Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

Marianne Hobæk Haff: Coordonnants et éléments coordonnés. Solum Forlag, Oslo/ Didier Erudition, Paris, 1987.

Université de Bergen.

Karl Johan Danell

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Le but principal de cette thèse est de faire une analyse syntaxique et distributionnelle
des coordonnants et, ou, ni, mais dans une perspective synchronique. En outre, MHH
veut examiner les aspects sémantiques et pragmatiques dans la mesure où ils sont

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pertinents pour la distribution syntaxique. La base empirique de l'enquête est très
solide, puisqu'elle est constituée d'un corpus de journaux et d'une série d'interviews
avec des informateurs.

Après avoir formulé ses buts, MHH consacre un chapitre à l'examen des recherches antérieures sur la coordination en français. Ce tour d'horizon démontre à souhait que les opinions des linguistes diffèrent sur la définition des coordonnants, aussi bien que sur les problèmes principaux, que ce soit d'ordre syntaxique, sémantique ou pragmatique, que pose le phénomène de coordination.

Ensuite vient un chapitre sur les notions de fonction, statut et classe de mot. MHH est obligée de préciser sa position en ce qui concerne ces notions, puisque c'est à partir de celles-ci que les problèmes de la coordination se laissent poser. Mais en même temps, elles couvrent pour ainsi dire la linguistique dans sa totalité, et le cadre d'un seul chapitre n'en permet qu'un examen très rapide, et qui évoque bon nombre de questions épineuses qui sont encore loin de faire l'unanimité.

La perspective choisie par MHH est en premier lieu celle du fonctionnalisme d'A. Martinet et de M. Mahmoudian. On pourrait peut-être dire que le sujet traité est susceptible de tirer également profit des idées d'autres écoles linguistiques, par exemple les variantes de la grammaire generative ou les théories orientées vers la sémantico-pragmatique telle que les pragmatiques représentées par O. Ducrot, B. de Cornulier et d'autres. Mais il est vrai d'une part que MHH considère également ces théories dans une certaine mesure, et d'autre part qu'elle manie le fonctionnalisme d'une manière critique et indépendante (voir par exemple la discussion du statut du sujet, p. 38).

Dans le chapitre 3, le plus long et le plus riche du livre, MHH examine une série de questions fondamentales. La plus importante est celle-ci: comment définir les coordonnants, et, en particulier, comment les distinguer d'autres mots (conjonctions, adverbes, prépositions) avec des fonctions superficiellement semblables? Dans le cadre de son parti pris théorique, MHH passe en revue sept critères ou tests «formels» à appliquer, et les résume dans un tableau de la p. 92.

Parmi ces critères on peut citer entre autres la non-permutabilité;

A boit et B mange - *Et A boit B mange
A boit parce que B mange - Parce que A boit, B mange,

et la non-compatibilité avec et, ou;

A boit parce que B mange et parce que C dort
*A boit ou B mange et ou C dort,

A l'aide du tableau récapitulatif, MHH démontre de façon convaincante qu'«il n'y a pas de cloison étanche entre coordonnants et subordonnants», puisque certains mots (et, ou, ni) passent tous les tests, alors que d'autres candidats passent certains tests, mais pas tous (6 sur 7 mais, 5 sur 7 car, or), etc.

Voilà un résultat utile et important, et la présentation que MHH nous en offre est, à mon avis, d'une clarté exemplaire. Il reste peut-être à se demander pourquoi les critères énumérés sont susceptibles d'identifier les coordonnants. La réponse, à mon avis, pourrait être résumée sous 1) et 2) ci-dessous:

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1) Le coordonnant, en tant que notion traditionnelle, est basé sur des intuitions
sémantico-pragmatiques - c'est un terme ou opérateur qui place deux
ou plusieurs éléments côte à côte et au même niveau.

2) Le linguiste, même fonctionnaliste, aura sélectionné des critères formels
en fonction de leur conformité avec une intuition de ce genre.

Autrement dit, il n'est pas possible d'éviter le fond sémantico-pragmatique des critères. Cela n'ôte en aucune façon la valeur des tests, puisqu'ils augmentent de beaucoup la précision et l'objectivité de la description, mais il est toujours permis d'ajouter aussi des considérations «ouvertement» sémantiques. Ainsi, par exemple, le mot mais ne répond pas au critère qui veut que le terme puisse coordonner plus de deux éléments. On comprend intuitivement que cette observation est liée à la valeur d'opposition entre deux choses exprimées par mais. Il n'est pas possible d'imaginer ce genre d'opposition opérée entre trois objets ou plus. Est-ce que cette valeur oppositive rend mais «moins coordonnant» pour l'intuition? A mon avis, la réponse est non, mais quelle que soit la réponse, il est évident que MHH a le mérite d'avoir établi les points de départ d'une telle discussion.

Un deuxième problème crucial concerne la description syntaxique des groupes coordonnés: faut-il préconiser régulièrement des transformations de suppression (Pierre mange et dort *- P mange et P dort), ou doit-on partir des structures de surface seulement et considérer mange et dort comme une structure figurant aussi aux niveaux profonds? Après une discussion lucide, dans laquelle elle démontre que chacun des modèles «purs» mène à des difficultés insurmontables, MHH résout le problème en choisissant une combinaison des modèles proposés: elle opère avec des effacements seulement s'il y a coordination de deux éléments n'ayant pas la même fonction ou le même statut. Ainsi dans Paul boit du vin et Jean de la bière (p. 113), le deuxième conjoint superficiel n'est pas un élément à fonction définie - c'est seulement en ajoutant le boit effacé (7 BOIT de la bière) qu'on arrive à une coordination entre éléments parallèles.

Parmi les problèmes qui font l'objet d'une discussion intéressante dans le même chapitre, on peut encore citer la coordination «différée», l'élément «emphatisé» et la délimitation des éléments dans certaines phrases. En particulier, MHH démontre que I'emphatisation est un type spécial:

II savait tout et /cela/ depuis longtemps (pp. 103,115)

Elle observe que dans ce type «la coordination est facultative et de ce fait on peut s'en servir justement pour souligner un élément» (p. 120). Or, arrivé à ce point de vue dans le raisonnement, si l'on s'aventure encore une fois dans le domaine de la sémantico-pragmatique, il me semble que la phrase citée soulève des questions importantes:

S'agit-il vraiment d'une coordination? Togeby (1984, p. 8) semble le penser, tout comme MHH, et il ajoute: «Et peut marquer une ellipse et par là une emphase», mais sans expliquer pourquoi ni comment l'ellipse entraîne une emphase. A mon avis, la réponse dépend du niveau linguistique auquel on se place: il faut distinguer entre le niveau syntaxique formel et le niveau pragmatique. Formellement, on peut soutenir que la variante sans ellipse,

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II savait tout et il savait tout depuis longtemps,

est une phrase bien formée et même acceptable, puisqu'il semble s'agir de la coordination de deux affirmations triviales. Néanmoins, il n'y a pas de doute que cette phrase, énoncée dans une conversation réelle, serait choquante et plus ou moins inacceptable. La raison s'en trouve, bien entendu, sur le plan sémantico-pragmatique - la phrase ne pose pas deux notions différentes l'une à côté de l'autre; au contraire elle réfère deux fois à un même état de choses.

A mon avis, la construction en et emphatisant répond aux besoins d'une structure informationnelle spéciale. Le locuteur veut transmettre deux rhèmes ou peut-être deux focus {tout et depuis longtemps) qui ont les mêmes présuppositions sauf que le deuxième présuppose aussi la thématisation du premier. Il serait peut-être possible de proposer une sorte de dérivation selon des principes pragmatiques pour expliquer comment on a pu arriver du sens de base du coordonnant et à cette valeur spécialisée.

On pourrait rapprocher ce type des «idomes syntaxiques» traités par MHH p. 125ss. et en outre dans un article de 1982. Elle signale également un cas où og, en norvégien, prend un sens bien éloigné de la coordination «pure et simple»: Han sitter og skriver, littéralement «II est assis et écrit». Cette construction existe également en suédois, et on peut citer d'autres phrases suédoises où och, en suédois, a évolué vers des emplois spécialisés, tels que:

Var snâll och stali undan disken («S'il vous plaît, rangez la vaisselle», ou
littéralement: «Soyez gentil et...»)

Gôr inte som pappa och hâng tvâtten skrynklig (littéralement: «Ne fais pas
comme papa et étends le linge froissé» - le sens est «Etends SANS froisser»)

Dans ce dernier exemple, och a la fonction, entre autres, d'influencer la portée de la
négation d'une manière assez particulière.

Ici on voit clairement que l'analyse strictement syntaxique et fonctionnaliste permet une description solide des aspects plutôt formels des phrases, alors que, pour saisir les mécanismes linguistiques derrière l'évolution des idiomes, il est utile de les combiner avec les principes de la pragmatique.

Dans les chapitres 4 et 5, MHH examine de façon systématique les possibilités de coordination permises par chaque statut, fonction ou classe. Un des cas les plus intéressants concerne les combinaisons de propositions de types (illocutionnaires) différents. MHH présente des résultats précis, qui permettent de corriger les suppositions de certains autres linguistes. On peut constater que ce type de coordination est souvent possible, par exemple entre une déclarative et une imperative:

Nous n'avons plus de farine, et achète des œufs aussi

Comme le souligne MHH (p. 178), la valeur illocutionnaire du premier élément tend pourtant vers un ordre, ce qui le rapproche du deuxième élément. C'est donc la force illocutionnaire, et non seulement la forme syntaxique, qui décide. D'un autre côté, mais, de par sa valeur adversative, semble pouvoir coordonner des propositions différentes même sur le plan pragmatique.

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Deux autres problèmes intéressants concernant mais sont discutés ailleurs dans le livre. MHH constate (p. 21) que dans une phrase comme Elle est belle mais prétentieuse, c'est le deuxième des deux éléments qui prend le plus de poids (cf. Elle est prétentieuse mais belle). On pourrait se demander pourquoi, et la suggestion la plus simple serait qu'il s'agit de la tendance générale à placer le focus ou l'élément le plus Thématique en fin de phrase. Si c'est là une solution adéquate, on s'attendrait à ce que le même phénomène se produise avec et:

Elle est belle et intelligente
Elle est intelligente et belle
Elle est belle, intelligente et gentille

Or, à mon avis, cela n'est pas le cas, mais l'explication en est peut-être que et, qui
n'oppose pas les éléments, n'est pas du tout capable d'amener une gradation des
éléments. Ou semble d'ailleurs se comporter de la même façon.

La dernière question que je voudrais soulever concerne les deux mais correspondant respectivement à pero I aber (PA) et sino I sondem (SN) en espagnol et en allemand. Il me semble que pour voir clair, il est nécessaire de compléter les analyses faites par les auteurs que cite MHH par l'étude de Heldner (1981, p. 49ss) sur la portée de la négation. Soit les phrases suivantes (p. 30):

Le Danube n'est pas bleu, mais il est jaune
Le D n'est pas bleu, il est jaune
Le D n'est pas bleu, mais jaune

Selon l'analyse de Heldner, le mais SN introduit le constituant qui doit remplacer celui que vise la négation à portée partielle. La même fonction peut être remplie par la structure Neg XAY, XBY, ce qui signifie que les deux derniers exemples cités sont synonymes, alors que le premier en mais PA comporte une négation à portée totale. En d'autres termes, on ne peut pas supprimer mais PA dans Le Danube n'est pas bleu, (mais) il est jaune; la phrase Le Dn 'est pas bleu, il est jaune reste acceptable mais le sens a changé.

En résumé, je dirai que la thèse de MHH sur les coordonnants français nous offre une foule d'analyses et de renseignements clairs, précis et utiles. En même temps, et comme cela se doit, ces résultats suggèrent bon nombre de points délicats dont MHH elle-même ou d'autres linguistes pourront pousser l'analyse encore plus loin.

Université d'Umeâ

Bibliographie

Cornulier, B. de (1985): Effets de sens. Les éditions de Minuit, Paris.

Ducrot, O. (1973): Dire et ne pas dire - principes de sémantique descriptive. Hermann,
Paris.

Heldner, C. (1981): La portée de la négation. Stockholm.

Hobaek Haff, M. (1982): Une approche de quelques types particuliers de syntagmes
de coordination, Revue Romane, XVII, 2.

Togeby, K. (1984): Grammaire française, Vol IV: Les mots invariables, Copenhague.