Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

Ysaye le Triste. Roman arthurien du Moyen Age tardif. Texte présenté et annoté par André Giacchetti. Publications de l'Université de Rouen n° 142,1989. 555 p.

Jonna Kjær

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Ce roman raconte l'histoire du fils de Tristan et Yseut, Ysaye le Triste dont le nom combine explicitement ceux de ses parents et, malgré son surnom, il «rioit volentiers par nature». A l'âge de vingt ans, Ysaye a un fils, né comme lui-même hors mariage, et ce fils, dont les aventures chevaleresques et héroïques s'entremêleront avec celles du père, s'appelle Marcq l'Essilié, parce que sa mère l'a abandonné dès la naissance pour partir à la recherche du père. Adulte, Marcq sera «ly chevaliers sans peur». Le roman se termine par le double mariage d'Ysaye avec la mère de Marcq, et de Marcq avec une musulmane convertie. Curieusement, Marcq aura des jumeaux d'une autre femme. Le nain hideux Tronc, fidèle compagnon des héros, devient un beau jeune homme, et un certain «Tristan sans Joye» se transforme en «Tristan le Joieulx».

Les enfances du père et du fils sont racontées longuement et avec beaucoup d'amour, d'humour et de réalisme, surtout celle de Marcq, enfant si sauvagement indiscipliné qu'il faut l'enfermer dans une tour jusqu'à ce qu'il devienne sage. Dans l'ensemble, le roman se distingue par le grand intérêt accordé aux enfants ainsi qu'aux relations entre ceux-ci et leurs parents, les mères notamment. C'est un phénomène que l'on relève avec plaisir, car la littérature médiévale ne nous gâte pas d'ordinaire avec de tels récits. Dans l'introduction, l'auteur justifie son choix de la matière après avoir résumé l'histoire de Tristan et Yseut: «...mais je n'en veul mie faire ung loing conte car je voel emprendre le mains sur le livre Tristans que je puis. Nequedent y ay ge prins mon teume, et ay assés raison, car li commenchemens du fil doit venir du pere.»

Un autre phénomène plaisant à relever est l'ambiance générale du roman qui est dominée par la joie de vivre, par l'optimisme et l'energie du courage, malgré les regrets exprimés sur la décadence des mœurs depuis l'époque du roi Arthur. Mais justement, Ysaye et Marcq sont là pour secourir tous ceux qui sont victimes des mauvaises «coutumes» et réinstaurer la justice.

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Easpect le plus fascinant du roman est la combinaison de deux univers de références, celui de la littérature arthurienne avec son merveilleux, sa féerie, ses enchantements et sa magie (l'épisode du «Vergier as Fées» me semble constituer un défi exquis aux critiques de l'intertextualité) d'une part, et celui de l'historicité, d'autre part. C'est certain que le roman mélange fiction et réalité, cela ressort aussi des indications géographiques, mais de quelle réalité historique est-il question?

La trame principale, historique, de l'action est représentée par la guerre de défense victorieuse des Chrétiens contre les Musulmans, les Sarrasins venus de régions et de villes d'Espagne mais aussi des pays païens du Moyen Orient. Si le roman a été composé au début du XVe siècle, comme le pense son éditeur, on ne se tromperait guère en l'interprétant dans le contexte externe qui est celui de l'expansion des Turcs, de la Reconquête espagnole et de la Guerre de Cent Ans (le ms de base, copie portant l'année 1449, a d'ailleurs fait partie de la bibliothèque des ducs de Bourgogne). Quoi qu'il en soit, l'esprit de croisade ainsi que les batailles entre Chrétiens imprègnent le roman. Un élément historiquement intéressant à analyser aussi est celui de la part importante donnée aux descriptions des armoiries des chevaliers.

Pour ce qui est du genre et de la technique romanesque, on constate l'emploi de l'entrelacement des aventures, typique pour les romans en prose, et la production de pièces lyriques (des chansons d'amour, comme c'est fréquent dans le Tristan en prose, mais aussi des vœux qui s'inspirent des Vœux du Paon par Jacques de Longuyon). En plus, je tiens à signaler la multiplication des dictons, des proverbes et des maximes qui sont, avec une belle formule de J.-E Lyotard (dans un autre contexte), «comme de petits éclats de récits possibles ou les matrices de récits anciens et qui continuent encore à circuler» et où l'on reconnaît «la marque de cette bizarre temporalisation qui heurte en plein la règle d'or de notre savoir: ne pas oublier». On note aussi l'importance des lettres et des documents rédigés , à tout instant, par des personnes privées ou officielles. Un exemple amusant de cette technique se trouve au début du roman: le journal tenu par Yseut qui note soigneusement les heures où elle couche avec Tristan - et aussi avec le roi Marc - ce qui lui permet de savoir qui est le père d'Ysaye.

Ysaye le Triste a été imprimé quatre fois au XVIe siècle mais amputé des parties
lyriques.

Le livre d'André Giacchetti nous offre une transcription fidèle du ms Darmstadt 2524 avec toutes les variantes de l'autre ms existant, le Gotha 688 (du XVIe siècle). La transcription est même si fidèle qu'elle rend quelques dittographies (témoins d'inadvertance de copiste), certains mots liés, ainsi que d'autres détails du même ordre. Eintroduction contient une description codicologique des deux mss., des aperçus phonétique et morphologique, un résumé du roman et une remarque très succincte sur la date de composition. En plus des variantes, il y a un index des noms propres.

Malgré la brièveté de ce compte rendu, je suis contente d'avoir signalé aux médiévistes la parution d'un texte très intéressant. Je me demande d'ailleurs si une traduction en français moderne ne viendrait pas à point auprès d'un public plus large engoué de grands romans historiques et de dépaysement.

Université de Copenhague