaculaires qui sont employées plus fréquemment par les locuteurs plus jeunes. L'évaluation de la vernacularité relative et la comparaison de données qualitatives permettent de démontrer qu'il ne s'agit pas d'un réveil partiel du patois proprement dit, mais d'un processus à la fois de francisation et de vernacularisation d'un ordre différent.

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