Revue Romane, Bind 27 (1992) 1

Georges Kleiber: La sémantique du prototype. Catégories et sens lexical. Collection : Linguistique nouvelle. Paris, Presses universitaires de France, 1990, 199 p.

Finn Frandsen

Henning Nølke

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La linguistique cognitive constitue une branche prometteuse de cette nouvelle «science carrefour» qui, sous le label anglais de cognitive science, s'est proposé d'explorer la conscience, la perception et la mémoire humaines dans une perspective interdisciplinaire embrassant à la fois la psychologie, l'intelligence artificielle, les neurosciences, l'anthropologie et la philosophie.

Depuis le début des années 80 la linguistique cognitive a connu un développement rapide, pour ne pas dire hâtif : elle dispose aujourd'hui, à peine dix ans écoulés, d'ouvrages de référence (par exemple Lakoff, 1987) et d'une bibliographie importante (Dirken, 1988), elle a déjà fait l'objet de manuels et d'introductions (voir par exemple Posner, 1989, ou Tayler, 1989) et ses défenseurs peuvent s'exprimer dans une revue spécialisée (Cognitive Linguistics, éditée par D. Geeraerts de Louvain).

La tâche de la linguistique cognitive consiste à examiner le rapport entre la langue naturelle et la cognition, c'est-à-dire entre les phénomènes linguistiques et une instance externe, et beaucoup de linguistes ont très vite été captivés par le pouvoir explicatif contenu dans cette rupture manifeste avec la doctrine dominante de l'autonomie de la langue. Or, comme toujours quand un nouveau paradigme s'introduit en grande pompe en gagnant de nouveaux tenants partout, il faut garder son sang-froid scientifique et se poser la question : dans quelle mesure exactement est-ce que la linguistique cognitive représente un progrès par rapport aux concepts, aux modèles, aux théories utilisés jusqu'à maintenant en sémantique ou en grammaire?

Voilà un des points nombreux sur lesquels le nouvel ouvrage de Georges Kleiber sur La sémantique du prototype. Catégories et sens lexical se montre d'une grande valeur. En soulignant les avantages incontestables de la nouvelle linguistique cognitive,il nous met aussi en garde contre la fusion du plan linguistique et du plan cognitif et nous rappelle que les linguistes ne doivent pas oublier «Ie(s) fonctionnement s) linguistique(s) au profit de principes cognitifs dont la généralité est tellement puissantequ'elle ne peut être prise en défaut par les phénomènes linguistiques, ce qui n'est qu'une autre façon de dire que, linguistiquement, elle n'a plus réellement de vertus explicatives» (p. 15). La présentation critique qu'il fait du sujet choisi - la théorie des catégories et de la catégorisation d'Lmily Rosch, portant le nom de sémantiquedu prototype - est elle-même un exemple de cette attitude bien tempérée : elle essaie, à partir du point de vue du linguiste, de dissoudre la confusion terminologiquequi

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giquequirègne autour de la notion de prototype et d'évaluer «la sémantique du
prototype en tant qu'alternative aux théories classiques du mot» (p. 18).

Qu'est-ce qu'un oiseau? Comment se fait-il qu'un moineau nous semble être plus oiseau qu'un poussin (pour ne pas dire un pingouin)? De même, pourquoi parle-t-on plutôt du chien de son voisin que de son animal ou de son boxer! Et comment expliquer que l'emploi anaphorique de l'article défini dans Nous arrivâmes dans un village. Le magasin était fermé, semble aberrant (même impossible selon Kleiber) alors qu'il ne choque nullement dans Nous arrivâmes dans un village. L'église était fermée, (p. 111-112). Tel est le genre de questions dont s'occupe la sémantique du prototype. La réponse plutôt triviale qu'elle propose à la première question est que le moineau est l'oiseau ¿>rototypique; c'est généralement à lui qu'on pense en parlant d'un oiseau : le moineau est le meilleur représentant de la classe des oiseaux. Ensuite les deux autres questions trouveront des réponses selon la même ligne de pensée. On sait que l'emploi de l'article défini au singulier présuppose l'unicité du réfèrent en question. Or le trait 'n'avoir qu'une église' fait partie du prototype de village, alors que 'n'avoir qu'un magasin' n'y entre pas. Dès lors, la question qui s'impose est de savoir s'il est possible de théoriser cette intuition. Peut-on préciser formellement ce qu'on entend par prototypique de manière à rendre cette notion cognitivement adéquate et linguistiquement pertinente? On verra qu'il s'agit d'une théorie du sens lexical, plus précisément d'une théorie qui vise à rendre compte de la catégorisation «naturelle», et qui aspire donc - en dernier ressort - à refléter les structures cognitives du sujet parlant.

Eouvrage comporte quatre chapitres qui examinent les raisons de l'apparition de la sémantique du prototype et donnent un aperçu critique de son développement depuis les premières propositions de Rosch au début des années 70. Dans le premier chapitre {Le modèle des conditions nécessaires et suffisantes, pp. 21-43), Kleiber expose le modèle classique de catégorisation qui remonte à la logique d'Aristote. Ce sont les critiques avancées contre ce modèle (que Kleiber baptise «le modèle cns») qui, dans un premier temps, ont donné naissance à l'idée des prototypes. A chaque catégorie répondant à ce modèle correspond, on le sait, un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes pour l'appartenance à la catégorie. Un objet qui possède les propriétés requises entre dans la catégorie, un objet qui ne les possède pas en sera exclu. Il n'y a pas de troisième possibilité (c'est le tiers exclu). Le chapitre donne une introduction exemplaire à l'art classique de catégorisation tout en mettant à nu ses côtés forts et ses points faibles. Il ressort des analyses linguistiques que le modèle cns «se présente comme une théorie ayant un pouvoir explicatif fort, mais un pouvoir descriptif faible» (p. 31). Ce constat sera cependant nuancé. Kleiber montre, d'une part, que certaines critiques qui ont favorisé la recherche de modèles alternatifs se révèlent mal fondées (cf. la section De quatre «fausses» critiques; p. 37ss). D'autre part, il s'avère que certains aspects du modèle qui ont traditionnellement été mis en relief en sa faveur sont surestimés. Ainsi le modèle cns se prête beaucoup mieux à l'explication de la dimension horizontale de la catégorisation (chien, chat, souris, . . ,) qu'à celle de la dimension verticale (animal, chien, boxer). Quoique conçue pour remédier au premier problème («les quatre «fausses» critiques»), la sémantique du prototype se révèle notamment capable de proposer des solutions très intéressantes au deuxième.

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Le deuxième chapitre expose La version standard de la sémantique du prototype (p. 45-117; cette dénomination est du propre cru de l'auteur). Dans cette version, le prototype est défini comme étant «le meilleur représentant ou l'instance centrale d'une catégorie» (p. 48). Cette définition se prête à plusieurs interprétations qui seront examinées et évaluées à l'aide d'exemples et d'analyses empiriques souvent originales et entreprises par quelqu'un qui connaît très bien la problématique. La sémantique du prototype s'avère particulièrement apte à rendre compte de la dimension verticale de la catégorisation. Il est connu depuis un certain temps que toute organisation verticale de termes semble contenir un niveau basique qui est cognitivement plus saillant que les autres niveaux de la hiérarchie. Ainsi, parmi les trois lexèmes animal, chien, boxer, c'est chien qui est basique, ce qui explique l'observation faite plus haut. Inexistence de ce niveau de base se révèle en fait susceptible d'expliquer bien des phénomènes sémantiques. Après cette discussion de la dimension verticale, Kleiber procède à une comparaison avec le modèle cns sur quatre points précis énumérés déjà au premier chapitre. Cette analyse sert en même temps d'introduction à une section portant sur «les bénéfices de la sémantique du prototype», ainsi qu'au troisième chapitre Des difficultés de la version standard (pp. 119-145), où il est montré que la sémantique du prototype s'applique moins facilement aux verbes qu'aux substantifs (pp. 128ss) et que son application aux unités sémantiques supérieures au mot n'est pas exempte d'embûches (pp. 130ss). Dans ce chapitre, Kleiber montre aussi qu'«il faut accepter l'idée que la version standard ne peut résoudre le problème de l'appartenance» (c'était un des quatre points de comparaisons mentionnés plus haut). Voilà un pas en arrière sérieux par rapport au modèle cns qui, on l'a vu, donne une réponse univoque à ce problème tout à fait central.

D'après Kleiber (p. ex. p. 117), ces problèmes trouveraient une solution dans la version étendue qui est l'objet du quatrième chapitre : La version étendue de la sémantiquedu prototype (pp. 147-183). Il va sans dire que la sémantique du prototype a continuellement été soumise à des éclaircissements et à des rectifications au fur et à mesure que ses défauts se sont fait sentir. Rosch, la «mère» de la sémantique du prototype, a même été en tête de cette enquête. Or après 1978, «les modifications apportées sont telles que la vertu essentielle de la version standard, à savoir celle de proposer une alternative au modèle classique de ia catégorisation en termes de cns, se trouve perdue et avec elle le côté «révolutionnaire» des propositions roschiennes» (p. 150). Si l'on peut parler d'une nouvelle version de la sémantique du prototype, celle-ci constitue toutefois plus une véritable rupture par rapport à l'ancien modèle qu'un simple prolongement. Elle remplace l'idée de prototypes générateurs de catégories par la notion de ressemblance de famille déjà introduite par Wittgenstein en 1953. Cette nouvelle approche est une conséquence directe de la nature fortement polysémiquedu lexique des langues naturelles. La notion même de prototype sera par là relativisée et on pourra parler d'effets prototypiques qui se manifestent à la surface. La catégorisation prendra son départ dans Vus age basique, pour autant qu'on puisse toujours parler de catégorisation. ¥,n effet, «la notion de ressemblance de famille s'accompagne d'un glissement de la notion de catégorie à celle du sens d'un terme» (p. 174; c'est nous qui soulignons), et la version étendue devient une théorie sémantique lexicale plutôt qu'une théorie de la catégorisation (idem). Dans ces conditions, nous ne voyons pas clairement dans quelle mesure la version étendue présente des solutionsaux problèmes inhérents à la version standard (cf. plus haut). 1-n effet, il nous

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semble qu'elle ne constitue plus une alternative au modèle cns (comme le fait la version standard) : elle en est plutôt un complément, qui d'ailleurs, comme le fait remarquer Kleiber, pourra servir aux lexicographes non seulement à justifier leur «recours presque systématique aux entrées [...] «éclatées»» (p. 183), mais aussi à réintroduire, dans les définitions lexicales, des traits sémantiques non nécessaires (donc non pertinents d'après le modèle cns).

La linguistique cognitive est une nouvelle branche vigoureuse de l'arbre des sciences cognitives et la sémantique du prototype constitue un de ses rejetons les plus puissants. Eouvrage de Georges Kleiber fournit de ce rejeton une présentation et une explication très pédagogique et claire qui, rien que par sa valeur synthétique, apporte de nouvelles connaissances, et qui, de plus, renferme une série d'analyses linguistiques originales servant de support aux critiques. Toutes les pages portent l'empreinte du linguiste qui, tout en étant bon théoricien, ne trahit jamais la langue au bénéfice d'élégantes constructions théoriques.

et

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Aarhus

Références

G. Lakoff (1987): Women, Fire and Dangerous Things. University of Chicago Press.
Chicago, I. L.

R. Dirken (1988):y4 bibliography ofcognitive linguistics, distribuée par LAUD.

M. I. Posner (éd,) (1989): Foundations of Cognitive Science. MIT Press. Cambridge
M. A.

J. R. Tayler (1989): Linguistic Catégorisation : An Essay in Cognitive Linguistics. Oxford
University Press. Oxford.

L. Wittgenstein (1953): Philosophical Investigations. The McMillan Co. New York.