Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

Jehan Bodel et les autres auteurs de la Chanson des Saisnes

par

Povl Skårup

La Chanson des Saisnes a été éditée récemment, avec un soin exemplaire, par Mme Annette Brasseur1, qui a publié également une Etude linguistique et littéraire de la Chanson des Saisnes de Jehan Bodel2 et un Index des rimes de Jehan Bode?.

La chanson est conservée dans quatre manuscrits, A, R, L et T. La comparaison de ceux-ci amène Mme Brasseur, après d'autres, à diviser le texte en trois parties. La première partie offre la même version dans les quatre manuscrits. Pour la seconde partie, il y a deux versions, l'une dans A et R, l'autre dans L et T. La troisième partie n'offre plus qu'une seule version, le ms. A s'arrêtant vers la fin de la seconde partie, et le ms. R ayant la même version que L et T.

Dans son édition, Mme Brasseur présente en vis-à-vis les deux versions de la seconde partie, ce qui est évidemment justifié. Elle fait de même pour la première partie (la «rédaction AR» et la «rédaction LT») et pour la troisième partie (la «rédaction R» et la «rédaction LT»). Ceci n'est justifié que par les deux versions de la seconde partie. L'éditrice n'a pas montré que AR et LT constituent deux familles de copies pour la première partie, ni R et LT pour la troisième : alors qu'elle indique le nombre d'accords RT et RL {Etude, p. 99) et AT (p. 171), elle n'indique pas de fautes communes à AR ni à LT (sauf la version particulière de la seconde partie).

Mme Brasseur suit l'opinion courante en attribuant la version unique de la première partie à Jehan Bodel, qui se nomme au vers 32. Elle s'en écarte en n'attribuant à Jehan Bodel aucune des deux versions de la seconde partie (AR et LT). L'auteur de la version unique de la troisième partie (RLT) ne serait identique à aucun des autres. Il y aurait donc au total quatre auteurs, Jehan Bodel et trois continuateurs anonymes, sans compter les copistes. Je

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les désigne par des chiffres arabes dans le schéma suivant, qui exprime l'hy
pothèse de Mme Brasseur :

Mme Brasseur souligne que les deux versions de la seconde partie (AR et LT) développent de grands thèmes communs (Etude, p. 203) et qu'elles conservent la même trame (p. 205). Elle ne dit pas clairement si, à son avis, l'un des deux auteurs a connu la version de l'autre ou s'ils ont suivi la même source commune perdue, ni, à plus forte raison, si l'auteur d'une hypothétique source commune serait Jehan Bodel. - L'auteur de la version unique de la troisième partie (RLT) aurait connu les deux versions de la seconde partie (p. 212). Les arguments allégués semblent montrer que c'est la version de LT qu'il continue, mais en s'inspirant également de la version de AR.

Mme Brasseur voit des différences linguistiques et littéraires entre les deux parties du texte de A, et elle pense que ces différences justifient son hypothèse de deux auteurs dans A, Jehan Bodel et un continuateur anonyme (les deux autres auteurs supposés par Mme Brasseur ne sont pas représentés dans A).

Ce sont ces différences qui vont être examinées dans ce qui suit, à commencer par les différences linguistiques dans l'ordre où Mme Brasseur les résume dans son Etude, p. 56 s. Pour y fonder l'hypothèse de deux auteurs, il faut répondre oui aux trois questions suivantes : Ces différences existent-elles et sont-elles significatives? Remontent-elles aux auteurs (ou à l'auteur) plutôt que d'avoir été introduites par des copistes? Suffisent-elles à montrer qu'un seul auteur n'a pas pu composer les deux parties de A? La réponse que je donnerai à la première de ces questions me dispensera de répondre aux deux autres.

Pour ce qui est de la seconde question, Mme Brasseur tend à négliger la part qu'ont les copistes dans les textes conservés. Tout en admettant que la première partie de A n'est pas une copie intégrale de l'original (Etude, pp. 196 et 263), elle attribue à l'auteur de cette partie et aux trois autres auteurs supposés des traits qui peuvent très bien avoir été introduits par des copistes. Ainsi, pour prouver l'hypothèse de deux auteurs dans A, Mme Brasseur se contente de comparer les deux parties telles qu'elles se lisent dans cette seule

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copie, jusque dans des détails graphiques. Il est symptomatique qu'elle exposel'hypothèse dans son étude d'une copie. Certes, la distinction entre la langue de la copie et la langue de l'auteur comporte des hypothèses plus ou moins douteuses, mais l'omission de cette distinction implique l'hypothèse de l'identité qui, loin d'être plus solide, est indubitablement fausse.

Rimes en -an- et en -en-

«Les graphies an - am et en - em se répartissent, en principe, conformément à Pétymologie» (Etude, p. 23). Plutôt qu'avec Pétymologie, il vaudrait mieux comparer les graphies avec la norme de l'ancien français. En fait, Mme Brasseur semble les comparer plutôt avec l'orthographe du français moderne, puisqu'elle cite comme exceptionnels des mots comme serjant (cf. Revue Romane, 24, 1989, p. 127), arengent, bendent, plenté, rengié, sanglens (ce n'est pas un participe présent), trencha, etc., qui sont parfaitement conformes à la norme. «Toutefois, durant les 3307 premiers vers, ces graphies sont séparées à la rime : les finales masculines et féminines en -endre (laisse LXIV), -ent (XII, XXI, LVII, LXXV, CXXII), -ente (XL, CXXIX) et -ant (I, LIV, LXXIII, XCII, XCV, CXII) riment à part.» Il faut ajouter -ans (V, XLI, LXXXVII, CXVII). «Après le vers 3307, les rimes en -en ne sont plus en usage et deux laisses seulement sont construites sur une rime en -an : -ans (CXLVIII) et -ant (CXXXV).» Mais l'absence de rimes en -en- après le vers 3307 peut être due au hasard, et les deux laisses en -ans et en -ant n'ont pas plus de mots en -ens et en -ent à la rime que celles qui précèdent le vers 3307.

E svarabhaktique

II y a3 exemples de -der- pour -dr- : «confondera 1458, perderés 508 (mais perdra 605, 652), venderei 3063» dans les 3307 premiers vers, mais il n'y en a plus après (Etude, p. 42). Cependant, trois exemples dans 3307 vers contre zéro dans les 1030 vers de la seconde partie ne suffisent pas à établir de différence significative.

4e personne en -onmes

Après le vers 3307, il n'y aurait «plus de 4e4e personnes en -onmes» (Etude, p. 56). Mais on y relève feronmes 3442 (Etude, p. 49), sans compter des exemples de -iemes à l'imparfait de l'indicatif : alientes 3471, et au conditionnel : prieriemes 3483.

Formes réduites du possessif

Les formes réduites no(s), vo(s) «sont majoritaires dans les 3307 premiers
vers. Les formes développées, beaucoup plus en usage par la suite, constituentsurtout
des facilités de versification : le nostre 3393, le vostre 3450, vostre

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4025, 4059» {Etude, p. 45; au vers 3450, on lit la vostre; au vers 4059, nostre). Le texte présente effectivement les deux paradigmes bien connus des textes picards: le paradigme commun à tous les dialectes: mase. nostre(s)-nostrenostre-nos,fém. nostre-nos, et le paradigme réduit du picard: mase, nos-nono-nos,fém. no-nos. Or ce n'est que dans la fonction d'article (fr. mod. notre, non nôtre) que le paradigme réduit fait concurrence au paradigme commun. Pour étudier cette concurrence, il faut donc écarter les exemples du paradigmecommun où le possessif n'est pas article, c'est-à-dire ceux où il est précédé d'un article démonstratif (476, 567, 3064) ou d'un article défini et suivi d'un substantif (793, 1447, 3366, 3393, 3450) ou non (1370, 3006, 3300, 3806), ainsi que ceux où il est attribut du sujet sans faire partie d'un syntagme nominal (1448, 2733, 2913). Il faut écarter aussi les exemples de nos, vos masc.plur.acc. et fém.plur., parce que ces formes appartiennent aux deux paradigmes. Ces exemples écartés, il n'est pas exact que no(s), vo(s) soient majoritaires dans les 3307 premiers vers : j'en ai noté 27 exemples contre 43 exemples de nostre, vostre. Il est vrai que dans les 1030 vers qui suivent le vers 3307, la fréquence relative des formes réduites est encore moins grande : 2 (vos 3341, vo 4029) contre 13 de nostre, vostre. Mais dans les 1030 vers qui précèdent le vers 3307 (vers 2278-3307), il n'y a également que 2 exemples de vo, no (2525,2797) contre 16 de nostre, vostre. Il n'est donc pas exact que «les formes réduites du possessif se raréfient» après le vers 3307 (Etude, p. 56). Si elles se raréfient, le changement se place bien plus tôt. Entre le vers 2797 et le vers 3307, il y a 12 exemples de nostre, vostre, mais aucun de no, vo. Reste à savoir si cette différence entre les 2800 premiers vers et le reste est significative,et si un seul auteur n'a pas pu changer d'habitude sur ce point.

La graphie k

«Ce signe prédomine nettement dans les 3307 premiers vers. Son usage est ensuite restreint à quelques mots» (Etude, p. 35). Il est très exagéré de dire que le k prédomine dans les 3307 premiers vers. D'autre part, plusieurs des mots où il se trouve dans ces vers sont absents ou rares après le vers 3307, et ceux qui y sont moins rares montrent un k comme c'était le cas avant le vers 3307. On ne peut guère prouver de différence significative sur ce point avant et après le vers 3307.

La graphie z

Le préfixe souz- s'écrit avec un z avant le vers 3307, mais avec un s après (Etude, p. 40). Mais la graphie soustenir apparaît dès le vers 3227, et les exemples de sous- après le vers 3307 sont trop peu nombreux pour qu'on puisse y voir une différence significative.

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La finale -aus

«La séquence aus note la continuation savante de -alis dans communaus 2660, hospitaus 4192, mortaus 2667, 3631, ostaus 4195, taus 3623, 4203, auxquels il faut ajouter desloiaus 2645. On la trouve aussi dans maus (malus) 3629, 4190, 4193. Le premier trait est plus répandu après le vers 3307, le second n'apparaît pas avant le vers 3629» (Etude, p. 24). Tous ces mots se trouvent à la rime. Or le texte contient trois laisses en -aus, CXI, CXXXIX et CLV, qui ont à peu près la même longueur (27, 35 et 27 vers). L'une se trouve avant le vers 3307, les deux autres, après. Etant donné ce fait, qu'on peut attribuer au hasard, il est normal qu'il y ait plus d'exemples de -aus <-alis après le vers 3307 qu'avant. - Les mots cités n'ont pas plus souvent -eus ou -iaus avant le vers 3307 qu'après.

Rimes en -ans et en -iaus

«Les rimes en -iaus et en -aus sont toujours soigneusement distinguées durant les 3307 premiers vers, puis la répartition se fait moins rigoureuse, chastiaus 4201, mangonniaus 3635, tnuriaus 3634 figurant dans des rimes en -aus » (Etude, p. 27). Il est vrai que dans la seule laisse en -iaus du texte, la laisse 11, il n'y a pas de mots en -aus. Il est vrai également que dans les deux laisses en -aus de la seconde partie du texte (voir plus haut), on trouve les mots cités en -iaus. Mais dans la seule laisse en -aus de la première partie, on relève également un mot en -iaus : Hiies H Mansiaus 2659. Sur ce point non plus, il n'y a pas de différence significative entre les deux parties.

lre personne en -s

«Une finale s n'est ajoutée que quatre fois (dont trois après le vers 3307) au présent 1 de l'indicatif de verbes en -ir et en -oir : chiens 3366, guerpis 3367, plevis 3362, vois (veoir) 2040 (mais voi 2929)» (Etude, p. 48 s.). Mais vois 2040 est de la 2e2e personne, 'tu vois', comme le confirme le contexte. Dans les autres verbes cités, -is ( < -isco ) est normal depuis les premiers textes et ne témoigne pas du «développement de désinences de première personne en -s pour des verbes en -ir, à seule fin de sauver, à peu de frais, une strophe en -/' [faute pour : -is]» (Etude, p. 56).

Accord en nombre

«L'accord du verbe se fait facilement avec la notion de pluralité renfermée dans le sujet ou présente à l'esprit du rédacteur : se deffient la maisnie 3786, (...). De même l'idée distributive contenue dans chascun n'exclut pas celle de la pluralité : chascun...lor 3778. (...) La syllepse est ignorée dans les 3307 premiers vers qui n'usent que d'une seule liberté : l'accord avec le sujet le

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plus proche» (Etude, p. 51). Cela n'est pas exact : Dame, dist Baudoïns, la gent de vostre loi Sont si prochain de nous qu'il n'i a mais c'un poi 1629, Espoir que sa gens vivent defayne et deglant 2242, Grantjoie ot Guithechins quant sa gent voit venue, Bêlement les conjot et merde et salue 1376, Sor Maisence herberge mainte bêle jouvente, Maint tref i ont tendu et mainte riche tente 960, La nuit sejorna Voz, au matin s'est meiie, Quant il virent le jour et l'aube est aparue 1379, Lui disime (...) a coni (...), Le règne d'Alemaigne vous a mis en charbon (...); Helissent en menèrent a la clere façon 327, Chascuns isnelement monta sor son destrier; Sor la rive de Rune se sont alé logier 1417.

Sujet postposé séparé du verbe

«Un ou plusieurs compléments peuvent être anticipés avec rejet du sujet à la fin du vers : 21,133, 384, 421, 682, 886, 890, 972,1051, 2432, 2473, 2531 [faute pour 2530?], 3080, 3252. Cette liberté de construction, peu fréquente en ancien français, est limitée aux 3307 premiers vers» {Etude, p. 51). A en juger d'après les exemples allégués, Mme Brasseur pense aux propositions qui contiennent un sujet nominal postposé séparé du verbe fini par un autre membre placé lui aussi dans la zone postverbale : Dont fu entre les Saisnes moût grans li desconfors 2473 (dans cet exemple, le sujet est même séparé du verbe par deux autres membres). La liste d'exemples est d'ailleurs loin d'être exhaustive. Il n'est pas exact que cet ordre soit limité aux 3307 premiers vers : le sujet postposé est séparé du verbe par un attribut du sujet (participe ou adjectif) aux vers 3487, 3600, 3711, 3721, 3769, 3883, 3931, 4219, par un infinitif aux vers 3402, 3403, 3611, par riens au vers 4039, par un régime nominal aux vers 3336, 3494, 3734, 3890, et par un syntagme prépositionnel aux vers 3696, 3708,4031,4226.

Nom précédé de son complément avec de

«L'antéposition du complément de nom par rapport au terme complété est courante dans les 3307 premiers vers : 1076, 1633, 1973, 2040, 2231, 2439, 2450,2477, 2536, 2766,2968,3017» (Etude, p. 52). Il faut écarter le vers 2439 : Fix eñ de sa seror Odïete la bêle. Cet ordre n'est pourtant pas absent après le vers 3307 : Glouton, mar ipassastes de Rune les destrois 3787, Quant il virent des Saisnes les elmes claroier ... 3903, Ez lor vous un message brochant a esperón Qui de l'afaire Charle lor conte la raison 3606, Tant i oevrent a force serjant et chevalier Que de l'autre part Rune se sont pris au terrier 3697, De l'air et dou soleil perdirent la clarté 4126, De bos et de forés avons bon recouvrier 3396, De vin et de viandes i ot bon recouvrier 4141.

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Pronoms sujets

«Le pronom personnel sujet, d'une fréquence modérée jusqu'au vers 3307, a tendance à se généraliser dans les propositions principales et subordonnées après ce vers : je 3342, 3347, [etc.]» {Etude, p. 51). Or pour prouver cette affirmation, il ne suffit pas de citer des exemples du pronom sujet, relevés après le vers 3307. En bonne méthode, il aurait fallu calculer la fréquence relative des verbes finis accompagnés d'un pronom personnel sujet par rapport aux verbes finis sans sujet exprimé dans la même proposition : si l'affirmation citée était juste, cette fréquence relative serait plus grande après le vers 3307 qu'avant. Elle ne l'est pas : il n'y a guère de différence significative entre les deux parties à cet égard. La fréquence relative est assez basse même après le vers 3307 : la tendance à généraliser le pronom personnel sujet n'y est pas plus forte que dans les textes antérieurs à Jehan Bodel.

«La même constatation peut être faite dans les cas d'inversion : font il 3654, ont il 3511, aim je 3366, ferai je 4030 [le sujet n'y est pas je, mais je meïsmes], ne soie je 3617, k'en dites vous 3468.» Mais les pronoms sujets postposés se trouvent tout aussi bien avant le vers 3307, non seulement dans les propositions inquit : 140,154, 342, 396, etc., mais également ailleurs : 458, 496,650,746, etc.

«On notera aussi la multiplication du // impersonnel : 3382, 3496, 3561, 3629, 4124, 4159, 4201, 4318, 4320...» Mais il impersonnel n'est pas moins fréquent avant le vers 3307 : 109, 489, 520, 627, 766, 810, etc. Il apparaît même après le verbe : Tel le demande Charles, car d'autre est il noians 1002.

On n'observe pas, après le vers 3307, de «développement du pronom
personnel sujet et du il impersonnel» {Etude, p. 57).

Les constructions li fiz le/du/au roi

«La préposition de, à partir du vers 3307, entre très nettement en concurrence avec le rég. abs. et la construction avec a : 3317, 3331, 3354, 3731, 4187, 4208, 4217, 4229» {Etude, p. 52). Pour vérifier cela, il faut voir (1) dans quels cas les constructions // fiz le roi et //" fiz au roi sont employées avant le vers 3307, et (2) si, dans ces cas-là, leur fréquence relative par rapport à // fiz du roi diminue après le vers 3307.

La construction // fiz au roi se trouve avant le vers 3307 surtout avec un nom de peuple au pluriel ou au singulier : la terre as Tiois 2031, Vestoire as Saisnes 43, la mort au Saisne Justamon 333, au Saisne (sans nom propre) 2457, 3137, 3158, et a prises les armes au Sarrazin félon 3144 (régime datif?). Après le vers 3307, je n'ai pas relevé d'exemples semblables, mais je n'y ai pas non plus relevé d'autres exemples de des Tiois, des Saisnes, dou Saisne, dou Sarrazin que celui-ci : Quant il virent des Saisnes les elmes claroier... 3903.

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La même construction se trouve également avec un nom propre de personne avant le vers 3307 : // combatres a Charle 1450, amer doit par raison lifix au duc Tieni la fille au duc Milon 2502; faut-il citer aussi frères fu au visconte Garin de Coartois 804? Après le vers 3307, on retrouve la fille au duc Milon 4245.

En plus de ces deux cas, j'ai noté les exemples suivants : les tres as dames
1553, des armes a son pere ot ensaigne et escu 1903, mais aussi après le vers
3307 : la maisnie as.II. rois 3786.

Avant le vers 3307, la plupart des exemples de la construction // fiz le roi contiennent un nom propre de personne, seul ou dans un groupe : // fili Justamon 68, l'amours Charlon vostre roi 259, Tout troi sonmes message Charlon de Saint Denise 534, la chartre Vempereor Charlon 511, par le cors saint Denis 622 : j'en ai noté plus de 80 exemples. Dans la même partie du texte, la construction H fiz du roi avec un nom de personne n'est pas rare : Or oies la parole de Gilemer l'Escot 394, Par le gré de Charlon 1142, etc. Toujours avec un nom propre de personne, il y a après le vers 3307 au moins 15 exemples de la construction li fiz le roi : 3308, 3310, 3333, 3368, 3407, etc., contre 3 exemples de H fiz du roi : 3331, 3354,4187.

Avec des syntagmes nominaux qui désignent une personne spécifique (ou des personnes spécifiques), mais sans contenir de nom propre, il y a avant le vers 3307 une quinzaine d'exemples de H fiz le roi : la terre nos mortex anemis 1235, le couvenant son pere 1887, le seel la royne 2161, etc., contre au moins 6 exemples de li fiz du roi : es bras de sa moillier 275, le dit dou messagier 364, etc. Après le vers 3307, j'ai noté 3 exemples de li fiz le roi : la gens l'empereour 3708, grâce Nostre Seignor 3722, par le gré la royne 4335, contre 5 de // fiz du roi : la mort de son cousin 3317, au los de ses amis 3361, le fili de malta sero(u)r 3731, 4217, par le gré de son oncle le maine empereor 4208. Si la fréquence relative de // fiz du roi est ici plus grande après le vers 3307, les chiffres absolus sont trop petits pour permettre d'y voir une différence significative entre les deux parties du texte. Dans les chiffres cités, je n'ai pas compté la gent l'aversier, qui se trouve avant et après le vers 3307 : 377, 3405, ni... Franco(u)r, qui n'a peut-être pas sa place ici et qui, de toute façon, se trouve avant et après le vers 3307: 202, 2778,3010,3646, 3725.

Ces faits ne permettent pas de voir, après le vers 3307, de «développement
(...) de de devant le complément de nom» (Etude, p. 57).

Ce article démonstratif

«L'emploi de ce , déjà courant dans toute la rédaction, 164, 501, 556, 635, 706, 761», se développe après le vers 3307 : 3462, 3466, 3955, 4059, 4079 ... On le trouve même employé d'une manière atone devant un nom propre, ce Charlemaine 4100, ou tonique après préposition, de ce 3716» (Etude, p. 46). Dans le dernier exemple, ce est le pronom neutre, qui est fréquent dans le

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texte entier. C'est le pronom neutre également dans le vers 4100, qui a été mal interprété : Es tu ce Charlemaine qui tant m'aras pené? : ajouter une virgule avant et après Charlemaine et traduire : 'Est-ce toi, C, qui...' (voir des exemples analogues dans Revue Romane, numéro spécial 6, 1975, p. 208). Dans les autres exemples, il s'agit de ce article démonstratif mase. sing. ace. Dans les 1030 vers qui suivent le vers 3307, il y a 6 exemples de ce dans cet emploi : ... 4150; dans les 1030 premiers vers de la première partie, il y en a 9: ... 834, 922, 923. - Observons d'ailleurs que dans tous les exemples du texte entier, ce équivaut à cest, non à cel.

Imparfait de l'indicatif

«L'imparfait à valeur durative et descriptive, d'un emploi limité dans les 3307 premiers vers (23 attestations), concurrence nettement ensuite le parfait : estoient 3528, 3602, 3661, faisoient 3694, guerroioient 3684, pooient 3693...» {Etude, p. 52). Pour comparer les deux parties du texte quant à la fréquence de l'imparfait de l'indicatif «à valeur durative et descriptive», il faudrait identifier les exemples de cet emploi de l'imparfait par des critères objectifs qui les distinguent des autres emplois de l'imparfait. Je ne vois pas ces critères objectifs. Si l'on considère tous les emplois de l'imparfait sans distinction dans les 1030 vers qui suivent le vers 3307, on relève 38 vers qui contiennent un imparfait (ou deux). Or parmi les 1030 premiers vers de la première partie, 41 contiennent un imparfait (ou deux).

Ce que et quanque

«On notera, après le vers 3307, la tendance très nette à substituer ce que à quanque, 3342, 3410,3493, 3568, 3582, 4177,4333» (Etude, p. 53). J'interprète cela comme une hypothèse, selon laquelle la fréquence relative de ce que par rapport à quanque est plus grande après le vers 3307 qu'avant. Cette hypothèse n'est pas fondée. Après le vers 3307, il y a ces 7 exemples de ce que (sans compter 2 exemples de ce...que, où les deux éléments sont séparés : 3523,4127-8), et il y a 5 exemples de quanque (voir le glossaire de l'édition, p. 1087). Avant le vers 3307, il n'y a que 4 exemples de quanque (ibidem) contre au moins 11 de ce que : 62, 793,966,1385,1426,1485, 2126, 2266, 2756, 2789, 2911 (sans compter 3 exemples de ce...que : 2559, 2591-2, 2865, et 1 exemple de ce qui : 2486). La fréquence relative de ce que semble donc être plutôt moins grande après le vers 3307 qu'avant. Cependant, pour comparer ce que à quanque, il paraît peu pertinent de considérer les exemples de ce que dans lesquels que est conjonction (ni régime ni sujet) : 62, 793, 966, 1385, 2756, 2789, 3342, 4333. Si l'on écarte ceux-ci, il reste 5 exemples de ce que après le vers 3307 et 5 avant contre 5 et 4 exemples de quanque, et la fréquence relative est la même dans les deux parties.

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Conclusion linguistique

A ia fin de sa description linguistique de A, Mme Brasseur écrit ceci : «A l'issue de cette analyse, il apparaît également que cette version n'est pas d'une aussi grande homogénéité qu'on aurait pu le croire. Même s'il n'est pas possible d'observer une coupure nette au vers 3307, il n'en reste pas moins vrai qu'après ce vers les traits linguistiques ont tendance à se différencier» {Etude, p. 56). Suit l'énumération des traits discutés dans ce qui précède, après quoi Mme Brasseur tire la conclusion suivante : «Autant d'éléments qui laissent supposer, dans les mille derniers vers, l'intervention d'un rédacteur très probablement postérieur à l'auteur du début de la version» {Etude, p. 57).

Or aucune des différences linguistiques alléguées n'a pu être retenue : toutes sont soit inexistantes soit trop faibles pour être significatives. Même si elles étaient significatives, cela ne suffirait pas à prouver l'hypothèse de deux auteurs : il resterait à montrer d'abord qu'elles ne sont pas dues à des copistes et ensuite qu'elles ne peuvent pas provenir d'un seul auteur. Ces deux points auraient pu être discutés dans ce qui précède : cela n'a pas été nécessaire.

Différences littéraires

Mme Brasseur voit également des différences littéraires entre les deux parties du ms. A : dans l'organisation du récit (indications de dates, longueur des laisses), dans les attitudes adoptées à l'égard des traditions épiques (portrait de Charlemagne), et dans la facture des vers.

Dans les 3307 premiers vers, il y a 6 indications de dates, soit une fête ou le lendemain d'une fête : Pentecouste 300, 1504, feste saint Jehan 1884, Vendemain 2025, soit un mois ou le jour d'un mois : le premier jour de mai 814, // mois d'avrill 2864 {Etude, p. 200). Dans les 1030 derniers vers, il n'y en a qu'une, et ce n'est pas une fête :Cefuel tans d'esté droit el sisime mois 3767 {Etude, p. 206). On ne peut guère y voir de différence significative.

Ala suite de M. Ch. Foulon4, Mme Brasseur fait observer qu'«après le vers 3307, la laisse revêt un tout autre aspect. Elle s'allonge très nettement et atteint en moyenne trente-six vers» {Etude, p. 206; avant le vers 3307, la laisse comprend 25 vers en moyenne dans A, selon p. 198). Mais cet allongement commence bien avant le vers 3307. Les laisses CXXII (vers 2917-2959), CXXV (vers 3019-3075), CXXVII (vers 3110-3182) et CXXX (vers 3242-3307)comprennent 57, 73 et 66 vers, respectivement. Si l'allongement des laisses prouvait un changement d'auteur, c'est donc dès avant la laisse CXXII que le second aurait pris la relève. Mais un seul auteur a pu allonger ses laisses, pour une raison ou une autre. - Après le vers 3307, Mme Brasseur voit des laisses composites, où «on regroupe à l'intérieur d'une même

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strophe le plus de faits possibles, sans se soucier de ménager des transitions entre eux», et elle cite comme exemples les laisses CXXXVI (65 vers) et CXL (59 vers) (Etude, p. 206-7). Mais il n'y a guère de différence significative à cet égard entre les laisses longues qui précèdent le vers 3307 et celles qui le suivent.

Quant à la facture des vers - la longueur des laisses non comprise - , les différences alléguées par Mme Brasseur sont trop légères pour être significatives. Par exemple, dans les 130 laisses des 3307 premiers vers, il y a 57 rimes différentes, dont 38 masculines, alors que dans les 29 laisses des 1030 derniers vers, il y a 19 rimes différentes, dont 14 masculines. Mme Brasseur a calculé que 38/57 = 66,7% et que 14/19 = 73,7%, et elle en conclut qu'après le vers 3307, «la proportion de strophes masculines» (lire: rimes masculines) est «plus accentuée que dans la partie précédente».

Pour ce qui est du portrait de Charlemagne, je ne vais pas en discuter, mais là non plus les différences alléguées ne me semblent pas suffisantes pour être significatives, ou du moins pour prouver que les deux parties du ms. A n'ont pas le même auteur.

Conclusion

Toutes les différences linguistiques et littéraires que Mme Brasseur a vues entre les deux parties de A, avant et après le vers 3307, sont soit inexistantes soit trop faibles pour être significatives. Si Mme Brasseur a pu affirmer son hypothèse de deux auteurs dans A, c'est qu'elle a laissé sa conclusion préconçue déterminer le choix de ses prémisses et qu'elle n'a pas fait assez d'efforts pour trouver les objections contre son hypothèse.

Mme Brasseur avoue que dans A, «il n'est pas possible d'observer une coupure nette au vers 3307» (Etude, p. 56). Aussi est-ce uniquement la comparaison avec L et T qui lui a fait supposer une coupure à cet endroit : à partir de là, L et T présentent un texte différent. Mais cela n'implique pas de coupure dans A. Il n'y a pas, au vers 3307, d'«interruption brutale du texte» à expliquer par «l'entrée de J. Bodel à la léproserie» (Etude, p. 270).

Pourtant, Mme Brasseur a relevé deux traits par lesquels la fin du texte de A se distingue effectivement du début : la raréfaction des possessifs réduits no(s), vo(s) et l'allongement des laisses. Mais les deux changements commencent environ quatre ou cinq cents vers avant le vers 3307. Le dernier possessif réduit (avant ceux des vers 3341 et 4029) se trouve au vers 2797, et la première laisse longue commence au vers 2917. S'il y a une coupure dans le texte de A, c'est plutôt à cet endroit-là qu'il faut la chercher.

De même que Mme Brasseur, M. McMillan et Mme Plouzeau, dans leurs comptes rendus de l'édition, trouvent la fin de A «de qualité inférieure» (McMillan) et «insipide» (Plouzeau) : depuis le vers 3307 ou depuis le vers 2857±60?

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S'il y a un rapport entre le remaniement de LT à partir du vers 3307 et les
changements du texte de A, c'est que ceux-ci ont amené un remanieur à
composer son propre texte, mais non à partir du même endroit.

Reste à savoir si les changements sont significatifs et, si oui, à les expliquer: Jehan Bodel a-t-il été remplacé par un successeur, ou a-t-il continué en changeant d'habitudes sur ces deux points? Les changements ne suffisent pas à prouver l'hypothèse de deux auteurs. D'autre part, cette constatation ne suffit pas à prouver l'hypothèse d'un seul.

La dernière hypothèse réduirait les quatre auteurs supposés par Mme Brasseur à trois : Jehan Bodel, qui n'aurait pas seulement composé la première partie de la Chanson, commune aux quatre manuscrits, mais encore la seconde, telle qu'elle se lit dans A et dans R; un remanieur anonyme, qui aurait composé la seconde partie, telle qu'elle se lit dans L et dans T; un continuateur anonyme, qui aurait composé la troisième partie, qui se lit dans RLT.

Faut-il réduire ces trois auteurs à deux, en identifiant l'auteur de la troisième partie avec l'auteur de la seconde partie de LT, celle-là étant la continuation de celle-ci plutôt que de la seconde partie de AR? Faut-il même les réduire à un seul, comme l'a supposé M. Foulon (1958, p. 334)? A ces identifications Mme Brasseur, Etude, p. 138-39, oppose des arguments linguistiques qui me paraissent moins faibles que ceux que j'ai discutés plus haut. Elle ne discute pas tous les arguments de M. Foulon; je ne vais pas le faire non plus.5

PovlSkârup

Université d'Ârhus



Notes

1. Jehan Bodel: La Chanson des Saisnes. Edition critique par Annette Brasseur, 2 vol., Textes littéraires français, 369. Droz, Genève, 1989. - Comptes rendus par G. Roques dans RLiR, 53, 1989, p. 584-86 et par Jean-Louis Picherit dans Olifant, 15,3-4,1990, p. 337-39.

2. Publications romanes et françaises, CXC. Droz, Genève, 1990. - Comptes rendus par Duncan McMillan dans RLiR, 54, 1990, p. 626-31 et par M. Plouzeau âansßLaß, 94, 1990, p. 370-95. - Mme Brasseur avait résumé ses travaux dans l'article «La part de Jehan Bodel dans la Chanson des Saisnes ou quatre rédactions en quête d'auteur», dans Olifant, 13,2,1988, p. 83-95.

3. Dans Olifant, 15,3-4,1990, p. 209-336.

4. Charles Foulon: L'œuvre de Jehan Bodel, Rennes, 1958, p. 328. - Cet ouvrage garde toute sa valeur. Cela vaut également pour la comparaison qu'il contient de la Chanson des Saisnes conservée avec la branche V de la Karlamagnús saga. Mme Brasseur, Etude, p. 288, a tort de méconnaître le témoignage de ce texte, qui n'est pas une compilation, mais la traduction d'une Chanson des Saisnes, qui était probablement assonancée et antérieure à celle de Jehan Bodel.

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Résumé

Dans le ms. A de la Chanson des Saisnes, Mme Annette Brasseur voit des différences linguistiques et littéraires entre les 3307 premiers vers et le reste du texte, et elle les explique par l'hypothèse de deux auteurs différents, Jehan Bodel et un anonyme. Le présent article ne retient que deux des différences mises en évidence par Mme Brasseur et place le changement environ quatre ou cinq cents vers plus tôt. Il laisse ouverte la question de savoir si le changement s'explique par l'existence de deux auteurs différents ou par celle d'un seul auteur qui a changé d'habitudes.



4. Charles Foulon: L'œuvre de Jehan Bodel, Rennes, 1958, p. 328. - Cet ouvrage garde toute sa valeur. Cela vaut également pour la comparaison qu'il contient de la Chanson des Saisnes conservée avec la branche V de la Karlamagnús saga. Mme Brasseur, Etude, p. 288, a tort de méconnaître le témoignage de ce texte, qui n'est pas une compilation, mais la traduction d'une Chanson des Saisnes, qui était probablement assonancée et antérieure à celle de Jehan Bodel.

5. Une seule observation: A la suite de Léon Gautier, M. Foulon, p. 327, a vu un trait ancien dans les assonances offertes par le ms. L dans la laisse XLVIII, lesquelles proviendraient de la chanson assonancée dont Jehan Bodel s'inspirait pour sa chanson rimée. Il vaut mieux y voir une reconstruction imparfaite faite par un scribe copiant un ms. qui offrait des fins de vers illisibles.