Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

La naissance de la littérature roumaine moderne ou l'invention du passé national1

Gilbert Fabre

Les études que suscite l'actuelle évolution des Pays de l'Est portent souvent sur la «résurgence» du nationalisme dans ces Etats, mais proposent plus rarement une réflexion critique sur les notions contradictoires que recouvre le mot «nationalisme» dans des sociétés pluriculturelles profondément transformées au XIXe siècle par un certain mirage jacobin.

Je suis d'autant plus sensible à une telle carence que depuis une dizaine d'années mes recherches sur la langue et la littérature roumaines m'ont fait apercevoir la complexité du phénomène national tel qu'il se manifeste à travers l'émergence du fait littéraire en Roumanie au siècle dernier. Cette préoccupation m'a conduit à soutenir le 5 mai 1990 à Lyon 111 une thèse de doctorat nouveau régime en Textologie et Génétique des Textes intitulée L'Exploitation littéraire des Chroniques moldaves des XVIP et XVIIIe siècles par la génération roumaine de 1848 et dirigée par Monsieur Jacques Goudet.2

La formation de la littérature roumaine moderne s'inscrit dans le vaste processus culturel et linguistique d'intégration des Moldo-valaques dans la romanité au XIXe siècle. Or, la romanisation de ce peuple, qui reconnut la suzeraineté ottomane jusqu'en 1877, est l'une des clefs de la Question d'Orient. Les Russes avaient compris qu'il suffisait de spéculer sur la ressemblance entre le français et le roumain pour créer une confusion entre origine linguistique et origine culturelle et faire ainsi oublier aux Moldaves et aux Valaques tout ce qui les séparait profondément des Français et du monde occidental. Cette manipulation culturelle avait pour but de provoquer chez ces vassaux de la Turquie le désir d'imiter les mœurs politiques européennes et de les inciter par conséquent à réclamer un système constitutionnel que l'antiparlementaire, mais «généreux» protectorat russe devait s'empresser de leur octroyer! Avec des Roumains galvanisés par une idéologie de type occidental, Constantinople ne pouvait guère remettre en cause les acquis tsaristes du traité russo-turc d'Andrinople sans dresser contre elle le mouvement nationaliste moldo-valaque né de cet acte diplomatique.

Lintellectuel roumain de la première moitié du XIXe siècle devait servir plus ou
moins consciemment cette politique qui allait profiter directement à la France après la
guerre de Crimée (1855).

En éditant les vieilles Chroniques de Moldavie, en 1852, l'historien et écrivain roumain, Mihail Kogâlniceanu, n'a pas su voir que l'écriture ancienne ne produisait pas de variantes, mais qu'elle était «variance», comme l'écriture médiévale de l'Occident. Cette cécité était en réalité motivée par des visées politiques précises, mais comportait des limites pour la réalisation même de ces objectifs.

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Je me suis donc efforcé de faire émerger les intentions inavouées de l'éditeur
militant et de montrer que la littérature a d'abord servi à pallier les insuffisances de la
philologie.

Pour les Chroniqueurs des XVIIe et XVIIIe siècles, faire œuvre d'historien ne consistait pas à transcrire l'événement historique, mais à l'écrire avec ce que cela implique de parti pris esthétique et idéologique. Or, l'esthétique de la «variance» affectait, entre autres, la question des origines des Roumains sur laquelle les textes semblaient se contredire, et l'idéologie des Chroniqueurs véhiculait les préjugés de l'aristocratie à travers laquelle ces auteurs hautement titrés considéraient l'Histoire.

Devant ce fait, l'intellectuel militant de la génération de 1848, qui avait découvert la philosophie politique issue de 1789 avant de s'intéresser à l'ancienne historiographie nationale, ne pouvait que se trouver partagé entre le désir de diffuser des textes authentiquement roumains par la langue et la crainte de répandre par eux une idéologie peu conforme à l'idéal jacobin.

La Littérature s'avéra la solution idéale pour sortir de l'impasse. Mise à l'école de l'Histoire, mais n'étant pas comme celle-ci soumise à des impératifs d'objectivité, elle pouvait transformer ce qui dans l'historiographie ancienne heurtait les convictions des intellectuels en reformulant le passé des annales dans une perspective jacobine où les voivodes devaient parler comme des Robespierre ou des Saint-Just roumains. Les Romantiques moldaves et valaques inventèrent de la sorte un autre passé qui doit beaucoup plus à Montesquieu ou à Rousseau qu'aux mémorialistes nationaux des XVIIe et XVIIF siècles. Dès lors, l'exploitation littéraire des vieilles annales n'apparaît pas comme un acte de réécriture à l'intérieur du fait littéraire roumain déjà existant, mais paradoxalement comme un acte de rupture avec celui-ci et comme une forme d'allégeance à un imaginaire étranger.

Einfluence française n'a donc pas comblé un vide - ce qui était la thèse de P. Eliade3 et de N. I. Apostolescu4; elle n'a pas été non plus une rencontre - comme l'a proposé P. Cornea5. Elle a transformé une tradition riche et originale qui a perdu sa créativité au contact du jacobinisme. Eobsédant mythe roman mis en place en Roumanie par la génération de 1848 n'a été qu'une variante du mirage révolutionnaire qui a fasciné l'Europe des nationalités au XIXe siècle. Il rappelle par bien des points les manipulations culturelles dont parle Serge Gruzinski dans son livre intitulé La colonisation de l'imaginaire6 à propos des Indiens du Mexique espagnol. En modifiant la mémoire collective des Roumains, la littérature «nationale» qui s'est élaborée entre 1829 et 1856 a détourné ce peuple de ses racines spirituelles et religieuses.

Eétude de cette révolution culturelle se décompose en trois livres:

- Le Livre I, «La Chronique moldave», est une description des vieilles annales
moldaves avant que Mihail Kogâlniceanu ne les édite en 1852 et qu'elles ne se métamorphosent
en nouvelles historiques.

- Le Livre 11, «Les facteurs de transformation», étudie la manière dont la génération
de 1848 a modifié la textualité de l'historiographie ancienne.

- Le Livre 111, «La Chronique transformée», est une étude de la nouvelle historique
comme genre littéraire de la génération de 1848.

Université de Paris IV

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Notes

1. Ce résumé de thèse a fait l'objet d'une publication, sous une forme légèrement différente, dans Dialogue. Revue d'Etudes Roumaines et des Traditions Orales Méditerranéennes, 20, Montpellier, 1990, sous l'intitulé: «Les origines littéraires du nationalisme roumain».

2. Le jury de soutenance était composé de M. Claude Foucart, professeur de littérature française à l'Université de Lyon 111, président, de M. Jacques Goudet, professeur emèrite de langues romanes à l'Université de Lyon 111, rapporteur, de M. Jean Lacroix, professeur d'italien à l'Université de Montpellier 111 et de M. Alain Guillermou, professeur honoraire de roumain à I'INALCO.

3. Cf. Pompiliu Eliade: De l'influence française sur l'esprit public en Roumanie. Ernest Leroux, Paris, 1898. Cet ouvrage a fait l'objet d'une traduction roumaine due à Aurelia Creçia et parue sous le titre Influença francezû asupra spirituali public în Romania en 1982 aux éditions Univers à Bucarest.

4. Cf. N. I. Apostolescu: L'influence des Romantiques français sur la poésie roumaine. Honoré Champion, Paris, 1909.

5. Cf. Paul Cornea: Originile romantismului románese. Spiritili public asupra epodi pasoptiste. Cartea romaneases, Bucure§ti, 1974.

6. Cf. Serge Gruzinski: La colonisation de l'imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol (XVT-XVJP siècle). Gallimard, Paris, 1988.