Revue Romane, Bind 27 (1992) 1

L'Idéologue et son orphelin. Réflexions sur un texte de Volney

par

Paul Pelckmans

En 1819, l'Histoire de Samuel inventeur du sacre des rois est une œuvre d'actualité anachronique. Ce dernier ouvrage de Volney n'aurait jamais vu le jour si l'article 74 de la Charte n'avait stipulé cinq ans plus tôt que les successeurs de Louis XVIII jureraient «dans la cérémonie de leur Sacre» de respecter les «libertés» que le roi Bourbon revenu de son exil avait octroyées à ses sujets. La caution inquiétait tous ceux, pas si rares, qui avaient accueilli la Restauration comme un ultime espoir des Lumières1. Pour corroborer ces réticences, Volney entreprend de retracer les origines de

la bizarre cérémonie qui, au moyen d'un peu d'huile versée sur la tête d'un
homme, prétend lui imposer des droits indélébiles, indépendants de sa
conduite et de sa capacité, (p. 327)2

Le seul accent d'une telle définition atteste que Voltaire n'est pas loin. UHistoire a peut-être influencé cet autre héritier des Philosophes qui s'appelait Louis XVIII3; elle détonait dans un monde où le Romantisme se remettait à découvrir dans la Bible toutes sortes de symboles prestigieux.

Déphasé dès sa parution, le dernier ouvrage de Volney est aujourd'hui parfaitement oublié. Je voudrais lui demander de quoi amorcer une hypothèse au sujet de ce curieux phantasme des Lumières qu'est le thème de l'universelle imposture des prêtres.

Voltairienne, VHistoire l'est d'abord par son recours au déguisement. Voltaire,tout au long de son œuvre, a multiplié les masques4, s'amusant à faire gloser la Bible par les aumôniers du roi de Prusse, l'abbé Bazin ou le gardien des capucins de Raguse. Volney fait raconter YHistoire de Samuel par le voyageur de commerce américain Josiah Nibler, qui est censé la rédiger au

Side 105

Caire après une randonnée à travers la Palestine; il adresse sa relation «à son
ami Kaleb Listener, négociant à Philadelphie» (p. 327), membre comme
lui-même de «la société des amis dits Free Quakers» (p. 326).

Pareil encadrement est presque une citation. Les Quakers appartiennent depuis les Lettres philosophiques à la 'légende dorée' des Lumières. La couleur locale se limite d'ailleurs aux prénoms bibliques des épistoliers, appariés depuis l'Ancien Testament5; le «traducteur» de VHistoire supprime jusqu'au tutoiement quaker, qui, pour le lecteur français, serait «de mauvais goût» (p. 327). Les arrière-plans marchands des correspondants importent, semble-til, assez peu: il serait hasardeux de mobiliser à ce propos le thème marxien des rapports entre VAufklàrung et le capitalisme puisque, s'agissant d'amener sur les lieux un observateur qui ne fût pas un pèlerin6, on voit mal quel autre intérêt aurait pu motiver le voyage.

Volney, me dira-t-on, aurait pu mettre en scène un savant. Le plaisir du déguisement en aurait pâti: ce masque aurait collé de trop près au visage de l'auteur du Voyage en Egypte et en Syrie. Il était sans doute plus décisif que le type de savoir ici préconisé voudrait passer pour une affaire de bon sens et d'expérience directe plutôt que d'érudition. Pour deviner la vérité sur Samuel, il suffit d'y regarder par soi-même, sans parti pris: Josiah, après un petit voyage et quelques rapides lectures, est «frappé de voir (s)on soupçon se convertir en parfaite évidence» (p. 336)7. Cet appel à une vérité obvie, qu'on constate sans le moindre problème dès qu'on accepte de voir ce qui crève les yeux, prolonge une rhétorique essentielle des Lumières, héritières sur ce point de l'epistemologie cartésienne des idées claires et distinctes.

Les épistémologies modernes, en historiographie et ailleurs, accentuent qu'il n'y a pas de vérité élémentaire: tout constat est toujours construit. Les Philosophes eux aussi, quelque convaincus qu'ils fussent du contraire, faisaient autre chose qu'éliminer une série infinie de préjugés. Le bon Josiah ne se contente pas d'émonder le Premier livre de Samuel de ses naïvetés et de ses mensonges; en fait il n'en finit pas d'y mettre du sien.

Son Histoire de Samuel, il est vrai, ne se réclame pas du seul bon sens. Josiah s'autorise aussi d'une familarité prolongée de l'Orient, qui lui fait une compétence particulière. A l'en croire, un lecteur européen qui ne serait jamais sorti de chez lui serait incapable de comprendre le vrai sens de la Bible. Il y faut une expérience personnelle de l'Orient, où rien ne se passe comme en Europe:

Aujourd'hui, il m'est démontré que nous autres Occidentaux n'entendons rien aux choses d'Asie: les usages, les mœurs, l'état domestique, politique, religieux des peuples de cette contrée, diffèrent tellement des nôtres, que nous ne pouvons nous les représenter sur de simples récits: il faut avoir vu soi-même ies objets... (p. 33 ij

Side 106

Ce contraste revient régulièrement en cours de route. Josiah proteste alors qu'autrefois il ne comprenait pas tel incident, qui lui est, au terme de son voyage, parfaitement clair. La radicalité du contraste montre que la compétence orientaliste telle qu'elle se revendique ici reste inféodée au mythe de la vérité immédiate: l'orientalisme est lui aussi un savoir direct - qu'on acquiert à condition d'y aller voir.

A lire de près, la différence de l'Orient, qui impose de se rendre sur place, est moins absolue qu'elle n'en a l'air. VHistoire ne s'interdit aucunement les maximes générales: dans le détail des analyses, la particularité de l'Orient fait bon ménage avec des énoncés qui prétendent à une valeur universelle, voire avec des analogies carrément européennes. VHistoire réserve tout un chapitre à ces «confréries de prophètes» que le récit biblique du sacre de Saiil mentionne comme une institution familière; on a d'abord l'impression qu'il s'agira d'une de ces réalités sui generis qu'il faut avoir vu sur place:

Autrefois, je ne comprenais point ce que pouvaient être ces prophètes formant un cordon (...). Aujourd'hui que je connais ce pays, le caractère de ses habitants, je vois dans les mœurs actuelles la solution la plus simple du problème. Il faut savoir que dans tous les pays musulmans... (p. 372-73)

La suite ne tarde pas à annuler la différence:

A le bien prendre, la même chose n'a-t-elle pas lieu en Espagne, en Italie?
n'avait-elle pas lieu dans la France, l'Angleterre, l'Allemagne, dans toute la
chrétienté, quand y régnait la ferveur religieuse? (p. 373)

Après quoi Josiah explique comment le succès de ces confréries chez les
Hébreux tient à plusieurs motifs «généraux et particuliers» (p. 375).

Ce va-et-vient entre le local et l'universel s'enracine certes dans une nécessité essentielle de toute historiographie. Un discours qui prétendrait dire une différence absolue se condamnerait à brève échéance au mutisme: il n'aurait ni concepts ni mots pour s'articuler. L'historien pratique forcément sinon une réduction au connu, du moins un élargissement à partir du connu. VHistoire de Samuel, toutefois, ne problématise aucunement cette dialectique du Même et de l'Autre. Les maximes générales et les idiotismes de l'Orient y voisinent sans transition.

Comment comprendre ces dérives trop faciles? Les historiens de l'orientalisme soulignent aujourd'hui8 que le contraste culturel qui est son axiome fondamental n'est jamais symétrique. L'Oriental n'est pas seulement autre, il est encore naturellement inférieur, prédestiné àla sujétion9. Le savant qui l'étudié le regarde d'en haut. Josiah affirme que, pour voyager efficacement, il faut connaître la langue du pays:

Side 107

Le voyageur qui ne peut converser est un sourd et muet qui ne fait que des gestes et de plus un demi-aveugle qui n'aperçoit les objets que sous un faux jour; il a beau avoir un interprète, toute traduction est un tapis vu à revers: la parole seule est un miroir de réflexion, qui met en rapport deux âmes sensibles... (p. 329)

Voilà qui semble préconiser les vertus du dialogue; il s'avère, de suite, très
dirigé:

La plus forte finit par maîtriser l'autre; j'en ai fait d'heureuses épreuves:
muni des connaissances scientifiques que donne l'éducation moderne à nous
autres Occidentaux, j'ai imprimé l'attention et le respect, (p. 330)

L'Histoire, disais-je, glisse souvent comme si de rien n'était du particulier au général; la seule fois qu'elle récuse explicitement une différence, il s'agit comme par hasard d'un décalage ou l'Orient serait supérieur. Lorsqu'il devenait impossible de nier tels écarts souvent séculaires entre les textes bibliques et les événements qu'ils relatent, l'exégèse bien-pensante cherchait volontiers à limiter les dégâts en arguant que, dans ce monde de l'écrit rare qu'était le Proche-Orient, les traditions orales se conservaient avec un soin particulier; Josiah récuse ce privilège:

Je croyais que ces traditions orientales, dont on nous vante l'autorité, avaient quelque chose de régulier et de certain dans leur origine et leur transmission; aujourd'hui il m'est démontré que les habitants de ces contrées, juifs, arabes, chrétiens, musulmans, n'ont pas plus de sûreté dans la mémoire, pas plus de fidélité et de bonne foi dans l'intention que nous autres Occidentaux, que nos sauvages et nos paysans; il m'est démontré que, là comme partout, l'homme ne garde guère de souvenir que de ce qu'il a vu dans sa jeunesse (...); que chez eux, comme chez nous, il n'y a de vrais moyens de garder, de transmettre les faits que par écrit, (p. 331-32)

II serait vain, je crois, de trop citer. L'Histoire respire d'un bout à l'autre un sentiment de supériorité qu'on espère aujourd'hui bien révolu mais qui à l'époque n'en était pas encore à se mettre en question. Il permettait de juxtaposer sans reste des particularités orientales qui le montraient inférieur et des faiblesses plus générales dont l'Orient fournit alors des exemples parfaits.

A la faveur de ses généralisations, Josiah vient d'ailleurs à s'aligner sur quelques autres mépris qui ont désormais mauvaise presse. Les Juifs de l'Ancien Testament se trouvent assimilés à d'autres primitifs: ce quaker de Philadelphie retrouve leurs aberrations

Side 108

chez nos sauvages d'Amérique, comme chez leurs frères les làrtares d'Asie,
et comme chez la plupart des noirs d'Afrique, (p. 415)

Un résumé cavalier du Pentateuque rencontre le servage d'lsraël en Egypte; Josiah comprend de reste que, tolérés d'abord dans la terre de Goshem, ces frontaliers trop prolifiques ont fini par «inquiéter (leurs) protecteurs comme nos nègres trop nombreux nous inquiètent nous-mêmes» (p. 335)10. \JHistoire témoigne de même d'un solide mépris pour les paysanneries11. Le Cantique de la mère de Samuel12, qui est une des perles de l'Ancien Testament, est nécessairement apocryphe:

La femme d'un cultivateur aisé, même riche si l'on veut, mais enfin la femme d'un homme de campagne, une paysanne, peut-elle avoir composé un morceau qui a les formes poétiques? Cela n'est pas probable. Ce cantique a dû être fait par quelque lévite du temps, et même après coup par l'écrivain de cette histoire, (p. 343-44)

II est surtout entendu que les Lumières sont le fait des élites et que les
superstitions survivent en bas:

II était arrivé des scandales, de faux oracles, des divulgations de supercheries sacerdotales, qui avaient éveillé le bon sens de la classe riche ou aisée du peuple. L'aveugle et fanatique croyance était restée, comme il arrive toujours, dans la multitude... (p. 357)

Si l'on fait abstraction des jugements de valeur que reconduit une telle formulation, ce contraste-ci13 devait comporter en 1819 sa très large part de vérité. Il n'en est que plus curieux que la «crédulité rustique» (p. 367) semble elle aussi susceptible de bien des généralisations. Quand Saiil, qui n'est encore à ce moment que le fils d'un riche paysan, part à la recherche de quelques ânesses égarées, il s'avise vire, en rustre qu'il est, d'aller consulter le prophète:

En pareil cas, combien de paysans suisses, bavarois, tyroliens, bretons, vendéens,
iraient chez le devin? (p. 371)

Quelques pages plus tôt, la foi aux prédictions semblait bien plus partagée:

Voyez le tableau que Cicerón en trace dans son curieux livre de la Divination. Voyez comment, sous le nom d'Atticus, il nous dépeint, non le bas peuple seulement, mais les gouvernants, les philosophes entêtés de cette croyance, et la soutenant d'un appareil d'arguments qui ébranlerait encore aujourd'hui bien des gens qui s'en moquent; et comment cette croyance n'eût-elle pas dominé dans les temps passés, lorsque de nos jours, au milieu de nos sciences et des nombreuses classes d'hommes éclairés qui résultent

Side 109

du moderne système social, elle n'est pas éteinte, et se retrouve encore dans les campagnes d'ltalie, de la Suisse, de la France même, où l'on consulte le sorcier; lorsque les villes sont remplies de tireurs de cartes, et qu'au sein même des capitales il n'a cessé d'exister des devins et des devineresses, des voyants mâles et femelles consultés par les bourgeois comme par les artisans, par les riches comme par les pauvres, par les gens d'église même comme par les laïques? (p. 367-68)

J'ai tenu à citer au long cette envolée, où la crédulité gagne de proche en proche ou plutôt du lointain au proche. De la campagne aux villes, puis aux capitales et à leurs élites, le flot monte, si l'on me permet l'image, vers la plate-forme ou le Philosophe aimerait se croire au dessus des préjugés. La première période, consacrée aux Anciens, évoque en plus bref la même expérience obsidionale et la mène à son terme: si les arguments d'Atticus «ébranlerai(en)t encore aujourd'hui bien des gens qui s'en moquent», rien n'assure que Josiah gardera la tête froide. Plus ample, la seconde anaphore bifurque à la dernière seconde: les «gens d'église» y prennent la place du Philosophe au sommet de la pyramide en passe d'être submergée.

Ce remplacement nous ramène à notre problème central. Sur la scène réelle du XIXe siècle, les perspectives hautaines du discours orientaliste fondaient la bonne conscience des empires coloniaux; Volney n'a jamais milité dans ce sens-là14. L'Histoire relate la carrière d'un prêtre imposteur dépourvu de tout scrupule; pareil personnage ne pouvait donner toute sa mesure que dans un Orient arriéré.

La vraie question est de savoir pourquoi les Lumières ont tant aimé dénoncer, sans faire le détail, un «système de fourberie généralement adopté par les ministres des cultes de toute secte» (p. 369). René Pomeau aura été un des rares chercheurs à s'étonner au moins de ce «thème frénétique et absurde»15 de l'universelle imposture des prêtres; il ajoute que, sur ce plan, «Voltaire pourrait donner des tentations à une critique psychanalytique»16, mais renonce finalement à s'aventurer:

Eobsession du prêtre cruel ne fut pas créée par des expériences superficielles: l'association d'images qui veut que toute souffrance ait été infligée par la cruauté sacerdotale n'a pas d'origine discernable dans le passé de Voltaire. On ne peut que constater le caractère morbide d'une telle hantise .17

Les possibles traumatismes de jeunesse de Voltaire - ou de Volney - se dérobent effectivement à toute investigation sérieuse. Comme l'impact de cette «hantise» déborde à l'évidence toute préhistoire analytique personnelle, il reste à essayer de l'élucider à un niveau plus global.

Side 110

Sur ce plan aussi, il n'est pas interdit de noter que l'Orient de Josiah, à la fois radicalement différent et propice à toutes les généralisations, a une curieuse allure d'Autre Scène. On n'est guère hanté, en règle générale, que par ce qui vous concerne intimement: le soupçon s'impose qu'autant qu'un adversaire le prêtre imposteur pourrait être un double inavouable du Philosophe. Auquel cas le passage cité ci-dessus, où les «gens d'église» remplacent les «gens qui s'en moquent» comme victimes dernières de la foi aux prognostications, n'opérerait pas qu'une relève occasionnelle.

L'inventeur du sacre et son historien ne partagent pas, c'est le moins qu'on puisse dire, la même vision du monde; ils ont peut-être en commun certaine façon très particulière d'être au monde. Samuel tel qu'il est dépeint ici n'est pas exactement l'homme d'une caste, le chef ou le protégé d'un parti clérical: Y Histoire le présente comme un ambitieux essentiellement solitaire. Enfant tardif d'une mère réputée longtemps stérile, Samuel est voué à Jahweh avant sa naissance; dès qu'il est sevré, sa mère le confie au grand-prêtre Héli. Josiah en conclut à une jeunesse d'orphelin:

La situation domestique de Samuel dans la maison d'lléli mérite une attention particulière, à raison de l'influence qu'ont dû exercer sur son caractère toutes les circonstances de son éducation: cet enfant est comme orphelin dans une famille étrangère. (...) Naturellement, Samuel n'a dû recevoir que des soins de charité, et il a pu être exposé à des jalousies. Son caractère a dû se concentrer, le porter à se suffire à lui-même, à ne s'épancher, à ne se confier à personne. Il a eu le temps de penser et de méditer, (p. 344)

Josiah radicalise la séparation de l'enfant consacré avec sa famille naturelle, où il trouverait tout «naturellement» à «s'épancher»; l'assimilation de la formation du lévite à des «soins de charité» n'est guère plus évidente. La suite multiplie les coups de pouce, qui préservent le même isolement. Samuel s'avise tout seul que les maladresses des fils d'Heli lui font une chance inouïe; il ne sera pas non plus le candidat d'un parti de mécontents:

Le jeune adepte y a été encouragé par la caducité, par la faiblesse physique et morale du grand-prêtre Héli; peut-être par l'instigation de quelques personnages cachés sous la toile, ayant des intérêts, des passions que nous ne pouvons plus juger; néanmoins le plus probable est que Samuel ne s'est fié à personne, et ce que par la suite nous verrons de sa profonde dissimulation fixe la balance de ce côté. (p. 355-56)

Etait-il vraiment indispensable de «fixer la balance»? Pour préparer ses voies, Samuel s'aménage d'abord quelques prophéties; la première est le fait d'un «homme de Dieu» que la Bible ne nomme pas et qui vient prédire au vieil Héli que ses fils mourront avant luiI*. Josiah soupçonnne d'abord, de

Side 111

façon assez prévisible, que ce prophète a dû agir de concert avec «le successeurannoncé»
(p. 353); il se demande ensuite si Samuel ne se serait pas servi
lui-même:

Eaxiome de droit dit: Celui-là a fait qui a eu intérêt de faire; ici ne serait-ce pas Samuel même? Notez qu'Héli était aveugle, et qu'on a pu lui parler sans qu'il ait reconnu la personne? Il y a ici manœuvre de fourberie: Samuel n'est pas atteint, mais il est prévenu, (p. 353)19

II va sans dire que Samuel a pareillement inventé de toutes pièces la fameuse
apparition nocturne où Jahweh lui annonce sa vocation à lui-même20:

Ce ne peut être que Samuel seul qui est ici acteur, témoin, narrateur; lui seul
a eu intérêt de faire, intérêt de raconter; sans lui, qui eût pu spécifier tous les
menus détails de cette aventure? (p. 355)

C'est oublier que «les menus détails» d'une «aventure» inventée n'ont pas
besoin d'être fort rigoureux; YHistoire, de parti pris, recentre toutes initiatives
autour de Samuel21.

Arrivé au pouvoir, celui-ci reste aux yeux de beaucoup «un homme de bas étage, un intrus» (p. 365), «un usurpateur» (p. 376). L'Histoire lui attribue, on s'en doute, une politique très concertée, aux motivations toujours tortueuses; la description de ses calculs est parfois comme trouée par des formulations qui réduisent ses faits et gestes à une initiative souveraine. Samuel aurait poussé à la guerre contre les Amalécites pour empêtrer le roi Saül dans une aventure dangereuse; à ce calcul odieux, mais consistant, le texte juxtapose la griserie du caprice énorme:

Un petit orphelin parvenu, décréter, pour sa fantaisie, l'extermination d'un
peuple entier jusqu'au dernier être vivant! (p. 403)

Le roi Saül s'émancipant trop, Samuel décide de «troubler toute (la) nation par un changement de prince, par l'intrusion d'un nouvel élu de son choix unique» (p. 403); ce sera le second sacre de YHistoire, celui de David. Samuel y trouve l'occasion de renouveler sa performance la plus personnelle; Volney après tout, s'est fait son biographe parce qu'il le voit comme l'«inventeur du sacre des rois», «l'individu prêtre qui le premier administra de son chef ce nouveau genre de sacrement» (p. 325). Là encore, le travail de recentrement est évident; nous apprenons plus loin, dans le chapitre final consacré à ce «sacrement», qu'lsraël connaissait depuis toujours le sacre des prêtres, que Moïse aurait emprunté aux Egyptiens; Samuel aurait seulement innové en «en fai (sant) passer le respect religieux sur la tête d'un roi» (p. 413). L'«inventeur»n'aura pratiqué qu'une retouche22; chez un peuple régi par des

Side 112

traditions plutôt que par un code écrit, elle avait de fortes chances de passer
inaperçue.

Ces divers coups de pouce, qui isolent l'ambition de Samuel, ne lui font certes pas une biographie de Philosophe. Ils le rapprochent d'un habitus anthropologique qui fut sans doute plus caractéristique des Lumières que de l'ancien Proche-Orient. Aen croire certaines études récentes23, le triomphe des Philosophes serait la surface idéologique d'une mutation plus essentielle, le déclin - on me permettra une formule sommaire - d'un holisme qui aura été te régime majoritaire de l'histoire universelle. Jusque-là, toutes cultures avaient imposé à leurs membres un réseau d'encadrements et d'appartenances immédiates; notre modernité individualiste récuse ces limites, considère les ordres établis et leurs normes comme de pures contingences et proclame le droit à l'initiative indéfinie. Tout annonciateur du monde moderne qu'il fut par ailleurs, René Descartes se faisait encore l'interprète d'une très vieille sagesse en recommandant, parmi les préceptes de sa morale provisoire, de se changer soi-même plutôt que le monde; les Lumières en finissent avec l'autorité de la mos maiorum, le monde comme il va et ses traditions n'y sont plus qu'une douteuse matière première, qu'un esprit éclairé se doit de remanier de fond en comble24.

On conçoit qu'un changement aussi fondamental, qui violentait des réflexes immémoriaux, ne devait pas s'opérer sans troubles. Je voudrais suggérer ici que ce sont précisément ces ambivalences qui nourrissent le phantasme du prêtre-imposteur. Il apporte d'abord certain confort intellectuel. Avec la montée de l'individualisme, les anciennes solidarités communautaires, l'existence même de convictions spontanément partagées deviennent proprement inimaginables; la référence à une tromperie concertée, qui serait le fait d'un «individu prêtre» (p. 325), explique ces consensus comme on aime désormais tout expliquer, à partir d'une initiative efficace. Un siècle et derni plus tard, l'ironie serait trop facile. Aucun anthropologiste ne croit plus à ce contraste universel entre une crédulité très partagée et une lucidité cynique qui serait, un peu partout, le privilège - inexplicable - d'une élite qui aurait une avance psychologique de plusieurs millénaires. Il n'est que juste d'ajouter que les Philosophes eux-mêmes ne se sont jamais contentés pour de bon de ce paradigme. Le chapitre de YHistoire qui ébauche une théorie générale des religions sacrificielles ne mobilise les imposteurs que dans un second temps. Josiah discerne d'abord, de façon en somme plausible, un anthropomorphisme sommaire de sauvages chasseurs, qui imaginent fléchir leurs dieux en leur abandonnant une part de leur gibier; c'est ensuite seulement que quelques membres de la tribu s'avisent de profiter de ces offrandes:

Side 113

Parce qu'en tout temps, en toute société, il naît ou il se forme des individus plus subtils, plus madrés que la multitude, il se sera de bonne heure trouvé quelque vieux sauvage qui, ne partageant point cette croyance ou s'en étant désabusé, aura conçu l'idée de la tourner à son profit, et aura supposé avoir des moyens secrets, des recettes particulières pour calmer la colère des dieux, des génies ou esprits, et pour se les rendre propices. L'ignorance vulgaire, toujours crédule, surtout lorsqu'elle est mue de crainte ou de désir, se sera adressée à ce mortel favorisé, et voilà un médiateur constitué entre l'homme et la divinité; voilà un voyant, un jongleur, un prêtre comme en ont tous les Tartares, comme en ont la plupart de nos sauvages et des peuples nègres. Ces jongleurs auront trouvé commode de vivre ainsi aux dépens d'autrui... (p. 348-49)

L'imposture, dans ce scénario, exploite des prédispositions qui aboutissaient auparavant à des sacrifices spontanés. D'un point de vue purement intellectuel, son seul rôle est d'amener le passage des rites improvisés à des liturgies plus régulières. Ce modeste apport ne saurait bien sûr suffire à expliquer la vogue du thème25; on conviendra que le Samuel de YHistoire a une tout autre envergure.

Reste donc à préciser l'attrait irrationnel d'un tel personnage. Avant de m'y aventurer je voudrais épingler encore quelques passages qui attestent combien VHistoire s'inscrit décidément sur le versant individualiste de la mutation anthropologique que nous venons d'indiquer. Josiah ouvre sa biographie sur un tableau global des «dispositions morales et politiques des Hébreux au temps de Samuel» (p. 337); ce panorama prend, quand on le relit aujourd'hui, une curieuse résonance allégorique. Israël, à en croire ce résumé, avait formé une nation unie tant que Moïse le conduisait à travers le désert: le peuple nomade n'avait que des intérêts communs. Cette belle unité n'aurait pas survécu à l'installation en Palestine, où personne ne se serait plus intéressé qu'à son propre lopin de terre:

Chacun eut des occupations qu'il ne put aisément quitter. La masse nationale était divisée en douze tribus distinctes; chaque tribu devint un petit peuple aspirant à l'égalité, presque à l'indépendance; dans chaque tribu, toute famille puissante par le nombre de ses membres eut encore de cet esprit égoïste qui tend à s'isoler: le gouvernement ne dut plus être que fédératif. (...) Eon voit de suite naître une véritable anarchie, comme dans notre Amérique à la dissolution de notre armée sous Washington, (p. 338-39)

Le passage de l'errance à la vie à sédentaire du paysan aurait abouti à une
«véritable anarchie». La surprenante analogie américaine donne à penser
que pareil effet, dont on ne peut guère dire qu'il reconduit une constante de

Side 114

l'histoire, a surtout paru plausible parce que Josiah se trouvait être le contemporain d'un effritement plus fondamental des appartenances. Le mal, en Israël, serait le fait de «cet esprit égoïste qui tend à s'isoler»26; Josiah en est pour sa part assez solidaire pour trouver naturel que le salut venait à son tour de l'initiative de quelques «individus courageux» (p. 340), qui, après quelques premiers succès militaires, «s'investirent eux-mêmes ou furent investis,sous le nom de suffètes (juges), d(u) pouvoir suprême» (p. 340). Le Livre des Juges ne donne aucun exemple d'un tel auto-investissement; Volney a peut-être pensé au sacre de Napoléon...

L'héroïsme est du côté des individus.27 Le chapitre sur les confréries de prophètes montre, à l'inverse, que l'analyse d'une proximité interhumaine glisse facilement, dans YHistoire, vers un registre pathologique. Le sujet, dans une certaine mesure, imposait cette dérive. Reste que le goût même du coude-à-coude apparaît ici comme une sorte de bizarrerie:

Khomme organisé comme il l'est ne peut vivre ni solitaire, ni silencieux, ni immobile. Ses nerfs ont le besoin, la nécessité d'agir (...). D'autre part, la nature a voulu, par un mécanisme singulier, que deux êtres humains ne pussent être en présence l'un de l'autre sans que leur système nerveux ne se mût réciproquement. De ces bases physiques, il a résulté que, dans l'état social, les hommes ont eu le besoin constant de se communiquer leurs idées, leurs sensations, leurs passions... (p. 373-74)

N'était ce «mécanisme singulier», les hommes pourraient se côtoyer à froid; on n'a pas l'impression que, dans l'esprit de l'auteur, ils y perdraient beaucoup. La suite du chapitre assigne aux confréries des objectifs plus concrets: leurs membres y trouveraient certaine protection, une «assurance contre les violences et les brutalités» (p. 376) de l'époque; le plaisir d'être ensemble ne faisait donc pas une incitation suffisante. Le besoin d'«assurance» ne suffit pourtant pas à expliquer les transes partagées. Josiah finit donc par se référer aux théories à la mode sur le «magnétisme animai» (p. 377); il les paraphrase en des termes qui suggèrent - on veut croire que Volney ne se rendait pas tout à fait compte de l'énormité du propos - que tout rassemblement est en tant que tel pathogène:

Veuillez remarquer ce qui se passe toutes les fois que les hommes s'assemblent dans l'intention et l'exercice d'un sentiment commun. Leurs regards, leurs cris, leurs gestes les électrisent à chaque instant davantage; et pour peu que la parole vienne y joindre des tableaux, les têtes s'exhalent au point de ne plus se posséder. Voyez ce qui arrive au théâtre tragique, ou dans le meilleur drame; (...) voyez encore ce qui arrive dans nos temples aux jours de prédication de nos zélés puritains et méthodistes. (...) Hnfin, consultez les médecins... (p. 377-78)

Side 115

Dans la conclusion de son Histoire, Josiah s'étonne de l'autorité persistante
des récits bibliques, où lui n'a découvert pour sa part qu'un ramassis
d'absurdités et de mensonges. Il y voit un phénomène d'inertie:

Le monde qui à chaque génération redevient enfant est toujours gouverné
par la routine et par les vieilles habitudes, (p. 418)

Josiah attribue un instant l'emprise de la «routine» au travail conjoint de l'imposture qu'on devine et d'«un besoin de croire qui semble un des attributs de la nature humaine» (p. 418). Une réflexion élaborée sur ce second motif aurait pu mener loin; le texte l'efface de suite devant un contraste plus conventionnel entre la crédulité infantile et les assentiments plus prudents de l'âge adulte. Il retrouve ainsi ce dogme des Lumières qui veut que l'erreur vienne toujours des héritages et que la recherche personnelle débouche infailliblement sur la vérité. Josiah en est si convaincu qu'il y découvre triomphalement

la solution d'un problème qui souvent étonne dans la société, et qui consiste à trouver en des personnes d'ailleurs bien organisées un jugement sain et droit sur toutes les choses qu'elles ont apprises par elles-mêmes, mais constamment faux sur ce qu'elles ont appris par l'éducation du bas âge. Dans le premier cas, leur âme ou principe intellectuel a opéré par lui-même, il a été conséquent en sensation et en jugement; dans le second cas, il n'a été qu'une machine à répétition... (p. 419)

Comme quoi Josiah oublie que le jugement le plus personnel est lui aussi
sujet à se tromper: de penser «par lui-même» n' ajamáis garanti à personne
qu'il serait aussi «conséquent»...

J'ai tenu à montrer avec quelque détail que YHistoire témoigne d'un bout à l'autre d'une belle confiance individualiste. Ce constat, qui n'a à cette date rien de surprenant, situe les coordonnées de notre phantasme. Le prêtre imposteur, nous l'avons assez vu, est lui aussi une individualité puissante; à ce titre, Josiah ne réussit pas toujours à refuser à son protagoniste une part d'admiration involontaire. La carrière de Samuel commence par quelques prodiges qui l'imposent à l'attention du public; son véritable avènement date pourtant, comme ceux des «individus courageux» qui devinrent Juges, d'une victoire éclatante sur les Philistins. Du pouvoir si noblement conquis, il saura pendant longtemps se montrer digne:

On ne peut disconvenir que Samuel n'ait gouverné avec prudence et talent,
puisque tout le temps de son administration fut paisible au dedans et au
dehors, (p. 363-64)

Side 116

Vingt ans plus tard, le peuple lui demande de nommer un roi: les fils de Samuel, comme autrefois ceux du vieil Héli, se sont trouvés assez maladroits pour «scandaliser le peuple par leurs vexations, leurs débauches, leurs impiétés» (p. 364). Le contraste entre les self made man, orphelins de droit puisque fils de leurs œuvres, et leurs descendants dégénérés est le paradigme fondamental de l'Histoire, le «mécanisme général de l'espèce humaine» (p. 366); Samuel y est du beau côté:

Les pères arrivent au pouvoir par beaucoup de peines et de soins; les enfants,
nés dans l'abondance, se livrent aux écarts et aux habitudes vicieuses
qu'engendre la prospérité, (p. 366)

Ces connivences, qui devaient rester ponctuelles, achèvent d'indiquer qu'en dénonçant l'imposture, les Lumières s'en prenaient à des ennemis proches. Comment comprendre alors la vogue du thème? Les Philosophes, je crois, ont cultivé ce mythe parce qu'il projetait sur le camp adverse, où ils étaient dispensés de s'y reconnaître, une dimension fort inquiétante de l'individualisme moderne. L'individualisme, c'est d'abord une liberté inédite, un élargissement vertigineux des possibles qu'aucune tradition n'est plus admise à circonscrire; cette promesse radieuse ne laissait pas d'avoir ses envers. Où l'individu ne relève que de ses propres options, il n'y a plus moyen de rien lui interdire: le volontarisme absolu étant par définition amoral, rien ne l'empêche intrinsèquement de choisir le mal absolu. A supposer que les prêtres, ces hérauts des intégrations traditionnelles, avaient systématiqement pratiqué ce choix, on exorcisait pour soi-même cette éventualité infâme.

Admis indéfiniment à donner sa mesure, l'individu est capable de tout; nous savons, deux siècles plus tard, qu'il y avait de quoi s'effrayer. A l'époque des Lumières, voire sous la Restauration, on pouvait au mieux pressentir28 ces risques: la liberté moderne, qui est de toute façon une aventure grandiose, paraissait plus rayonnante encore parce qu'elle restait à conquérir29. Ces vagues appréhensions auront pourtant, si mon hypothèse est exacte, suscité un fantôme. L'imposture des prêtres aidait le nouvel esprit d'initiative à oublier un peu plus son propre immoralisme.

Paul Pelckmans

UFSIA/Antwerpen



Notes

1. Sur l'attitude des Idéologues devant la Restauration, cf. Georges Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les idéologues, Paris, Payot, 1978, p. 327-30. A compléter pour Volney par Jean Gaulmier, L'ldéologue Volney. 1757-1820, Contribution à l'histoire de l'Orientalisme en France (1951), Genève, Slatkine, 1980, p. 529-37.

Side 117


1. Sur l'attitude des Idéologues devant la Restauration, cf. Georges Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les idéologues, Paris, Payot, 1978, p. 327-30. A compléter pour Volney par Jean Gaulmier, L'ldéologue Volney. 1757-1820, Contribution à l'histoire de l'Orientalisme en France (1951), Genève, Slatkine, 1980, p. 529-37.

2. Références au texte fourni dans Volney, Les ruines suivies de La loi naturelle et de l'Histoire de Samuel, Paris, Garnier, 1876, p. 323-427.

3. Suggestion de Jean Gaulmier, op. cit., p. 555. On sait que Louis XVIII a évité pour lui-même le cérémonial de Reims; pour une vue globale des débats de la Restauration autour de l'art. 74, cf. Jacques Le Goff, Reims, ville du sacre, in P. Nora (éd.), Les lieux de mémoire, t. 2, Paris, Gallimard, 1986, pp. 166-73.

4. Sur ce goût des masques, cf. René Pomeau, Voltaire par lui-même, Paris, Seuil, 1955, p. 15-22.

5. Cf. Nombres XIV:3B. On aura noté la facilité insolente du second nom de famille (Listener = auditeur), qui accentue l'aspect ludique du déguisement.

6. Notons au passage que VHistoire de Samuel est aussi une réponse - un peu tardive - à {'Itinéraire de Paris à Jérusalem; cf. à ce sujet Jean Gaulmier, Chateaubriand et Volney in id., Autour du Romantisme. De Volney à J. R Sartre, Paris, Ophrys, 1977, p. 89-93.

7. Même note dans la conclusion, où Josiah s'adresse à son lecteur: «Je voudrais qu'après avoir lu mon commentaire, vous relussiez le texte qui me l'a fourni; vous sentiriez mieux combien est transparent le voile de prodiges et de merveilles qui l'enveloppe; vous vous convaincriez que ce merveilleux n'a existé que dans le cerveau visionnaire d'un peuple ignorant; et vous vous étonneriez avec moi de l'entêtement aveugle qui prétend soutenir encore aujourd'hui de si sauvages erreurs.» (p. 418)

8. Je pense surtout à Edward Sai'd, L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980.

9. Ernest Renan lui-même, si enthousiaste pourtant des hautes destinées du peuple juif- et si épris des formulations suaves -, ne découvre en Asie que des «najions nées pour la servitude» {Les Apôtres, Paris, Calmann-Lévy, 1866, p. 301).

10. Plus loin, Josiah fait mine, au sujet d'une vision admise sans critique (cf. / Sam XV:10- de préférer les noirs et les Indiens aux Juifs: «Encore une apparition, un colloque, un repentir de Dieu! Pensez-vous que nos nègres et nos sauvages pussent entendre de tels contes sans rire? Les Juifs digèrent tout; ils ne demandent à Samuel aucune preuve...» (p. 399)

11. Ce mépris leur attribue au moins une fois une infériorité absolument invraisemblable. Parmi les «impostures» de Samuel, il y aurait aussi quelques signes d'En- Haut sollicités au bon moment: «plus habile en toutes choses morales et physiques que son peuple de paysans superstitieux» (p. 391), le faux Prophète aurait un jour attribué à la colère de Dieu un orage dont il savait - et était seul à savoir - qu'il devait éclater d'une minute à l'autre. Aucune paysannerie au monde n'a jamais ignoré ces choses-là: Volney leur attribue une ignorance de citadins.

12. Cf./Sam 11:1-

13. Il revient, avec la même évidence, au sujet des «enfants de Belial» (7 Sam X:27) qui s'opposent au sacre de Saiil: «On sent alors que ces mécontents furent des gens de la classe distinguée par la naissance et la richesse, lesquels ne sont, dans le texte, qualifiés de méchants que parce que le rédacteur est un croyant, un dévot qui abonde dans le sens du prêtre son héros, et de la supersitieuse majorité de la nation» (p. 382-83). Quelques lignes plus haut, Josiah motive d'abord cette opposition contre Saiil par «la médiocrité de ses talents déjà connus de ses voisins» (p. 382). Les riches seraient-ils seuls à avoir de bons yeux?

Side 118


13. Il revient, avec la même évidence, au sujet des «enfants de Belial» (7 Sam X:27) qui s'opposent au sacre de Saiil: «On sent alors que ces mécontents furent des gens de la classe distinguée par la naissance et la richesse, lesquels ne sont, dans le texte, qualifiés de méchants que parce que le rédacteur est un croyant, un dévot qui abonde dans le sens du prêtre son héros, et de la supersitieuse majorité de la nation» (p. 382-83). Quelques lignes plus haut, Josiah motive d'abord cette opposition contre Saiil par «la médiocrité de ses talents déjà connus de ses voisins» (p. 382). Les riches seraient-ils seuls à avoir de bons yeux?

14. Sur ce point, on ne peut que donner tort à Edward Saïd, qui affirme que Volney «voyait dans le Proche-Orient l'endroit où réaliser les ambitions coloniales de la France» (op. cit., p. 99-100). C'est faire bon marché de ses Considérations sur la guerre des Turks (1807), qui déconseillait fermement toute tentative dans ce sens. Son analyse est d'autant plus remarquable qu'elle n'aboutit pas seulement à une condamnation morale: Volney démontre en outre (cf. notamment Volney, Œuvres complètes, Paris, Didot, 1876, p. 771-74) qu'à la longue la colonisation n'est guère rentable pour les peuples conquérants eux-mêmes.

15. René Pomeau, op. cit., p. 39

16. \ù.,ibid.

17. Id., La religion de Voltaire, nouvelle édition revue et mise à jour, Paris, Ni/et, 1974, p. 110.

18. Cf./Sam 11:27-

19. Volney se souvient peut-être, pour ce soupçon incongru, de la scène ou Jacob vole à son frère Hsau la bénédiction d'lsaac, dépeint lui aussi comme un vieillard aveugle; cf. Genèse, XXVII: 1-40.

20. Cf. ISam 111:1-

21. Dans la même perspective, il est significatif que Volney, ailleurs si enclin à considérer l'Ancien Testament comme un tissu de textes douteux et d'attributions et de dates fantaisistes, admet sur la seule foi d'un vers des Paralipomènes (Par XIX:29, allégué pages 355 et 397), que les Livres de Samuel remonteraient pour l'essentiel à «deux ou trois mémoires d'auteurs contemporains» (p. 406), dont le principal serait dû à Samuel en personne.

22. Remontant au-delà des Egyptiens, Josiah découvre l'origine première du sacre «dans les mœurs des nations encore demi-sauvages, commençant d'entrer en société régulière» (p. 414) et désireux de marquer leurs premiers dignitaires par un signe indélébile. Le Philosophe est enchanté de découvrir que le sacre, que ses contemporains trouvent si sublime, n'est d'abord «tout simplement que le tatouage» (p. 415). Dans l'enthousiasme d'une si belle trouvaille, il affirme que les sauvages voulaient ainsi «imprimer à un ou plusieurs d'entre eux un signe particulier de commandement, de fonctions quelconques» (p. 414); l'adjectif indéfini annule la seule originalité objective de Samuel...

23. Cf. notamment Louis Dumont, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983. A compléter par l'article du même auteur, Lindividu et les cultures, in Communications, 4, 1986, p. 129-40.

24. D'où, entre autres, le scepticisme de Volney sur l'utilité de l'histoire, qui l'amène même à se demander «si l'histoire n'a pas été plus nuisible qu'utile, n'a pas causé plus de mal que de bien, soit aux nations soit aux particuliers, par les idées fausses, par les notions erronées par les préjugés de toute espèce qu'elle a transmis et comme consacrés». (Volney, La loi naturelle. Leçons d'histoire, éd. Jean Gaulmier, Paris, Garnier, 1980, p. 106) la sixième et dernière «leçon» attribue ainsi une notable part des maux de la Révolution à la dévotion de ses acteurs aux modèles antiques (cf. ib., p. 140-44). Les Leçons furent professés au printemps de l'an 111, en pleine réaction thermidorienne; vingt ans plus tard, YHistoire de Samuel cherche de nouveau à ruiner l'autorité d'un précédent biblique.

Side 119


24. D'où, entre autres, le scepticisme de Volney sur l'utilité de l'histoire, qui l'amène même à se demander «si l'histoire n'a pas été plus nuisible qu'utile, n'a pas causé plus de mal que de bien, soit aux nations soit aux particuliers, par les idées fausses, par les notions erronées par les préjugés de toute espèce qu'elle a transmis et comme consacrés». (Volney, La loi naturelle. Leçons d'histoire, éd. Jean Gaulmier, Paris, Garnier, 1980, p. 106) la sixième et dernière «leçon» attribue ainsi une notable part des maux de la Révolution à la dévotion de ses acteurs aux modèles antiques (cf. ib., p. 140-44). Les Leçons furent professés au printemps de l'an 111, en pleine réaction thermidorienne; vingt ans plus tard, YHistoire de Samuel cherche de nouveau à ruiner l'autorité d'un précédent biblique.

25. A prendre les choses à la rigueur, cet aménagement n'impose même pas de postuler de vieux sauvages désabusés. Toute société tant soit peu complexe tend à spécialiser plus ou moins ses diverses fonctions et à introduire partout certaines régularités. Les instincts religieux des chasseurs, même à supposer que tout le monde aurait continué à les partager sans réserve, auraient infailliblement fini par susciter des prêtres sincères et des formes d'expression codifiées. Il est vrai que c'est précisément la génération spontanée de régulations communes qui devient, au regard de l'individualisme, difficile a imaginer.

26. On aura noté le passage au présent éternel: le démonstratif renvoie à un mobile qui paraît en 1819 évident et que les nécessités de la vie nomade auraient, du temps de Moïse, réprimé. Une tournure comme «on voit de suite» montre de même que Volney a le sentiment de retrouver un enchaînement familier.

27. Il en va de même de la simple efficacité. Quand «une députation des Anciens d'lsraël» (p. 365) demande à Samuel de leur nommer un roi, Josiah comprend qu'ils «préférèrent le despotisme militaire consacré dans la personne d'un seul homme» (p. 384) au «régime théocratique» (ibid.), c'est-à-dire au gouvernement des prêtres: le premier est seul à pouvoir assurer une police et une protection extérieure efficaces. Eargument est d'autant plus significatif qu'il est plus ou moins en porte-à-faux. Volney argumente en effet que les familles de prêtres dégénéraient nécessairement au sein du luxe de leur classe: On sent que les grands prêtres appelés par la simple naissance et le droit héréditaire au pouvoir suprême, n'y apportaient pas également la capacité requise. On sent qu'eux et la caste sacerdotale, nourris au frais de la nation, dans une oisive abondance, vivaient presque nécessairement dans une mollesse et un relâchement des mœurs qui devaient diminuer leurs facultés morales... (p. 340-41) En fait, les Anciens qui réclament un roi demandent moins une personnalité brillante qu'une continuité: les rois ne se distinguent des Juges que parce qu'ils s'ordonnent dans une dynastie. On voit mal quelle grâce d'état préserverait les lignages royaux du «relâchement».

28. Un inventaire de ces «pressentiments» pourrait partir, par exemple, de la page célèbre des Lettres persanes (1. LXXXIII) où Usbek. cherche à sauver la valeur d'absolu de la Justice; il conclut: «Voilà, Rhedi, ce quimaim'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi-même.» (Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1949, t. 1, p. 256; je souligne).

29. Sur un plan moins conjoncturel, le rapport entre les deux grandes Critiques de Kant traduit la même sécurité dans l'idéal. On sait comment les postulats de la raison pratique, qui sont ses cautions ultimes, engagent un ordre de réalité qui échapperait sans recours à l'emprise de la raison pure: pour être des intuitions qui s'imposent, l'existence de Dieu, la liberté humaine et l'immortalité de l'âme n'en seraient pas moins condamnés à rester irrémédiablement hypothétiques. N'empêche que, pour Kant, l'impératif catégorique revêt la même l'évidence radieuse aue le ciel étoile...

Side 120

Résumé

L' Histoire de Samuel (1819), de Volney, propose un portrait en pied de ce personnage majeur de la mythologie éclairée qu'est le prêtre imposteur. L'anthropologie moderne ne croit plus guère que l'établissement et le succès des religions traditionnelles seraient dus à la ruse efficace de quelques individus particulièrement cauteleux; l'idée s'impose dès lors que la vogue d'un thème aussi invraisemblale dans le discours des Lumières caractérise d'abord ce discours lui-même. Le prêtre imposteur, de ce point de vue, pourrait être un double inavoué du Philosophe. Il incarnerait notamment cet immoralisme absolu qui est un risque inséparable de l'individualisme moderne et que les Philosophes, qui se faisaient les thuriféraires de la libération individualiste, auraient exorcisé en le projetant sur le camp adverse. UHistoire de Volney corrobore cette hypothèse: le Samuel qu'elle met en scène diffère surtout de celui de la Bible par une propension d'accent très moderne à ne compter que sur lui-même.