Revue Romane, Bind 26 (1991) 2

Les hauts et les bas: la conquête de l'espace dans Bel-Ami de Maupassant

par

Claudine Giacchetti

L'espace dans l'œuvre de Maupassant est un thème structural qui est étroitement lié au désir de la conquête et de la possession, à la hantise de la perte et de la spoliation. Ces deux forces affectives se conjuguent dans de nombreuses combinatoires spatiales qui déterminent la dynamique de l'imaginaire maupassantien. Mon propos est d'examiner, dans le roman Bel-Ami, la relation entre la stratification des lieux et les comportements des personnages. De façon plus générale, j'envisage d'aborder la spatialité romanesque dans la définition qu'en donne Henri Mitterand: «Une forme qui gouverne, par sa structure propre et par les relations qu'elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit.»1

C'est en termes d'ascension, de «varappe», comme dit J. L. Bory dans sa préface à l'édition Folio de Bel-Ami,2 que se comprend le fulgurant triomphe de Georges Duroy. Cette montée incessante, cette verticalité posturale, sont entièrement inscrites dans un espace à conquérir. La disposition topographique n'est plus celle du roman Une Vie, où les lieux sont d'emblée étalés devant nous, dans le bon voisinage des propriétés, dans l'horizontalité du plat pays normand. Ici, c'est un espace en pointe, stratifié et restreint, étroit d'accès, et toujours pourvu d'un escalier qui n'est quasiment jamais prévu pour la descente. C'est par accaparement successif du dispositif topographique que Bel-Ami parvient au sommet de l'échelle sociale, et c'est en termes de variation d'altitude que se comprennent les rapports que le héros entretient avec son entourage.

Or, le paradoxe de Bel-Ami, au-delà de celui qui consiste, comme Bory
ironise, à monter haut et à voler bas, est qu'en plein envol, il y a souvent
déperdition d'altitude, piétinement intempestif de la force motrice qui révè-

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lent, à travers la fringale possessive de la conquête, les signes terrifiants de la
dégringolade.

La disposition topographique est, dans Bel-Ami, soumise à ce qu'on pourrait appeler la numerologie de l'élévation. Trois lieux, dont sont maîtresses les trois personnages féminins qui entourent le plus Bel-Ami, sous-tendent toute l'organisation spatiale du roman. Il s'agit des salons de Mme de Marelle, de Madeleine Forestier et de Mme Walter. Dans ces habitations parisiennes, qui constituent les paliers de la montée, et que j'appellerai les «lieux hauts», Bel-Ami plante ses jalons dès le premier tiers du roman. Il s'accroche plus ou moins bien et à plus ou moins long terme, alors que progressivement les espaces se rétrécissent vers le haut et que les conquêtes amoureuses, de la prostituée (Rachel) à la vierge (Susanne), se font de plus en plus ambitieuses quoique à peine plus difficiles.

La hiérarchie distributionnelle des lieux est conforme à une construction pyramidale. Au départ ces trois salons coexistent, chacun ayant une fonction complémentaire dans le projet ascensionnel. Assez rapidement, cependant, l'appartement des Marelle est éliminé, puis celui des Forestier (à cause du divorce obtenu par Duroy). Enfin, par son nouveau mariage, Duroy parvient au sommet pour accaparer l'espace Walter. La figuration triangulaire se fait selon le schéma suivant:

Walter
Forestier / Walter
Marelle / Forestier / Walter

Le salon est dans les trois cas situé à l'étage. Sauf en ce qui concerne la résidence des Marelle, qui s'avère être la plus facilement accessible, les portes en sont au départ fermées, protégées par laquais et domestiques qui «bloquent» le passage. Plus tard, ces appartements n'auront plus de secret pour Bel-Ami, il y sera véritablement chez lui (pp. 146 et 2883). Il ne conquiert plus, il s'installe. Mais y a-t-il véritable établissement? Figés, vérifiables par la précision topographique avec laquelle ils sont décrits, les lieux hauts sont «hypersémantisés», ancrés dans leur contenu référentiel. Duroy ne peut les modifier, et en s'y installant, il risque l'enlisement. Or, Bel-Ami est un personnage de progression, un accomplissement qui se répète. C'est l'homme du déménagement, de la «bougeotte». Les lieux sont des passages, non des domiciles. Temporaires pied-à-terre, ils n'invitent à aucun investissement à long terme.

Il n'est donc pas étonnant que ce soit à travers Bel-Ami que se déploie, dans le récit, la puissante symbolique de l'escalier, «la progression vers le savoir, (...) l'ascension vers la connaissance».4 Mode ironique, ici, car le savoir de Bel-Ami est plutôt un «savoir-faire», un «savoir-s'y-prendre». Dans

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sa symbolique, l'escalier unit les trois mondes cosmiques, et représente le parcours axial qui relie le profond, la surface et le céleste. Dans cette perspective,ies trois maîtresses des paliers ascensionnels paraissent incarner les caractéristiques de chacun des trois niveaux. Mme de Marelle, la plus sexualiséede toutes les femmes de Bel-ami, avec son goût pour les bas fonds et l'ésotérisme, représente le monde des profondeurs (de l'inconscient et de l'éros); Madeleine Forestier, la femme d'affaires/journaliste, appartient plutôtau monde «exotérique» du travail et de la production ( du conscient et de l'intellect). Enfin, Mme Walter, dont le salon est la dernière étape, le sommet de la grimpée, est très souvent associée aux lieux et objets religieux. On notera en particulier la scène de séduction dans l'église de la Trinité (p. 297) - ironie suprême du nom - et celle de l'hallucination qu'a Mme Walter devant le portrait du Christ qui domine son salon, où «ce n'était plus Dieu, c'était son amant qui la regardait» (p. 398). Elle serait alors liée, bien que de façon dévalorisée, au monde élevé (du spirituel, et du désincarné), étape ultime dans l'ascension vers la lumière.

D'un escalier à l'autre, c'est Bel-Ami le personnage relais, et il fait son apprentissage de l'alpinisme en coupant les cordes de rappel. Il relie les trois mondes en maîtrisant, puis en neutralisant, par élimination, les espaces superflus de la traversée verticale. Car si l'escalier unit, il est aussi vrai qu'il indique la séparation des étages, le dénivellement: «L'escalier figure la rupture de niveaux qui rend possible le passage d'un mode d'être àun autre.»5 Il symbolise la progression, accompagnée par les changements de patronymes, dans la construction d'une nouvelle identité.

Bel-Ami nous présente une double symbolique de la rupture, car un autre élément thématique de la séparation vient se loger au creux de chaque palier, à chaque pénétration d'un lieu haut. A chaque étape de la montée, Bel-Ami découvre, dans le miroir, une perspective de fracture, non plus verticale mais horizontale. L'escalier permet la transformation, puisque chaque niveau autorise une nouvelle identité (de Duroy à Du Roy, au baron Du Roy de Cantei), le sommet étant l'apogée d'un cheminement et d'une métamorphose.Le miroir, lui, fragmente l'espace dans sa donnée immédiate et plane. Mais l'un comme l'autre signalent la rupture d'identité, par substitutions dans la montée, par déplacement dans la ligne droite. Le miroir empêche la reconnaissance et projette de fausses perspectives: loin de refléter la sincéritéet la vérité, il en signale le détournement. Il est pour Duroy le signe d'une dépossession, d'un décalage entre le regard et la réalité de son objet. Combien de fois le miroir trompe Duroy dans son parcours! Chez Forestier d'abord, où «en s'apercevant dans la glace, il ne s'était pas reconnu; il s'était pris pour un autre» (p. 50), puis chez Walter, où «il se trompa d'abord de direction, le miroir ayant égaré son œil» (p. 150). Comme en témoignent les difficultés que Duroy rencontre à se reconnaître et à s'orienter dans l'espace

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en «trompe-l'œil» du miroir, l'image reflétée signale la séparation entre l'être et son paraître: les multiples identités nécessaires à l'élévation sont au niveau de la conscience réfléchie des indices de perturbation. La confrontationavec le miroir deviendra une expérience angoissante (p. 189), parfois même associée à des hallucinations morbides, comme lors du voyage de Bel-Ami à Cannes, où «La glace de la cheminée, reflétant l'horizon, avait l'air d'une plaque de sang» (p. 206).

Passons outre. Bel-Ami s'accroche, le parvenu arrive au sommet, il entre en possession du coup d'œil panoramique. Là encore l'image du miroir apparaît, clôturant le récit. Mais c'est un regard ébloui qui le contemple dans le lieu clos et intime du souvenir, c'est-à-dire de l'absence. Duroy regarde, par image mémorisée, son image en train de regarder celle de Mme de Marelle en train de se regarder dans la glace. Combien d'emboîtements, de regards qui se croisent sans se mêler, dans la solitude non pas d'une clairvoyance, mais d'un voyeurisme à peine ébauché!

L'accession aux trois espaces hauts se fait pour Duroy par un comportement mimétique. Il procède par élimination de son être, et tout d'abord, on y reviendra tout à l'heure, par évacuation du lieu d'appartenance. Se débarrassant des objets qui le désignent (lors de son déménagement à la rue de Constantinople, il n'a qu'une malle, sa brosse et son savon, p. 200) et du nom qui le «marque», Duroy réalise son projet de maîtrise et son entreprise de conquête par la rupture, la séparation et la perte. Il se «dissout» en accumulant les identités temporaires et empruntées, c'est-à-dire fausses. Forestier, celui justement qui sera son premier modèle mimétique, lui enseigne la loi primordiale de la dynamique ascensionnelle, l'acquisition du masque: «Ce n'est pas difficile de passer pour fort, va» (p. 38), dit-il à un Duroy qui n'a encore que la pauvreté d'un état civil. Le projet ascensionnel c'est l'accession à l'anonymat. Dans une certaine mesure, Bel-Ami est l'histoire d'une crise d'identité, où il s'agit de devenir autre. Car être autre c'est être hors de soi, c'est maîtriser, en la détournant, l'angoisse d'être soi.

Avec Bel-Ami, Maupassant crée un nouveau type de personnage masculin,qu'il approfondira dans son dernier roman, Notre Cœur. Ici, le héros n'acquiert pas, à travers les étapes qu'il franchit et les performances qu'il réalise, un être dont l'authenticité se construit au cours du roman. Au contraire, Bel-Ami, personnage intégral au départ, se disperse progressivementdans les masques multiples et provisoires du paraître. Ce paraître, dont le personnage est de moins en moins conscient, devient un nouveau mode d'être, basé entièrement sur des valeurs amoureuses dégradées: «Toutes les femmes sont des filles, il faut s'en servir et ne rien donner de soi» (p. 267). Les deux scènes du bois de Boulogne (pp. 172 et 264) sont très révélatrices de cette transformation chez Bel-Ami. De l'une à l'autre, Duroy passe du rôle de spectateur ironique à celui d'acteur sans scrupule, et perd la «distancecritique»

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stancecritique»dont il bénéficiait jusqu'alors. Il colle à la peau de son personnage. Si dans la première scène au bois, Duroy est conscient de l'hypocrisied'une société dont il découvre les «dessous» et dont il se moque («C'est du propre, tas de crapules, tas d'escarpes!» p. 168), il s'assimile à elle dans la deuxième promenade. Inséré dans la société dont il a adopté les valeurs dégradées, Duroy est privé de la clairvoyance qu'il détenait plus tôt, d'où l'impossibilité pour lui de découvrir le secret de sa femme, qui refuse de le lui révéler (p. 266). Mais si le paraître devient un mode d'être, Bel-Ami a-t-il réussi, dans cette adéquation, à détourner, ou plutôt à expulser l'angoisseprimordiale dont parle Norbert de Varenne lorsqu'il rappelle à Duroy que «derrière tout ce qu'on regarde, c'est la mort qu'on aperçoit» (p. 168)? Il semble au contraire que plus la montée se fait abrupte, plus la plongée est vertigineuse, plus l'on est à l'extérieur de soi, plus l'intimité terrifiante nous rappelle à l'ordre. Car doivent s'ajouter aux espaces hauts les lieux bas et souterrains. Tout n'est pas surface, comme le rappelle le creux du miroir, et il faut aussi tenir compte des profondeurs.

Si le chiffre trois est un symbole numérologique d'importance, le chiffre sept a lui aussi une place prépondérante dans les inventaires de l'imagerie symbolique de ce récit. L'élévation de Bel-Ami s'accomplit par rupture de niveaux dans un univers à sept étages. Ce trajet me semble un ironique exemple du parcours dont parle Eliade dans son étude des symbolismes de l'ascension: «On transcende le monde en traversant les sept deux et en atteignant le sommet cosmique, le pôle.»6 On peut établir une axiographie des sept étapes dans le schéma suivant:


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II faut ajouter à ce tableau, qu'il ne s'agit pas là d'un ordre immuable, et qu'un palier ne remplace pas nécessairement celui qui le précède. En fait, le lieu haut ne se présente pas comme un dépassement par rapport au lieu bas, mais lui est parallèle; dans l'enfilade des espaces, le passage vers le haut n'implique pas l'abandon ou l'annulation des lieux de fondation. Loin de nourrir l'essor vertical, ceux-ci viennent le freiner.

Le Dictionnaire des symboles nous livre cette définition: «Le nombre sept est bien universellement le symbole d'une totalité, mais d'une totalité en mouvement, ou d'un dynamisme total.»7 C'est bien la totalité dynamique du récit qui est constituée par l'échelle spatiale des sept paliers, dont l'appréhension n'est pas unilatéralement ascensionnelle, mais, à la façon des montagnes russes, à la fois vers le haut et vers le bas, dirigeant le récit vers son ultime contradiction.

Les trois lieux hauts, trinité de l'ascension, sont occupés par les femmes. Or, ils appartiennent par leur constitution et le mouvement vertical qu'ils engendrent, au régime diurne de l'image, fondamentalement masculin, régime de l'antithèse et de la dualité.8 Les espaces que je qualifierai de bas, à savoir le journal, qui «naviguait sur les fonds et bas fonds» (p. 156), situé à l'entresol mais donnant sur la rue, l'appartement de la rue de Constantinople (au rez-de-chaussée) et la cave de Rival (au sous-sol) sont des lieux essentiellement masculins (qui sont occupés surtout par les hommes). Cependant, du fait de leur association avec la profondeur, l'intimité, le refuge et l'enfermement, ils doivent être assimilés au régime nocturne de l'image, valorisant le symbolisme féminin et maternel. Ainsi, les lieux où circulent les femmes symbolisent la puissance masculine, et les lieux masculins sont marqués par les signes de la féminité.

Dans ce monde des inversions, ce sont les femmes qui détiennent le pouvoir et font avancer les carrières. Au journal, les hommes passent leur temps à jouer au bilboquet et à ne rien faire (comme Saint Potin et ses fausses interviews); c'est ailleurs qu'on s'active. Le véritable travail s'effectue dans les lieux hauts, dans ces salons mondains où se trament les intrigues propices à l'ascension du héros ou dans le boudoir-salle de travail où Madeleine Forestier rédige les articles de ses deux maris successifs, aussi incapables l'un que l'autre d'une production personnelle.

Or, dans un roman où la femme est tour à tour battue, trompée, volée, et traitée à l'égale d'une prostituée, il semble bien extravagant de faire d'elle un personnage de domination. La femme domine, pourtant. Mais pour ce faire, elle doit abandonner son identité sexuelle, comme le font bon nombre de personnages masculins dans l'œuvre de Maupassant. Mary Donaldson-Evans a déjà analysé cette «Ambiguïté sexuelle» chez les personnages maupassantiens,et en particulier chez Bel-Ami, modèle de «l'homme-fille».9 Nombreux sont les indices explicites dans le texte de la «féminité» de Duroy, qui va

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jusqu'à se comparer lui-même à une prostituée (p. 174). Mais par un renversementqui suit celui des fonctions spatiales, la femme, elle, est investie des valeurs masculines. Il n'y a pas de «féminin-sujet» dans le monde mâle de Maupassant.10 Mais il faut ajouter qu'au moins dans Bel-Ami, la femme peut échapper à son «objectisation» et devenir sujet. Pour cela, elle doit se masculiniser.A l'homme-fille qu'est Duroy s'opposent les femmes-mâles. L'une est bien évidemment Madeleine Forestier, qui prend la place de son mari à sa table de travail et, comme le remarque J. Hamilton, «participâtes actively in the principie of la puissance»}1 L'autre est Mme de Marelle, qui outre son surnom de «gamin» (p. 319), a un goût ambigu pour les «escapades de garçon dans tous ces endroits où les femmes ne vont pas» (p. 129), et porte un intérêt particulier aux femmes, qu'elle observe «avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux» (p.140). De plus, elle a l'habitude de payer son amant à chacune de ses visites à la rue de Constantinople, dont elle verse aussi le loyer. Mme de Marelle et Madeleine Forestier sont toutes deux les véritables tenants du pouvoir, même si celui-ci se réduit à une série de manigances réussies. Elles poussent Duroy, elles le portent à bout de bras, et si elles savent tout de lui, c'est-à-dire pas grandchose,elles lui échappent en partie. Elles possèdent des «secrets», chacune le sien, qui ne sont jamais percés par Duroy, malgré tous ses efforts. Elles ont un passé qui les enveloppe, les consolide. Duroy, lui, est en quelque sorte un personnage vierge, donc démuni, sans fond (ni fonds), sans références. Il puise chez l'une et l'autre l'énergie nécessaire à son ascension, ne laissant rien derrière lui, se renouvelant à chaque instant.

Au projet d'élévation, de nature toute féminine, s'opposent le lieux bas dont j'ai déjà fait le relevé. Contrairement aux lieux hauts, lieux des «performances» où Duroy fait ses preuves et réussit ses tours de force, ils sont les sites des découvertes, de l'acquisition des compétences. Dans ce sens, ils ne participent pas directement au projet ascensionnel mais le préparent. Adjuvants plutôt qu'obstacles, ils servent de lieu d'entraînement. Au journal, Duroy apprend le pouvoir des masques, l'arme absolue qu'est la dissimulation, le jeu du paraître. La rue de Constantinople est par excellence le lieu des dissimulations puisqu'elle abrite les rencontres clandestines. Duroy prend possession des deux, s'y installe, du moins pour un moment, en fait son pied-à-terre. Il reprend son souffle, il respire un peu dans ce refuge quelque peu douillet, mais surtout, il assure ses assises, avant de monter à l'assaut, de s'envoler vers d'autres sommets.

Les lieux bas sont doubles: ils cachent et révèlent alternativement l'être dans le «fond vaseux de l'âme» (p. 340) mais aussi dans sa fragilité. La dissimulation n'est pas une perte mais une exacerbation de l'être; le refuge qu'est la rue de Constantinople et, même temporairement, la cave de Rival, permettent à la fois le blottissement et l'explosion parfois brutale des pulsionsles

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sionslesplus profondes: la violence contre Mme de Marelle, qu'il frappe «comme s'il tapait sur un homme» (p. 433), le quasi-viol de Mme Walter (p. 309), la claustrophobie terrifiante chez Rival (p. 186-91). Car le mouvement vers le bas est ambivalent, contrairement à la poussée ascensionnelle. Si l'envol est simple et fulgurant, la descente ne l'est pas: elle «risque à tout instant de se confondre et de se transformer en chute».12

La différence qu'analyse G. Durand entre la lente exploration des profondeurs, qui s'accompagne de «l'intimité protectrice»,13 et la culbute fulgurante qu'anticipe la hantise du gouffre est importante. Plus Bel-Ami monte, plus l'abîme est profond, et la descente à la cave ne peut endiguer l'angoisse de la chute. La plongée menace l'envol et traduit l'irruption, dans la trajectoire conquérante, de la pénurie et du vide.

La cave de Rival, à la fois «trou» douillet (p. 278), camouflé et calfeutré par les décors de sous-bois, mais aussi «tombeau» (p. 186) et «caveau» (p. 279), est le lieu le plus fermé de tous (les ouvertures en sont toutes bouchées et l'escalier empêche la remontée). Si la cave est au plus bas de l'échelle ascensionnelle, marquée par l'angoisse du manque («il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de champagne (...) rien rien de rien, p. 285-86), c'est aussi le lieu symbolique de la facticité triomphante. Facticité et angoisse du manque sont d'ailleurs liées dans ce roman où le jeu du paraître sert à couvrir, par des faux-semblants et des procédés de trompe-l'œil, le vide ou l'absence de l'être. La cave, où l'on assiste à de faux duels, à des affrontements de théâtre, où combattent des mannequins et des acteurs, est par excellence le lieu du simulacre. Le spectacle que Rival y organise (p. 280-86) prend l'aspect d'une pantomime; les «pierrots soldats», les «marionnettes vivantes» et les «lutteurs de bois» participent au processus de réification d'un monde déshumanisé, réduit à un décor de «faux-joli» et de «faux-gracieux» (p. 284). On y trouve, comme une mise en abyme, la réitération parodique, l'image inversée du monde d'en haut. Car dans le salon Walter, au sommet de la pyramide, s'étalent les mêmes artifices, «nature factice» inclue (p. 355). Tout en haut du monumental escalier, se dresse le portrait céleste du Christ, au centre duquel on retrouve in-extremis le «trou noir» des gouffres (p. 356). Ce qui s'oppose finit par se refléter, par se rejoindre, par s'emboîter.

Un lieu reste à mentionner, qui par son statut particulier ne s'incorpore pas à la chaîne ascensionnelle. Il s'agit de l'appartement de la rue Boursault, l'espacele plus culminant de tout le roman, bien qu'il disparaisse dès le premier tiers du récit. Située au cinquième étage, cette chambre-grenier est le seul domicile que Bel-Ami possédera jamais. La quitter est donc un moment important du roman. Il signifie un premier abandon sans retour de l'être. Bel-Ami deviendra un personnage sans maison, un être fragmenté et sans intimité, c'est-à-dire sans passé (d'où par exemple, l'échec ressenti lors du

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bref retour à la maison paternelle). La maison, nous dit Bachelard, «évince les contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l'homme serait un être dispersé».14 C'est l'absence d'habitat véritable, plutôt que la succession des conquêtes spatiales qui fait de Bel-Ami un errant perpétuel. La crise d'angoisse, dans l'œuvre de Maupassant, est profondément liée à l'impossibilité où se trouve l'être de conserver l'adéquation à l'espace intime, profond et bien sûr maternel qu'est la maison.

Si la chambre de la rue Boursault est en quelque sorte un grenier, faisant pendant à la cave de Rival, sa verticalité n'est plus du tout le signe d'une élévation, au même titre que les espaces féminins des salons. Contrairement à la cave hermétique, la mansarde est pourvue d'une fenêtre qui permet la contemplation panoramique d'un extérieur. Mais le regard qui transcende cet espace ne suit pas une trajectoire d'envol, car c'est vers le bas que nous entraîne l'ouverture. Il ne s'agit plus d'une descente circonspecte et posée vers la cave, mais d'une chute libre vers le «trou sombre» (p. 66) d'un tunnel. La domination spatiale est un vertige: «la chambre du jeune homme (...) donnait comme sur un abîme profond, sur l'immense tranchée du chemin de fer» (p. 65). La chambre de Duroy est, à l'intérieur aussi, remplie d'images de chute. Au moment de sa grande crise d'angoisse, Bel-Ami surmonte mal sa peur incontrôlable de la mort, liée à la descente, qu'il avait déjà ressentie après la promenade avec De Varenne, où le jeune homme envisageait le «trou plein d'ossements» de sa tombe (p. 172). En proie à une vision hallucinatoire, il contemple, par le procédé du dédoublement, l'image de sa propre mort: «il se vit distinctement étendu sur le dos (...) il avait ce visage creux qu'ont les morts (...)» (p. 189).

Cependant, la chambre incorpore, sur le mode onirique, les projets d'élévation investis dans les espaces des salons. Par le truchement de la fenêtre, la chambre est le lieu du compromis entre les deux mouvements de verticalité, l'envol et la chute. L'ouverture tout à l'heure propice à la descente, est bientôt camouflée par des images représentant «des vols d'oiseaux à travers des ciels rouges» (p. 121), procédé qui n'est pas sans rappeler la transformation de la cave de Rival en sous-bois. La fenêtre remplace le mouvement vers l'abîme en une ouverture (paradoxale puisqu'elle se fait par obturation) sur l'axe ascensionnel. L'élan vers le haut se retrouve dans la chambre même, où le plafond, sur lequel sont collés des «oiseaux découpés» (p. 121), intériorise une image d'azur. Il s'agit donc de détourner le spectacle du gouffre en lui substituant un spectacle d'élévation, quand bien même cette élévation reste toute imaginée.

Dans la maison qui va disparaître, se trouve déjà le symbole le plus puissantdu récit. Il s'agit de monter, vite et bien, pour opérer dans la vie ce même détournement, ce revirement du mouvement, que Duroy réalise dans la maison des rêveries initiales. Pour éviter la chute, il faut bien s'en éloigner

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par le haut. Mais n'est-il pas vrai aussi que plus on monte, plus est vertigineuxl'abîme? C'est De Varenne le premier qui montre à Duroy toute la profondeur de ce néant: «lorsqu'on arrive en haut, on aperçoit tout d'un coup la descente, et la fin qui est la mort» (p. 167).

Colmater les brèches, il le faut bien, pour ne pas trop regarder vers le bas, pour ne pas trop entendre l'appel du vide. Le roman finit donc sur le regard aveuglé de Bel-Ami, non dans l'oubli des angoisses morbides, mais dans la restitution du souvenir (de ses parents, p. 411, et de sa première maîtresse, p. 413). Je conclurai donc sur la lumière finale: Bel-Ami préfère l'éclat du soleil de midi à l'obscurité nocturne de ses hantises. Le thème lumineux, répété avec tant d'insistance dans toute la longue description de la cérémonie du mariage, consacre l'ascension finale du héros: «Un flot de soleil» (p. 405), «La vive lumière du portail» (p. 408), «l'autel illuminé» (p. 409), «la grande baie ensoleillée» (p. 413) entourent Bel-Ami d'un éclatant luminaire. Mais la cécité est tout de même totale: «II ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui» (p. 413). Il n'a plus de regard, en effet, tout plongé qu'il est dans son délire ascensionnel: «(...) une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre» (p. 411). Pourtant, dans cet éblouissement de l'apogée, il glisse déjà vers la profondeur de son rêve: «(...) et devant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image de Mme de Marelle (...) au sortir du lit» (p. 413).

Ainsi se résume, dans la dernière image, la contradiction qui est l'enjeu du récit. Le dynamisme de l'ascension, à travers les trois salons féminins, se réalise à la fois dans 1' accumulation et la dispersion, de même que le dynamisme de la descente exprime à la fois la poussée vers le refuge et l'imminence de la chute. L'entreprise de Bel-Ami est de combler la profondeur par le gain d'altitude, de déployer l'un pour camoufler l'autre. D'où les étranges ressemblances entre les lieux hauts et les lieux bas, d'où aussi les échanges entre les qualités féminines et masculines des lieux hauts et des lieux bas, qu'accompagnent les inversions dans l'identité sexuelle des personnages.

Si Duroy est un cavaleur, il est aussi en cavale, affolé par la perspective du gouffre, qu'il découvre à chaque moment de son essor. Toute jouissance, aussi intempestive qu'elle soit, ne peut effacer la «terreur de ce néant illimité»(p. 216), Maupassant nous l'a assez dit pour nous en convaincre. Mais il ne faudrait surtout pas que l'élan en soit coupé. L'ascension tient de l'obsession,elle se répète, elle se recommence, elle perpétue ainsi le désir. Duroy «lève» les femmes pour s'élever, mais ses levées tiennent plus de la gesticulationque du mouvement, de l'agitation que du déplacement. C'est en cela que réside le fameux pessimisme de Maupassant. Le désir doit bien se contenter de tous ces remue-ménage dans lesquels il s'investit. Il calcule sa lancée pour

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être toujours un peu à court, car ses élans inassouvis sont aussi la source et la
garantie de son renouvellement.

Claudine Giacchetti

Université de Houston, Texas

Résumé

Eespace, dans l'œuvre romanesque de Maupassant, est un thème qui est lié soit au désir irrésistible de la conquête et de la possession, soit à la hantise de la perte et de la vacuité. Ces deux obsessions sont inséparables et déterminent la dynamique de l'imaginaire maupassantien. Earticle examine, dans le roman Bel-Ami, cette relation entre la stratification des lieux et les comportements narratifs.

La conquête que raconte Bel-Ami est avant tout celle d'un espace. Duroy parvient au sommet de l'échelle sociale en accaparant, à chacun des sept paliers qu'il franchit, tout un dispositif topographique. Les rapports qu'entretient Bel-Ami avec son entourage se comprennent en termes de variations d'altitude. Mais cette élévation n'est pas strictement linéaire. En fait, toute la problématique de ce roman est basée sur l'opposition des axes spatiaux. Le paradoxe de Bel-Ami est que plus il monte haut et plus il va descendre bas, et dans l'axe horizontal, plus il circule dans les sphères étroites des hauts lieux, plus se restreint le mouvement. - Cette déperdition d'altitude en plein envol traduit l'irruption des signes terrifiants de la pénurie intérieure. Eaccumulation verticale des conquêtes ne saurait combler l'angoisse du vide, et la domination panoramique n'est autre qu'une vue plongeante sur la vacuité du gouffre.



Notes

1. Henri Mitterand: Le Discours du roman. PUF, Paris, 1980, p. 211

2. Guy de Maupassant: Bel-Ami. Folio, Paris, 1973.

3. Ibid. Toutes les références sont prises dans cette édition.

4. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant: Dictionnaire des symboles. Robert Laffont, Paris, 1982, p. 143.

5. Mircea Eliade: Images et symboles. Gallimard, Paris, 1952, p. 63.

6. Mircea Eliade: Mythes, rêves et mystères. Gallimard, Paris, 1957, p. 143.

7. Chevalier: Op. cit., p. 861.

8. Voir Gilbert Durand: Les Structures anthropologiques de l'imaginaire. Bordas, Paris, 1973.

9. Mary Donaldson-Evans: A Woman 's Revenge: The Chronology of Dispossession in Maupassant's Fiction. French Forum, Lexington KY, 1986, p. 125.

10. Voir à propos de la représentation du féminin dans les œuvres courtes de Maupassant, Danielle Haase-Dubosc: La Mise en discours du féminin-sujet, in: Jacques Lecarme (éd.): Maupassant: miroir de la nouvelle. Presses Universitaires de Vincennes,l9BB,p. 125-144.

11. James Hamilton: The Impossible Return to Nature in Maupassant's Bel-Ami. 19th Century French Studies 10,3-4, 1982, p. 339.

12. Durand, p. 227.

13. Ibid..

14. Gaston Bachelard: La Poétique de l'espace. Presses Universitaires de France, Paris, 1989, p. 26.