Revue Romane, Bind 27 (1992) 1

Jean-Marie Fritz: Le discours du fou aux XIIe et XIIIe siècles. Etude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie. Thèse pour le Doctorat (Nouveau régime) présentée sous la direction de Monsieur Daniel Poirion, à l'Université de Paris-Sorbonne IV, 1990, 557 p. dactyl., 2 volumes; à paraître en 1992 aux PUF, coll. «Perspectives Littéraires», dirigée par M. Zink.

Emmanuel Filhol

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La publication prochaine de ce beau travail de Jean-Marie 1 Yitz présenté récemment comme thèse de doctorat ne manquera pas de réjouir les médiévistes, et tous ceux, chercheurs et praticiens en sciences humaines, qui s'intéressent au traitement de la folie dans l'histoire des sociétés occidentales. Le discours du fou aux XIIe et XIIIe siècles est un ouvrage qui fourmille d'idées originales, propres à faire avancer la réflexion sur un passionnant domaine de recherche jusqu'ici à peine exploré (il importe de mentionner, pour ces dernières années, deux textes critiques parus en 1989: «Les emblèmes de la folie dans la littérature et dans l'art (XIIe-XIIIe siècles)», de Philippe Ménard, dans Hommage à Jean-Charles Payen, Caen, 1989; «Quattro tipi di follia medievale», de Cesare Segre, dans Miscellanea di studi in onore di Aurelio Roncaglia, Modena, 1989). Lobjet principal de cette étude est de chercher à comprendre le statut que revêt l'expérience de la folie au Moyen Age à travers les discours externes qui la désignent. La figure du fou apparaît fréquemment dans la littérature arthurienne des XIIe et XIIIe siècles: Yvain, Lancelot ou Tristan sombrent tour à tour dans l'errance sylvestre, puis la folie. Pour cerner l'originalité du discours littéraire sur la folie, il convient de le confronter aux discours «techniques»: droit, médecine, et théologie. Pour le droit, le fou est fondamentalement un incapable qu'il s'agit de remplacer et de représenter. Pour la médecine, la folie s'explique d'abord par un excès-pléthore d'humeurs froides (chez le mélancolique) ou chaudes (chez le frénétique-colérique) - et la thérapie sera alors purement somatique: d'âme et de «psych-iatrie», il est encore peu question. Quant au discours théologique, il ne considère la folie que dans son rapport avec la sagesse, exhibant ainsi sa nature essentiellement allégorique, comme en témoignent les paradoxes pauliniens sur la folie de la Croix. La littérature joue et se joue de plusieurs manières de ces trois discours: elle les simplifie, subvertie ou parodie. Mais l'originalité de la littérature est surtout dans l'accession du fou au discours: alors que la médecine ou le droit ne connaissaient guère que le fou en position d'objet, la littérature laisse la parole au fou. et cela, du Tristan des Folies au «dervés» du Jeu de la Feuillée.

lèlles sont les idées directrices autour desquelles s'articule la démonstration de
J.-M. Lritz. On n'entrera pas dans le détail d'un travail aussi dense, très riche et
solidement documenté (près de 1000 références bibliographiques). La présentation

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débute par quelques pages d'ensemble sur «l'état de la question». Ehistoire de la folie dans la société médiévale se résume pour l'essentiel à un texte muet. C'est une histoire pratiquement vierge. Peu de choses ont été écrites sur ce sujet. Labsence d'études consacrées au thème de la folie dans la production intellectuelle du Moyen Age est pour le moins remarquable. Pourquoi ce silence, et en tout premier lieu, le silence des médiévistes sur le fou et la folie aux XIIe et XIIIe siècles? (le seul article qui envisage la question aux XIIe et XIIIe siècles est celui de Philippe Ménard, Les fous dans la société médiévale. Le témoignage de la littérature aux XIIe et XIIIe siècles, in Romania, 98, 1977, p. 433-459). Parce que le fou est figure discrète, ni les images, ni les textes ne lui accordent une place privilégiée; simple silhouette qui orne certaines marges de manuscrits; figure mystérieuse et evanescente: Yvain ne revêt le masque du fou que loin du regard des hommes et de la cour d'Arthur, et la folie n'y est que péripétie, en aucun cas un destin.

J.-M. Fritz souligne que dans les textes médicaux, juridiques ou théologiques, la folie ne constitue pas plus un problème central. En ce sens, M. Foucault, qui définit son entreprise comme une «histoire des problématisations», c'est-à-dire une histoire «de la manière dont les choses font problème», ne pouvait qu'éluder le Moyen Age (seulement quelques allusions, à propos de la lèpre, au chapitre premier «Stultifera navis» de son Histoire de la folie à l'âge classique): la folie n'est pas encore un problème politique, ni épistémologique.

Ce silence résulte cependant tout autant d'une ignorance. Ignorance dans le cas des historiens de la psychiatrie: le discours que la psychiatrie a tenu sur le Moyen Age a été longtemps simpliste et elliptique. On a beaucoup parlé du Moyen Age ténébreux qui place le fou entre les mains des prêtres exorcistes. Il a fallu attendre les travaux récents de D. Jacquart pour que cette vision schématique soit dépassée ou du moins rectifiée (cf. D. Jacquart, La réflexion médiévale et l'apport arabe, in Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, Toulouse, 1983, p. 43-53).

Le rapport du savoir psychiatrique avec le Moyen Age témoigne donc d'un «rien à dire» sur la folie. La folie médiévale n'est rien, ou du moins, ne constitue pas matière à discours pertinent ou intelligent: elle relève de la superstition, de l'obscurantisme et de la bassesse.

Que représente la folie pour le Moyen Age? Une notion à la fois vaste et
complexe. C'est ce qui ressort de l'enquête de J.-M. Fritz.

Le fou n'est pas l'objet d'un savoir particulier, puisqu'un savoir, encore moins une
sagesse, ne saurait, pour l'homme du Moyen Age, exister à partir de ce qui le nie; en
revanche, tous les savoirs croisent la figure du fou au cours de leur discours.

Trois savoirs se sont montrés particulièrement riches: droit, médecine et théologie.

Le droit procède à un ensemble de partitions binaires, selon une série d'interdits,
partition qui intègre le fou dans un groupe plus vaste, celui des incapables.

La médecine obéit à une démarche inverse. Elle partage et fragmente la folie en
une multitude d'entités nosographiques.

A la vision synthétique et générique du droit, analytique et spécifique de la médecine,
la théologie oppose un regard sensiblement différent, regard rempli de méfiance:
la figure très privilégiée est toujours la sagesse.

Face à ces trois «Savoirs-Pouvoirs», les textes littéraires s'organisent autour d'une
perspective bien différente, la littérature ne constituant ni un savoir ni un pouvoir au
sens où le sont le droit, la médecine ou la théologie. La représentation littéraire de la

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folie se déroule dans le cadre du merveilleux. File est plus précisément un discours
sur fond de merveilleux. La folie est alors la suspension merveilleuse et inattendue du
merveilleux, l'inversion radicale des signes.

Cette expérience merveilleuse s'oppose d'abord à une expérience tragique de la folie, telle que la connaîtra la Renaissance ou telle que l'a connue l'Antiquité. Ainsi, par exemple, le meurtre (d'Oreste à Hamlet: geste de déraison) ne surgit-il chez le héros médiéval que comme accident de sa folie, accident le plus souvent heureux.

Pas plus que tragique, l'expérience médiévale de la folie n'est critique. I.e discours
du fou n'est pas un discours satirique, comme il le sera à la Renaissance de Hrant à
Erasme. Il n'est pas remise en cause de la légitimité des valeurs du monde arthurien.

Le Moyen Age oppose une expérience merveilleuse et dramatique: merveilleuse, car il s'y affirme une soustraction de la mort; dramatique, car il y opère l'économie du discours. Le fou ne critique pas, il ne fait que se débattre et s'agiter, il est pure dépense gestuelle, pur agir, drama.

Deux exceptions toutefois, par où la folie accède à la dimension critique ou tragique:
Tristan et le dervé du Jeu de la Feuillée.

Au terme de ce parcours, la conclusion majeure de l'auteur est au total le refus de
la plupart des discours d'envisager un discours de la folie elle-même, un discours où la
folie serait en position de sujet parlant.

La médecine ne préconise ainsi nul échange dialogué entre médecin et patient: il
ne convient pas de répondre au frénétique; le médecin condamne le fou au soliloque.

Le discours du fou juridique n'est que vent et il convient de nommer un tuteur qui
parlera à sa place.

Unsipiens de la Bible et de la Théologie est celui qui tient des propos blasphématoires.

Le discours littéraire est peut-être moins catégorique, mais ce n'est que dans les
marges de la littérature médiévale, dans les Tristan ou au théâtre, avec le Jeu de la
Feuillée, que la folie est fécondité créatrice ou discours critique.

Cette étude remue, comme on voit, une matière abondante. Hile apporte beaucoup sur des points précis et nous fournit un bilan particulièrement éclairant. A n'en pas douter, Le discours du fou aux XIIe et XIIIe siècles est un travail important, que certainement eût aimé lire M. Foucault. Ce sera le mérite de J.-M. I;ritz d'avoir réussi à faire parler la folie médiévale: saluons cet événement.

Université de Bordeaux