Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

P. A. Messelaar: La confection du dictionnaire général bilingue. Leuven, Uitgeverij Peeters, 1990,109 p.

Ghani Merad

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La lexicographie n'est plus le parent pauvre de l'Université. En dépit de l'opposition de quelques caciques réfractaires, qui persistent à le lui dénier, elle a su, ayant déjà fourni ses lettres de créance et conquis ses titres de noblesse, conquérir le statut de recherche scientifique à part entière: la preuve en est que, un peu partout en Europe, la parrainent centres et revues et que, de plus en plus, lui sont consacrés colloques et séminaires. La création du Marché commun et la perspective du Marché unique lui ont facilité cette ascension, les crédits alloués à la recherche étant généralement calculés en fonction de sa rentabilité. La parution de ce petit ouvrage arrive donc à point nommé. Et ce, d'autant plus que, jusqu'ici, sans doute faute de temps ou d'impulsion, les théoriciens de la lexicographie ne se mêlaient guère de produire des dictionnaires, tandis que leurs collègues praticiens ne se souciaient guère de considérations théoriques. Les progrès de l'électronique et le recours de plus en plus répandu au travail en équipe facilitent la combinaison de la théorie et de la pratique.

Comment faire le compte rendu d'un ouvrage aussi condensé, puisqu'il s'agit d'un véritable manuel? Comment en résumer les règles et les principes sans les transfigurer ou les amputer? D'où la nécessité pour les intéressés de le lire, le but de ces lignes étant avant tout d'en faire connaître l'existence.

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Après l'lntroduction (chap. 1), où il est signalé, entre autres, que les exemples sont puisés dans plusieurs langues romanes et germaniques, l'auteur groupe ses idées selon seize chapitres de longueur fort inégale (chap. 2-17), que nous allons tenter de passer en revue.

Notice historique: Empruntée à Bernard Quemada (Les dictionnaires du français moderne, 1967, pp. 40-73 et 102-126), elle va du Thésaurus latin-français de R. Estienne (1531) aux dictionnaires modernes, en passant par A dictionory of the French and English longues de R. Cotgrave (1611), les «multilingues», les »semi-bilingues» et les «faux bilingues».

L'organisation des travaux lexicographiques: Elle doit être l'œuvre d'un personnel qualifié et faire appel à un matériel adéquat (avec recours à l'informatique, bien sûr). - On pourrait préciser ici qu'il serait souhaitable que l'ensemble ou une partie des collaborateurs aient une longue expérience de la traduction leur permettant de savoir sur quels points insister.

L'Avertissement au lecteur: II doit expliquer à l'usager les limites du dictionnaire, en particulier sur les plans sémantique, syntaxique, phonétique, et l'aider à bien consulter l'ouvrage, entre autres par des conseils qui en permettent une meilleure exploitation. Eauteur a raison: on ne saurait trop insister sur l'importance d'un bon avertissement, mais malheureusement rares sont les usagers qui prennent le soin de le lire ou d'en tenir compte.

Le choix des entrées: Dans ce chapitre, sont abordés les problèmes suivants: unités lexicales (lexèmes et synapsies) - macrostructure et microstructure - limite du critère de la fréquence - lexique commun et termes scientifiques ou techniques vulgarisés - emprunts consacrés - formes et sens disparus - mots populaires adoptés par le grand public - termes d'argot courants - termes vulgaires ou grossiers - régionalismes (qu'il faut accepter avec modération) - hapax et mots inusités (qui sont à rejeter en bloc) - élargissement des entrées (l'instruction n'étant plus l'apanage d'une élite).

La délimitation de l'article lexicographique: Eauteur y signale la difficulté d'éviter les inconséquences. Il conseille de maintenir la distinction entre polysémie et homonymie, le entière sémantique étant le seul valable et les homonymes pouvant alors être enregistrés dans l'ordre de fréquence décroissant.

La structuration de l'article lexicographique: Les catégories lexicale et grammaticale permettent déjà un premier classement mais, pour un classement sémantique plus détaillé, l'auteur préconise d'éviter le critère de la fréquence, qui lui semble aléatoire, et de le remplacer par un système qui «se base sur des rapports purement logiques entre les sens du polysème» (p. 43). Pour chaque sens, on commencera par l'hétéronyme le plus fréquent. Les séquences (unités translexicales modifiables ou non contenant l'entrée), si elles sont brèves, «jouent un rôle privilégié» et leur classement, en fonction des sens, diminue leur caractère anarchique. Si la sémantique fait défaut, il faut recourir à la syntaxe, en désespoir de cause. Mais les longs articles posent toujours des problèmes et, dans bien des cas, «le point de vue pragmatique du lexicographe prévaudra nécessairement contre celui du théoricien de la langue» (p. 47). Le recours à l'ordre alphabétique n'aura lieu que si le procédé du classement sémantique ou syntaxique a atteint ses limites. Outre un classement chiffré des formules, le chapitre contient quelques exemples d'application et, pour finir, signale, malgré tout, d'autres méthodes classificatoires.

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La transcription phonétique: Elle doit, conformément à l'usage, emprunter l'alphabet de l'Association phonétique internationale, faute de mieux, et choisir comme norme la prononciation soignée des milieux cultivés de la capitale: il est déconseillé «d'être indulgent à l'égard de la dégradation de la prononciation» (p. 60). - Eauteur a d'autant plus raison que même ces «milieux cultivés» commettent parfois des impairs: témoin, par exemple, la tendance quasi systématique des journalistes de la radio-télévision française et des notables interviewés à prononcer «les zandicapés», «interpoelé» (sanctionné aujourd'hui par le Robert) ou «gajoer» (agréé par le même dictionnaire à côté de la prononciation correcte), et leur manie de doubler presque systématiquement les consonnes doubles. Cela dit, est-il vraiment nécessaire qu'un dictionnaire bilingue indique la transcription des entrées alors qu'elle figure déjà dans les monolingues?

Typographie: Quelques remarques judicieuses sur l'emploi des majuscules et des parenthèses dans certains dictionnaires. - On pourrait ajouter ici qu'une typographie (y compris la ponctuation) qui manque de netteté risque de gêner considérablement la lecture des longs articles et de décourager maints usagers.

Information d'ordre grammatical: Eauteur recommande de signaler par une marque quelconque les adjectifs qui ne peuvent avoir la fonction d'attribut ou d'épithète ou qui n'acceptent pas de comparatif, et d'indiquer l'auxiliaire avec lequel se conjugue le verbe étranger mis en entrée. - Cela semble souhaitable; cependant, s'agissant du français, il y aurait tellement d'autres choses à indiquer: mais un dictionnaire peut-il remplacer une grammaire?

Les marques d'usage: Eauteur tente de définir ces marques et, entre autres, préconise de distinguer entre vx (sorti de l'usage) et vi (sortant de l'usage). Il déplore, à juste titre, que les dictionnaires monolingues ne soient pas toujours d'accord sur les marques sociolinguistiques comme fam et pop, ce qui ne facilite pas la tâche des lexicographes bilingues. - On pourrait en dire autant pour arg. En effet, on a l'impression, tant la langue est un élément vivant et évolutif, et les médias puissants, que les niveaux se bousculent, que ce qui était réservé à l'argot hier est devenu populaire aujourd'hui et que ce qui était populaire hier est devenu familier aujourd'hui. Et la littérature elle-même ne se prive pas de faire appel à tous les niveaux de la langue. D'ailleurs, l'auteur reconnaît aussi que «on assiste aujourd'hui à une confusion alarmante des niveaux de langue» (p. 65). Quoi qu'il en soit, et bien que les niveaux s'interpénétrent de plus en plus, il faut bien que les lexicographes les distinguent d'une manière ou d'une autre pour éviter à l'usager de commettre des bévues.

Information sémantique ou traductionnelle additionnelle: Si le complément d'information qui suit une traduction ne doit pas être explicatif, il ne doit pas non plus être «une définition, en style télégraphique», mais, par exemple, s'il s'agit d'un verbe, il serait bon de le faire accompagner d'une série d'objets directs possibles.

Synonymie: Le lexicographe doit éviter la synonymie dite cumulative et se limiter à une synonymie qui offre à l'usager une variation stylistique. Quant aux parasynonymes, ils doivent être accompagnés d'un modificateur adéquat: ex. glacé, synonyme gelé, parasynonyme^roid, donc très froid.

L'analyse sémique, garantie assez sûre de l'équivalence: Eune des grandes difficultésauxquelles est confronté le lexicographe bilingue, c'est la complexité de certaines lexies, qu'on ne peut rendre que par des équivalents approximatifs, auxquels on est alors contraint d'adjoindre un modificateur «qui spécifie l'hyperonyme ou qui élargit

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l'hyponyme» (p. 68); d'où l'intérêt d'un découpage par sèmes (génériques, spécifiques,connotatifs)
constituant le sémème. Le procédé est illustré par des exemples
franco-néerlandais, germano-français et autres.

Nécessité de se soustraire à certaines influences à peine perceptibles: Mise en garde contre 1) une foi aveugle à la logique, l'usage comportant une bonne part d'arbitraire, dans ce sens que soit il refuse ce qui est logiquement possible, soit il accepte ce qui est logiquement impossible; 2) les idiolectes; 3) les régionalismes, par ex. un lexicographe flamand composant un dictionnaire français-néerlandais devra se méfier aussi bien des belgicismes que des flandricismes (les particularités peuvent concerner lexique et syntaxe, morphologie et sémantique, synchronie et diachronie).

Le choix des unités translexicales: II s'agit de ce qu'on appelle communément «exemples», terme que l'auteur, à juste titre, récuse, puisque cela fait penser à un choix parmi tant d'autres, et qu'il remplace par «séquences». Chapitre important car les connaissances lexicales et grammaticales ne suffisent pas pour traduire ces unités translexicales. Quant au choix de ces séquences, il doit se faire selon ce double principe: prendre celles qui se distinguent par une constitution nettement différente dans la langue d'arrivée et rejeter celles dont la traduction rejaillit de celle des composants. Comment choisir celles qui doivent être admises? Laissons la parole à l'auteur: «Quatre facteurs généraux nous paraissent décisifs: 1. l'existence d'oppositions interlinguales qui jouent un rôle dans la production d'un énoncé synonyme (la présence de cooccurrents logiquement inattendus mais privilégiés par l'usage, etc., etc.); 2. identité de procédés syntaxiques dans les deux langues, mais limitation de combinaisons pourtant logiquement possibles; 3. le fait que l'entrée ne reçoit pas une des traductions mentionnées; 4. la probabilité d'une traduction fautive» (p. 79). Suit une illustration avec le français ou une autre langue romane comme source et une langue germanique (allemand, anglais, néerlandais) comme cible, tableau axé sur les divergences lexicales, syntaxiques et stylistiques et qui insiste aussi sur les locutions figées ou épisémiques et les faux amis.

Une même pensée habillée de vêtements divers: Le dictionnaire bilingue doit offrir à l'usager un éventail de possibilités d'ordre lexical ou syntaxique, en particulier permettre au traducteur débutant «d'alléger ses phrases, de les améliorer aux points de vue de la clarté, de l'expressivité, du rythme, de l'euphonie» (p. 94). Suit une série d'exemples montrant les différentes substitutions qui permettent de transformer pronom, verbe, adverbe, préposition, conjonction de subordination. Ainsi, pour éviter ne...que, on peut recourir à des adjectifs (exclusif, seul, unique) ou à des verbes (s'arrêter, se borner à, se cantonner dans, circonscrire dans, se contenter de, limiter à, localiser dans, renfermer dans, réserver à, restreindre, s'en tenir à), exemple emprunté à la Stylistique française de E. Legrand (1946). La cause, la conséquence, la concession, la condition, le temps peuvent être rendus par diverses variantes, une relative remplacée par d'autres constructions, une subordination par une juxtaposition, etc..

Outre les petites réserves disséminées ci-dessus, l'ouvrage de P. A. Messelaar appelle
quelques remarques de fond et incite à émettre quelques réflexions ou à poser certaines

Tout d'abord, où commence et où finit le «général», lorsqu'on parle d'un dictionnairegénéral
bilingue? Eampleur d'un tel ouvrage, semble-t-il, va dépendre, sur le
plan lexical, de celle des deux dictionnaires généraux monolingues et des dictionnaires

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de spécialités s'il en existe; sur le plan syntaxique, elle va être inversement proportionnelleà celle des grammaires comparées portant sur les deux langues; sur le plan translexical, elle sera aussi inversement proportionnelle à celle des Cours de traduction,s'il en existe. En d'autres termes, plus les dictionnaires monolingues et de spécialités,les grammaires comparées et les Cours de traduction se développent, plus se réduit le dictionnaire général bilingue, ou encore l'élaboration de celui-ci est fonction de l'existence et de l'importance de ceux-là. On peut ajouter qu'elle est fonction aussi de l'écart entre les deux langues, c'est-à-dire des divergences interlinguales. Peut-être faudrait-il même préciser que ce n'est pas un dictionnaire général bilingue qu'il faut mais trois (ou au moins deux): un pour les débutants, un pour les avancés, un pour les chevronnés; en effet, on ne se rend pas assez compte des difficultés qu'éprouve un débutant à manier un trop gros dictionnaire bilingue et un professionnel n'a que faire d'un compendium.

Comment combiner équitablement et efficacement les plans sémantique, syntaxique et stylistique? Sans doute pourrait-on se fier à cette boutade de Bernard Quemada: «Nous savons tous ici qu'un dictionnaire est un montage, disons un cocktail, et suivant le goût de celui qui le consomme (et l'art de celui qui le prépare) on le dosera avec un peu plus d'alcool, de citron ou de glace» (Colloque de lexicographie francodanois, Copenhague, sept. 1988 *). Mais là encore je dirai que le dosage est fonction des ingrédients disponibles. Si une grammaire comparée danois-français contient des règles précises indiquant, par exemple, dans quels cas l'article zéro danois reste zéro en français (substantif inarticulé), se rend par l'article générique ou par le partitif (ex. 0l = bière, la bière, de la bière), on n'aura pas besoin d'encombrer le dictionnaire danois-français de toutes ces traductions chaque fois que cela est nécessaire. Si un Cours de traduction danois-français indique, par exemple, les cas où la construction danoise verbe non réfléchi + possessif + objet direct (type vaske sine hœnder) a pour équivalent français la construction verbe réfléchi + article défini + objet direct {se laver les mains), on n'aura pas besoin d'encombrer le dictionnaire bilingue de tous ces cas. Et faut-il, dans un dictionnaire français-danois par exemple, indiquer, à chaque verbe servant d'entrée, les différentes traductions du gérondif et du participe présent ou, à chaque adjectif, celles du prédicat libre?

Quant au procédé proposé pour la structuration de l'article lexicographique (chap. 7), il est vrai qu'il facilite énormément le travail du lexicographe, mais je ne pense pas que ce soit le cas pour l'usager. Par exemple, si l'usager cherche l'expression main morte dans l'article main, il faut d'abord qu'il consulte le classement des formules pour savoir à quel chiffre correspond la construction nom + adjectif: ce sera le sb, et dans le 5b il trouvera l'expression, dans l'ordre alphabétique, et sa traduction. Il me semble que le système adopté par Blinkenberg et Hoybye (français-danois 1984 et danois-français sous presse) est bien plus simple, en tout cas pour l'usager: les séquences y sont classées dans l'ordre alphabétique, avec en gras, bien mis en évidence, le mot important qui précède ou suit le mot servant d'entrée.

Ces réflexions et ces questions ne retirent rien à la valeur de l'ouvrage, qui rendra service à tous les lexicographes bilingues, professionnels, en herbe ou potentiels. Naturellement,la méthode proposée nécessite des aménagements en fonction de l'écart entre les deux langues (arabe-russe est autre chose que français-anglais ou espagnolportugais).Par ailleurs, le texte est clair, bien écrit (en dépit de deux ou trois petites

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négligences syntaxiques, la terminologie accessible (sans doute un peu «pointue» aux yeux du néophyte), la typographie agréable (malgré quelques coquilles), la bibliographie«sélective» copieuse. Grâce à ce «petit manuel sans prétiention», selon l'expressionde l'auteur, le débutant «surmontera plus souvent les difficultés qui auront surgi, verra mieux les problèmes très divers à résoudre et se laissera moins facilement prendre aux pièges que la lexicographie lui tend», comme il est dit dans la postface (p. 101). Il ne reste plus qu'à remercier P. A. Messelaar pour ce travail sérieux et utile, auquel il faut souhaiter beaucoup de succès et dont on peut espérer qu'il inspirera également une lexicographie bilingue Ouest-Est et, pourquoi pas?, Nord-Sud.

Université de Copenhague

* cf. Cahiers de Lexicologie, 56-57,1990 1-2, p. 67.