Revue Romane, Bind 27 (1992) 1

Gunver Skytte: Kr. Sandfeïd. En hovedperson i dansk romanistiks historie. Muséum Tusculanum, Kbh. 1991.

Ebbe Spang-Hanssen

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C'est un beau petit livre que l'italianiste Gunver Skytte a consacré au romaniste danois Kristian Sandfeïd (1872-1942). Après avoir étudié La grammaire dans la tradition des romanistes danois (Etudes Romanes n° 31, 1988, pp. 35-44), Gunver Skytte a eu envie d'étudier de plus près la vie de celui qui fut le fondateur de cette tradition empirique dont il est question. Elle aurait pu appeler son livre Kristian Sandfeïd ou Le révolutionnaire réservé, car c'est ce double visage du grand linguiste qui l'a fascinée.

Gunver Skytte a probablement raison de voir en Sandfeïd un innovateur révolutionnaire. On peut mentionner tout d'abord le fait qu'il est le fondateur d'une discipline nouvelle, la linguistique balkanique, dont le but est d'étudier dans leur ensemble, et dans leurs interactions, les langues d'origines différentes qui coexistent dans les Balkans. Mais c'est pourtant dans ses descriptions syntaxiques du français et du roumain contemporains que les innovations de Sandfeïd ont un caractère proprement révolutionnaire.

Bien avant la parution du Cours de Linguistique Générale de Saussure, Sandfeïd a posé les principes d'une description linguistique synchronique et structurale. Les Propositions Subordonnées, dont la première version, en danois, date de 1909, est une étude presque purement structurale. Eauteur observe les faits syntaxiques et les classe avec une extrême économie de moyens, sans jamais se lancer dans des explications théoriques basées sur l'histoire de la langue, sur la logique ou sur la psychologie des sujets parlants. La sémantique n'est là que comme pierre de touche: elle peut servir à démontrer l'existence d'une différence entre deux constructions semblables. Avec une sûreté extraordinaire, Sandfeïd utilise de la sémantique juste ce qu'il faut pour établir un classement syntaxique utile.

Ainsi, Sandfeïd évite les écueils contre lesquels bien des structuralistes se heurteront plus tard, en croyant pouvoir se passer de toute référence à la sémantique. Il n'hésite pas non plus à se servir d'une terminologie grammaticale traditionnelle. Son but n'est pas de faire de la théorie, mais de faire de la théorie un instrument qui permette l'observation du réel.

Sans théorie, le linguiste tombe dans l'impressionisme pur et simple. Sandfeïd a bien une théorie, qu'il explique, toutefois, en aussi peu de mots que possible. Gunver Skytte insiste avec raison sur Y originalité de son entreprise et sur l'ampleur du travail qu'il a fourni en recueillant et en analysant avec minutie les dizaines de milliers d'exemples qui font de ses livres des mines de renseignements inépuisables, dans lesquelles puiseront encore tous les successeurs de Sandfeïd.

Dans sa vie privée, Sandfeïd n'avait rien d'un révolutionnaire: bon père de famille, quoique chercheur acharné. Gunver Skytte réussit à faire sentir le charme discret de ce linguiste taciturne qui ne se met jamais en avant et qui trouve toujours le temps d'être aimable avec tout le monde.

Assez curieusement - ou est-ce naturellement? - Sandfeïd se livre seulement avec ses amis étrangers. Gunver Skytte cite une lettre émouvante de son ami Lucien Foulet qui admirait Sandfeïd et qui faisait un travail un peu semblable au sien en écrivant la Petite Syntaxe de l'Ancien Français (1919). La lettre de Foulet est une des trouvailles de cette biographie.

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De son vivant, Sandfeld ne faisait pas figure de chef d'école. Il participait peu aux grands débats théoriques. Mais cela n'empêche pas qu'il a marqué de son empreinte une tradition empirique toujours très vivante dans les études syntaxiques des langues romanes. Gunver Skytte lui a rendu un hommage qu'il aurait aimé: sincère et sans grandiloquence.

Université de Copenhague