Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

Pierre Kunstmann : Le relatif-interrogatif en ancien français. Publications romanes et françaises, CXCI. Droz, Genève, 1990. 546 p.

Povl Skårup

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C'est une vaste description de la plupart des mots k*> (comme les appelle l'auteur) et de leurs emplois principaux en ancien français. Elle est très richement documentée : on y trouvera tous les renseignements qu'on cherchera sur les mots étudiés et leurs emplois, y compris la syntaxe des propositions où ils figurent. A propos de chaque question examinée, l'auteur commence par l'illustrer par le français moderne et par discuter les avis des linguistes qui se sont prononcés là-dessus. L'ouvrage sera indispensable, non seulement pour ceux qui s'intéressent à l'ancien français et à l'histoire de la langue française, mais également pour ceux qui s'intéressent davantage à la langue moderne.

L'auteur s'est imposé certaines limites. Sa description ne comprend pas tous les
emplois des mots kw: il a écarté les propositions comparatives et consécutives (plus...
que..., si... que...), tout en soulignant qu'elles se rapprochent des relatives (p. 4); il ne
parle pas non plus des complétives. La description comprend les interrogatives principales
et subordonnées, les relatives «à antécédent explicite» et «à antécédent zéro»
(ces dernières sont les propositions que d'autres appellent des «relatives indépendantes»),
et certains autres emplois, dont le plus important est le type qui qui, quoi
que, etc. - Au lieu des termes interrogatives principales et interrogatives subordonnées,
l'auteur emploie les termes interrogatives directes et interrogatives indirectes. Il
semble dire à la p. 369 que l'interrogatif introduit obligatoirement une non-subordonnée
: cette idée m'échappe.

La description ne comprend pas non plus tous les mots kw: l'auteur a limité son enquête «aux formes susceptibles d'un emploi relatif, c'est-à-dire à ces morphèmes córreles explicitement à un antécédent nominal» (p. 12). Ce critère lui a fait écarter «les com et que de comparaison», ainsi que combien, quant (< quando, mais quant < quantum y figure), comment, que conjonction, se/si et car.

Le fait que ces mots ne puissent pas introduire une relative à antécédent explicite mène l'auteur à conclure, aux pp. 111 et 428, qu'ils ne peuvent pas non plus introduire une «relative à antécédent zéro». Cette conclusion suppose que les «relatives à antécédent zéro» sont des variantes des «relatives à antécédent explicite». Cette prémisse implicite est un préjugé dépourvu de fondement.

Cette conclusion empêche l'auteur de dire que les deux valeurs bien connues des subordonnées introduites par les mots kw écartés (du moins par la plupart d'entre eux), notamment parquant (< quando) ou par se/si, correspondent, l'une aux interrogatives, ce qui est banal, l'autre aux «relatives à antécédent zéro», ce qui l'est peutêtre

Alap. 428, il s'agit du tour avoir ou trover + mot kw sans verbe. Dans un des exemples de ce type, j'ai bien de quoi, ou et comment pour faire holette d'argent (pastourelle de Froissart), la présence de comment^ qui ne peut pas introduire une «relative à antécédent explicite», mène l'auteur à la conclusion suivante: «on ne peut dériver notre tour d'une proposition relative par effacement du verbe». On peut préférer l'avis contraire, en y voyant justement une «relative à antécédent zéro» sans verbe. Eauteur conteste l'existence de ce type, parce que les relatives à antécédent explicite n'existent pas sans verbe (indicatif, subjonctif ou infinitif, p. 152). Mais là encore, ce fait n'implique pas que les «relatives à antécédent zéro» sans verbe n'existentpas

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tentpasnon plus. Les «relatives à antécédent explicite» et les «relatives à antécédent
zéro» sont deux types différents.

Un autre cas de «relative à antécédent zéro» sans verbe est le tour faire que sages. La discussion des pp. 345-47 ne montre pas que que n'y introduise pas une «relative à antécédent zéro». Elle montre seulement que que n'est pas objet mais adverbe de manière dans la subordonnée sans verbe qu'il introduit.

L'auteur admet l'existence de subordonnées interrogatives sans verbe : «Et ele conmande a aprester a mengier a Lancelot et devise quoi» (p. 427). Elles sont même assez fréquentes (p. 123). C'est à ce type qu'il aurait dû attribuer l'exemple suivant : «Di donc por coi feïs le tu? Por mal de m0i...?» (Chrétien, Yvain, p.p. M. Roques, 1765). Il a raison en disant que ce passage a été mal ponctué par l'éditeur, mais il a tort en proposant d'ajouter une virgule après donc (p. 132). Lire : «Di donc por coi?! Feïs le tu por mal de m0i...?» (Schulze 1888, p. 223; Skârup 1975, p. 408; Woledge, Commentaire sur Yvain , 1,1986, p. 124).

Il va de soi que dans le domaine des relatifs-interrogatifs, où tant d'avis différents ont été prononcés, toutes les opinions de l'auteur ne seront pas approuvées par tous ses lecteurs. Ainsi, l'auteur pense que les «relatives à antécédent zéro», auxquelles j'ai déjà fait allusion, ont un antécédent, avec lequel le mot kw est en corrélation, et qu'elles sont donc des relatives, bien que l'antécédent soit «zéro» ou «lexicalement vide». C'est porter la notion de corrélation, qui est fondamentale dans l'exposé (p. 1), à sa limite, et même peut-être au-delà. A mon avis, ces propositions n'ont pas d'antécédent du tout. Ce n'est pas avec les relatives à antécédent explicite qu'il faut les classer, mais avec les subordonnées interrogatives. Leur rapport avec celles-ci n'est pas homonymie mais identité et bisémie : tout comme tant de mots, ces propositions ont deux sens, deux valeurs, deux emplois.

Sans valeur «interrogative», la proposition entière a un réfèrent qui appartient à la même catégorie que celui du mot kw qui l'introduit : elle désigne une personne si elle est introduite par qui, un lieu si elle est introduite par ou, etc. Eauteur souligne à juste titre que dans un exemple moderne comme il méprise qui le craint, l'objet de méprise n'est pas qui (ni une partie de qui), ce mot n'ayant de fonction que dans la subordonnée qui le craint, mais cette subordonnée entière (p. 317); celle-ci désigne donc une personne.

Avec valeur «interrogative», la subordonnée n'exprime pas une interrogation. C'est ce qu'a bien dit G. Moignet, cité par l'auteur (p. 116) : «II est absurde de parler d'interrogation indirecte à propos de phrases comme : je sais très bien qui m'a répondu». Elle ne désigne pas non plus ce qu'elle désigne sans valeur «interrogative» : une personne, un lieu, etc. Elle désigne l'identité de ce qu'elle désigne sans valeur «interrogative». Eexemple cité équivaut à la paraphrase suivante : je sais très bien l'identité de qui m'a répondu, dans laquelle qui m'a répondu est la même subordonnée, mais sans valeur «interrogative». Le rapport entre le sens 'X' et le sens 'l'identité de X' peut être considéré comme une sorte de métonymie.

Ces deux valeurs ne sont pas toujours faciles à distinguer. A la p. 111, l'auteur voit des «interrogatives» dans de chou soit ore qu 'estre en puet et dans ne me chaut ou ge gise; plus tard, il voit des «relatives à antécédent zéro» dans Mais ore en soit ke estre en puet (p. 331) et dans Ne me chaut ke nul de els die (p. 332). Il est vrai que la distinction est plus difficile avec que qu'avec les autres mots kw. Les «relatives à antécédent zéro» avec que sont d'ailleurs assez rares. J'en ajoute deux exemples : Saietes volent

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corne pluie, Que plaist a cels a cez ennuie (Wace, Brut, 4030, ms. P), et cil est bien a
escuser qui fait que ne puet refuser (Clef d'Amors, éd. 1890,168).

Dans un des chapitres qui traitent de l'emploi interrogatif, l'auteur compare les «tours périphrastiques» Qui est qui..?, Qui est ce qui..? et Qui est cil qui...? (p. 85 et ss.). Il dit que dans ces trois constructions, l'antécédent du second qui est zéro, ce et cil, respectivement. Au moins dans les deux premières constructions, il vaut mieux dire que l'antécédent du second qui est le premier Qui. La première construction ne se distingue de la seconde que par l'absence de ce. Ce sont des phrases clivées. La seconde construction ne se distingue du type C'est Láncelos qui... (p. 285) que par le mot interrogatif et par l'antéposition de celui-ci, et ne se distingue syntaxiquement du type moderne C'est qui que vous avez invité? (p. 86) que par l'antéposition de l'interrogatif. Cette antéposition en fait en même temps une construction imbriquée, malgré les objections de la p. 109.

On voit que c'est un livre qui entraîne le lecteur dans la discussion. Cette qualité s'ajoute à la clarté de l'exposé et à la richesse de la documentation. Les désaccords ne prouvent que la fécondité de cet ouvrage, qui sera certainement beaucoup consulté et discuté.

Université d'Ârhus