Revue Romane, Bind 27 (1992) 1

La réception de Condillac dans les périodiques français du XVIIIe siècle

par

Jørn Schøsler

Depuis l'ouvrage capital d'lsabelle F. Knight - The Geometrie Spirit (1968) - de nombreux travaux ont été consacrés à Condillac, dont notamment la théorie des signes n'a cessé d'intéresser les sémiologues (cf. en particulier l'apport de Jacques Derrida). Mais le regain d'intérêt pour les questions de métaphysique traditionnelle dans le contexte de la recherche d'une nouvelle spiritualité - comme celles de la nature de l'âme et de l'existence de Dieu - appelle une autre approche de Condillac, plus historique, pour déterminer sa place dans la lutte philosophique du XVIIIe siècle. La question du matérialisme ou du spiritualisme de Condillac, qu'avait laissée de côté I. F. Knight, retrouve toute sa pertinence et peut aujourd'hui faire l'objet d'un examen impartial qui ne prolonge pas, comme les études du XIXe siècle, la polémique du XVIIIe. Dans cette perspective, la presse périodique de l'époque constitue une source de première importance, car elle montre comment a été perçue la métaphysique de Condillac par les contemporains d'orientations diverses et permet de juger sous quelle forme les idées du philosophe ont été diffusées chez le public cultivé.

I.1.

Le premier livre de Condillac, VEssai sur l'origine des connaissances humaines(Amsterdam, 1746), marque un point culminant dans la diffusion des idées de Locke en France. Presque toutes les œuvres sensualistes ultérieures en seront plus ou moins tributaires. C'est d'abord le Mercure de France qui lui accorde un accueil favorable en présentant à ses lecteurs un livre de métaphysiqued'une rare solidité. La métaphysique, dit le journaliste, est à la mode, mais cultivée par des esprits superficiels qui n'apprécieront que l'élégancedu siyle de Fauteur. Mais les esprits plus solides sauront y reconnaître

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«la sagacité de l'Auteur dans ses spéculations, la justesse de ses raisonnements,la méthode avec laquelle il dispose ses matières, enfin la clarté et l'élégance de son discours» (p. 82). Le journaliste signale brièvement l'objet du livre en paraphrasant l'introduction de Condillac: il s'agit pour Condillac de suppléer à Y Essai sur l'Entendement de Locke en approfondissant la théoriede l'origine des idées. Car, répète le journaliste, d'après Condillac, si Locke avait vu l'importance du langage pour cette question, il aurait mieux expliqué le mécanisme de l'entendement humain en traitant du langage dans le Livre II de Y Essai et non dans le Livre 111, mais il s'en aperçut trop tard et «n'eut pas le courage de recommencer» (ibid). C'est donc pour combler cette lacune que Condillac propose son Essai comme «un utile supplément au Traité de l'entendement humain...» (ibid). Le journaliste termine sa courte présentation de l'idée de Y Essai en s'excusant de ne pas donner un vrai «extrait», qui, dit-il, serait ou trop long ou trop injuste envers Y Essai «que l'on regarde unanimement comme un fort bon Livre, qui fait beaucoup d'honneur à son Auteur» (p. 82-83).

I.2.

Le Journal de Verdun consacre, lui, un article assez long et élogieux à Y Essai de Condillac (p. 163-177). Des lecteurs frivoles, dit le journaliste, trouveront peut-être son extrait un peu long, mais les esprits plus solides «verront sans doute avec autant de plaisir un jeune Philosophe de 30 ans élever ses idées jusqu'à rechercher la manière dont l'âme opère par son union avec le corps qu'ils ont de plaisir à voir dans la structure merveilleuse de ce corps même l'Anatomie faire tous les jours de nouvelles découvertes» (p. 163-164). Le journaliste explique ensuite que l'originalité de Condillac, c'est d'avoir trouvé chez Locke un principe qui lui permet de développer tout l'entendement humain et de montrer l'origine des connaissances dans l'expérience, à savoir celui de l'association des idées, qui chez Locke, servait à expliquer le phénomène de la folie. C'est donc vrai que Condillac adopte le sensualisme de Locke mais seulement comme un point de départ pour ses propres réflexions: «M. Condillac donne ensuite l'histoire du fameux principe Que toutes nos connaissances viennent des sens, il regarde Locke, dont il fait un cas singulier, comme le premier qui l'ait démontré: il se propose de le mettre dans un nouveau jour. On jugera par l'exposition de son ouvrage de la manière dont il a fait usage des idées du Philosophe Anglois & de celles qu'il a cru y devoir ajouter» (p. 165).

Le journaliste prend soin de bien écarter le matérialisme sous-jacent dans cette théorie de la connaissance, par les propres précautions de Condillac: les idées viennent des sens, il est vrai, mais seulement comme causes occasionnelles;le péché originel a mis l'homme sous la dépendance des sens, mais avant la chute, l'homme avait des idées innées. Une fois assurée la

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distinction de l'âme et du corps par le biais de Poccasionnalisme, Condillac va plus loin que Locke, lui reprochant d'avoir pris les facultés de l'âme pour quelque chose d'inné alors qu'il aurait dû montrer leur origine dans la sensation.

I.3.

Le Journal des Savans du même mois de mai 1747 abonde aussi en éloges devant VEssai de Condillac. Le journaliste expose par le menu la lere Partie de l'ouvrage, qui traite de la «génération des opérations de l'Ame», en soulignant l'importance des signes. Le principe fondamental est celui de l'association des idées qui établit des liens entre les idées et entre les idées et les signes. Condillac dit-il, a trouvé ce principe dans VEssai de Locke où il sert à expliquer le phénomène de la folie. Cependant le Journal des Savans n'oublie pas l'intérêt de la religion: il rapporte fidèlement l'argumentation de Condillac contre la fameuse 'hypothèse de la matière pensante' que Locke avait énoncée incidemment dans le 4eme Livre de Y Essai sur l'Ententement humain. Selon cette Hypothèse, nos idées ne nous interdisent pas de supposer que Dieu ait pu donner à la matière la faculté de penser, (cf. mon livre, mes articles et le livre récent de John W. Yolton, voir «Bibliographie».). Sur ce point important pour la religion, Condillac ne suit pas son maître, nous dit le journaliste, car selon lui, la matière ne peut pas penser vu qu'elle est une collection de particules de matière. Si la pensée était dans la matière il y aurait une multitude de particules pensantes sans aucun rapport entre elles! Les mots de «corps» et d'«âme» ne sont que des termes abstraits qui offusquent le fait que le «corps» n'est qu'un «assemblage» ou une «collection» de parties matérielles. La pensée par contre est une et indivisible et ne se laisse pas répartir sur toutes ces substances matérielles qui composent le «corps». Si chaque petite substance matérielle a sa propre perception individuelle, comment donc expliquer l'unité de la conscience? Il faut un «point de réunion» de toutes ces perceptions, «une substance qui soit en même temps un sujet simple & indivisible de ces trois perceptions, distincte par conséquent du Corps; une Ame, en un mot» (p. 260).

Le journaliste prend soin de rapporter fidèlement les précautions prises par Condillac devant le matérialisme impliqué dans le sensualisme de Locke qu'il fait sien: dans cette vie, le corps est cause occasionnelle de nos idées, mais avant le péché originel l'homme avait des idées indépendamment des sens. Toutes nos idées viennent des sens, il est vrai, mais comme cause occasionnelle.

On trouve aussi dans l'article du Journal des Savans une remarque sur le
fameux problème de Molyneux: Locke avait soulevé le problème de savoir si
un aveugle-né qui recouvre la vue voit tout de suite les objets distinctement.

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II avait répondu par la négative mais Condillac répond positivement et le
Journal des Savans lui donne raison.

Le journaliste termine son article en mettant l'accent sur l'originalité de Y Essai de Condillac: celui-ci est «bien écrit, très-méthodique, & rempli de vues d'autant plus nouvelles que l'Auteur a prétendu les fonder sur l'expérience de ce qui se passe au-dedans de nous-mêmes...» (p. 266).

I.4.

Dans les Mémoires de Trévoux du mois de mai 1747 (p. 800-808) les jésuites consacrent un long article à Y Essai de Condillac qui commence par un jugementgénéral très positif: «Voilà un ouvrage de Métaphisique & de Métaphisiquela plus sublime» (p. 800). Ensuite le journaliste met immédiatement l'accent sur le problème essentiel du traité, à savoir celui de 'l'origine des idées', problème déjà au cœur de la philosophie de Descartes, de Malebranche,de Leibniz et de Locke. Condillac, explique-t-il, se met du côté de Locke pour défendre la thèse de l'âme 'table rase' contre les idées innées de Descartes, contre les monades de Leibniz, et contre la 'vision en Dieu' de Malebranche, mais non sans corriger et sans contredire en même temps le philosophe anglais: 1) Condillac rend plus clair Y Essai de Locke en supprimantles répétitions et les longueurs inutiles; 2) II corrige Locke en expliquantce que Locke a négligé: la génération des opérations de l'esprit. Ceci n'est pas sans plaire beaucoup au journaliste: «...& il faut convenir qu'il dit des choses bien pensées & quelquefois neuves sur la perception, l'attention, l'imagination, la mémoire, la réflexion, & sur l'usage des signes par la perfectionde ces facultés» (p. 802). Enfin 3) Condillac contredit Locke par sa réfutation de la 'matière pensante'. Bien qu'il ne s'agisse que d'un bref passagedans Y Essai de Condillac (comme dans celui de Locke), le journaliste s'attarde particulièrement sur ce point: Condillac, dit-il, prouve que la penséene peut pas être une propriété de la matière: «11 suffit, ajoute-t-il, de remarquer que le sujet de la pensée doit être un: or un amas de matière n'est pas un: c'est une multitude» (p. 802-3). Condillac s'appuie sur sa preuve de la distinction réelle de l'âme et du corps, mais ceci n'est pas assez pour le journaliste qui ajoute ses propres arguments contre l'hypothèse de la matièrepensante': n'est besoin, selon lui, de se laisser effrayer par l'argumentdes philosophes qui en appellent à des propriétés inconnues dans la matière pour la supposer pensante, car sans avoir une idée claire de la matière et sans connaître toutes ses propriétés, «il suffit qu'on sache sûrementd'un côté que les modifications de la matière, quelles qu'elles puissent être, sont matérielles, & qu'on soit assuré de l'autre, que la pensée, l'idée de l'être, par exemple, n'est pas matérielle» (p. 803). Or toute propriété, toute modification connue ou inconnue de la matière, doit être matérielle, car «ce qui convient essentiellement à une substance, convient à la modification de

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cette substance» (ibid.). La pensée ne peut pas être matérielle, car elle n'est ni divisible, ni susceptible de mouvement. D'accord avec Condillac pour rejeter l'hypothèse de la 'matière pensante' de Locke, le journaliste accuse Condillac d'être inconséquent avec lui-même en se rendant coupable de la grave erreur de confondre la sensation avec l'idée: «C'est errer dès le premierpas dans la recherche de la vérité, lorsqu'on ne distingue pas les idées claires & lumineuses des sensations confuses & ténébreuses» (p. 805). Cette confusion, poursuit-il, représente un danger aussi réel pour la religion que celui d'une 'matière pensante', car elle aura pour conséquence la relativité de la morale; si les sens sont l'origine de nos idées morales, celles-ci ne seront plus que des «conventions» et «d'anciens préjugés»! Cependant l'axiome sensualiste est faux, ajoute-t-il, car les sens ne nous donnent pas les idées de l'ordre, de la sagesse, de l'infini, idées qui appartiennent à l'esprit dont l'essence est de sentir et de penser. Chose étonnante, le journaliste préfère pourtant s'en tenir à une profession de foi agnostique touchant l'origine des idées et se montre par là plus lockiste que Locke lui-même. Nous sommes là confrontés à un problème qui n'a jamais été résolu et qui ne le sera jamais! Où voit-on par exemple l'idée du cercle? demande-t-il, et répond sans hésitationaucune: «je n'en sçais rien. Assurons ce que nous sçavons & taisonsnoussur ce que nous ignorons» (p. 807). Il n'est pas d'accord non plus avec Condillac sur la question de 'l'âme des bêtes': Condillac leur accorde «conscience», «attention», «réminiscence» mais sans connaître le principe de leurs opérations. Ni l'idée ni le sentiment ne nous instruisent sur ce principe et nous devons conclure que cette matière «sera toujours couverte pour nous d'épaisses ténèbres» (p. 808). D'ailleurs, termine le journaliste, en accordant la «conscience» et Inattention» à la bête, on la rapproche de l'homme: «encore un pas bien facile à franchir, & voilà les bêtes érigées en Etres pensants & raisonnables» (ibid.).

II.1

Quand le deuxième livre de Condillac - le Traité des systèmes - paraît à la Haye en 1749, celui-ci trouve aussi un écho dans la presse périodique. C'est d'abord le Mercure de France qui, en juin 1749, résume brièvement l'idée du livre, mais sans porter de jugement. Condillac, dit le journaliste, se propose de montrer «combien les principes abstraits sont inutiles & dangereux». Ce qui retient surtout l'attention du Mercure, c'est la réfutation des monades de Leibniz (p. 126-27).

II.2.

Dans les Mémoires de Trévoux de septembre 1749 le jugement est plus net
comme c'était aussi le cas pour YEssai: «Cet essai porte tous les caractères
des ouvrages qui méritent de passer à la postérité, une grande netteté dans le

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style, beaucoup de force & de précision dans le raisonnement, & une Analyseexacte & rigoureuse». Mais le journaliste se réserve le droit d'être d'un avis différent de l'auteur «sur une question aussi obscure que l'origine des idées» (p. 1837). En effet, il trouve la position de Condillac sur les idées innées trop tranchée. Ayant d'abord résumé le livre, il met le lecteur en garde: «On juge bien que l'Auteur réunit toutes ses forces pour combattre l'opinion des idées innées. Partisan déclaré & redoutable du sentiment de Locke, il a attaqué l'opinion de Descartes & de Mallebranche avec plus de méthode, de clarté & de succès que le Philosophe Anglois; mais comme le Philosophe Anglois, il est plus heureux à détruire qu'à édifier. L'origine de nos idées est peut-être un Problème que Dieu seul explique, comme il expliqueseul tant d'autres problèmes qui occupent le loisir & la sagacité des Philosophes» (p. 1850-51). Comme le journaliste du Mercure, celui des Mémoiresde Trévoux profite de l'occasion pour critiquer Leibniz, qui, dit-il, n'a pas «le talent d'exposer ses idées avec cette netteté qui éclaire & qui persuade»(p. 1851). Malebranche, par contre, malgré ses opinions souvent contestables, s'exprime dans un style clair et net: il possède «le talent si rare & si précieux de se faire entendre, lors même qu'il est probable qu'il ne s'entend pas lui-même, d'atacher, de séduire & de captiver ses Lecteurs, en exposant les opinions les plus abstraites, les plus sublimes & souvent les plus insoutenables» (p. 1852).

II.3.

Le Mercure Suisse, publié à Neuchâtel, ne rend pas compte du Traité des Systèmes de Condillac mais fait connaître son existence indirectement en publiant une «Lettre» d'un métaphysicien neuchâtelois, nommé Cuentz, l'auteurd'un obscur ouvrage métaphysique: Essai d'un sisteme nouveau concernantla nature des êtres spirituels, fondé en partie sur les principes du célèbre Mr. Locke, philosophe anglois dont l'auteur fait l'apologie (Neufchâteî, 1742). Cuentz se sent manifestement menacé par la critique de Condillac, car dans cette «Lettre», envoyée aux éditeurs du Journal helvétique (Lettre de l'Auteur du Précis d'un Sisteme touchant la formation, la propagation & la nature de l'Etre humain), il soupçonne les journalistes d'être sous l'influence du Traité de Condillac puisqu'ils n'ont pas voulu publier un «Précis» de son «sisteme nouveau» qu'il leur a adressé. Curieusement c'est lui-même qui donne au lecteur une idée du livre de Condillac, qu'il qualifie d'ailleurs de «très intéressant& très bien écrit»! (p. 349). Condillac, dit Cuentz, anéantit les systèmesabstraits des philosophes «modernes», basés sur des hypothèses arbitraires,et ceci en s'appuyant sur la philosophie de Locke qui lui a servi de point de départ: «Grand partisan de Locke, Emulateur de la gloire de cet illustre Philosophe, il met en poudre les Sistemes de Descartes, de Mallebranche,de Leibnitz, de la Prémotion Phisique, de Spinoza etc.» (p. 349). On

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comprend le malaise de Cuentz qui, lui, se sert de Locke d'une tout autre manière pour édifier justement un système matérialiste abstrait. C'est pourquoiil a hâte d'ajouter que plusieurs «savants», ayant comparé le Traité de Condillac avec le «sisteme nouveau», assurent que celui-ci n'est pas touché par la critique de Condillac. Condillac lui-même, ajoute-t-il, se rendra à cet avis: «Je me flatte que dans peu ce judicieux & rigide Censeur en conviendra lui-même» (p. 350). Cuentz explique ensuite pourquoi son système échappe à la critique de Condillac: le «sisteme nouveau», affirme-t-il, n'est pas basé sur des principes abstraits ou sur des hypothèses arbitraires, mais sur des «Propositions» dont 48 en accord avec la Révélation sur la vie à venir. Ces 48 propositions reposent sur 7 autres qui sont soit des «axiomes» soit des propositionsbasées «sur ce que chacun peut sentir en lui-même...» (p. 350). Il y a aussi, il est vrai, des «théorèmes» qui restent à prouver, mais cela ne présente aucune difficulté aux yeux des «vrais Connoisseurs» qui seuls doiventjuger du mérite de son système! (ibid.).

II.4.

Dans les Cinq Années Littéraires (ou Lettres de M. Clément sur les Ouvrages de Littérature qui ont paru dans les Années 1748, 1749, 1750, 1751, 1752), qui paraissent à Berlin en 1755, se trouve une lettre sur le Traité des Systèmes, écrite à Paris le 20 novembre 1749. Le journaliste - M. Clément -juge assez sévèrement le livre de Condillac mais souligne lui aussi l'intérêt de la critique condillacienne des monades de Leibniz: «C'est ici l'ouvrage d'un homme qui pense mais qui n'est pas toujours également heureux dans le choix de ses idées. Son grand objet est de prouver l'inutilité & le danger des systèmes abstraits & il prend pour exemples principaux les imbécilles préjugés de la Divination, les visions scholastiques du livre de l'Action de Dieu sur les Créatures, le topique épuisé des Idées innées (!), les explications de Mallebranche sur l'Entendement & la Volonté, celui-là est bien choisi, les Monades de Leibnitz, ce morceau est un chef d'oeuvre d'exposition & de discussion, enfin le système de Spinosa un peu longuement analysé» (p. 241).

II.5.

Le Traité des Systèmes fait l'objet d'un article étendu dans la Bibliothèque raisonnée, publiée par les réfugiés à Amsterdam de 1728 à 1753 (T.XLIV, p. 122-148). L'article paraît en 1750, donc l'année qui précède immédiatement l'éclosion du matérialisme lockiste dans YEncyclopédie et «l'affaire de Prades». Mais curieusement, bien que louant la critique des systèmes abstraitsde Condillac dans un résumé méticuleux, qui se termine par un éloge de «l'Abbé de Condrillac» (sic!), le journaliste semble abandonner l'attitude pro-lockienne des années 40 (cf. mon livre) au profit d'un certain regain d'intérêt pour Malcbranchc. C'est dans une longue note en bas de page qu'il

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exprime son désaccord avec Condillac: d'abord il défend Y Essai de Locke, qu'il trouve méthodique et d'une sagacité hors du commun, contre Condillac qui, à cet égard, met Malebranche au-dessus de Locke. Mais il est d'accord avec Condillac lorsque celui-ci voit en Malebranche quelqu'un de subjugué par les préjugés théologiques, contrairement à Locke qui «avoit soumis sa foi à sa raison („„)» et qui s'était fait «une Religion très raisonnable...» (p. 137). La différence, dit-il, est frappante à propos de la nature de l'âme; Malebrancheétait un spiritualiste convaincu, mais «Locke, pour sa part, n'ose affirmer qu'elle ne peut pas être matérielle» (ibid.). Mais ce qui surprend surtout dans cette longue note, c'est de voir avec quelle violence le journalisterejette l'axiome sensualiste de Locke et de Condillac: ceux-ci tombent dans un dogmatisme inadmissible dans une question qui ne sera jamais résolue,à savoir celle de l'origine de nos idées. En prenant les sens pour l'origine des idées, ils ne voient pas le mystère impénétrable de l'âme humaine: «Cette Origine n'est point connue & elle ne le sera apparemment jamais. La premièreorigine de nos connaissances est dans l'Ame, dont la nature est un mystère. Je n'oserois dire qu'il y a des idées innées, je n'oserois dire non plus qu'il n'y en a point, mais j'ose bien dire avec l'illustre s'Gravesande que l'obscurité qui enveloppe l'origine de nos idées n'est point encore dissipée» (p. 137-38). C'est donc clair, poursuit le journaliste, que Locke n'a rien prouvé et qu'il aurait dû tenir compte de la remarque critique de son traducteurqui lui signalait l'existence d'idées innées chez les animaux! D'ailleurs, non seulement Locke se trompe sur l'origine des idées, mais il construit dans son Essai un système abstrait qui ne cède en rien aux systèmes abstraits visés par la critique de Condillac! Ceci, justement, parce qu'il abandonne le témoignagedes sens qui ne montre que des objets matériels...: «Dès qu'on perd de vue l'étendue & la matière, on ne sait plus où l'on est» (p. 138). Autrement dit, si Locke s'égare dans des raisonnements abstraits, c'est donc qu'il ne s'en tient pas à la base matérielle de l'esprit! Tout ceci indique un certain désarroichez le journaliste de la Bibliothèque Raisonnée: il rejette l'axiome sensualistede Locke et de Condillac, prônant l'agnosticisme, et se sert en môme temps de ce sensualisme pour attaquer l'Essai de Locke, car il dirige la critique du Traité des Systèmes contre VEssai sur l'Entendement humainl: «II < Locke > a prouvé par son exemple, qu'on peut faire de fort longs discours sur ce qu'on ne comprend pas soi-même & qu'on ne sauroit par conséquent faire comprendre aux autres» (p. 139).

II.6.

Dans la Correspondance littéraire, Philosophique et Critique (de Grimm, Diderot,Raynal, Meister) Grimm présente avec sympathie le Traité de Condillac,qu'il met au-dessus de son Essai: «L'abbé Condillac, le seul Français qui écrive aujourd'hui avec succès sur la métaphysique, avait donné, il y a un an,

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YEssai sur l'origine des connoissances humaines. Le succès de cet ouvrage l'a déterminé à publier un Traité des systèmes dont il démêle les inconvénients et les avantages. Cette seconde production est en quelque façon une suite de la première; mais elle a sur son aînée l'avantage d'être plus claire et moins sèchement écrite» {Correspondance Litt., Phil. et Crit., éd. Maurice Tourneux, Tome I (1877), p. 300). Il donne ensuite une idée de la méthode «analytique» qu'applique Condillac pour démonter les systèmes abstraits de Leibniz et de Spinoza: cette méthode, dit-il, consiste en deux opérations: d'abord une décompositiondes idées qui appartiennent à un sujet pour découvrir l'idée matrice des autres, ensuite une recomposition dans une disposition «suivant l'ordre de leur génération» (p. 300). La méthode opposée - la «synthèse» - est dénoncée, car celle-ci descend des principes généraux aux propositions particulières au moyen de notions abstraites et d'idées vagues. C'est une méthode qui séduit l'imagination par le pouvoir magique des principes. Grimm exprime sa grande satisfaction de voir ainsi démantelés les systèmes de Leibniz et de Spinoza: D'abord Leibniz: «Le système des monades a des fondemens peu solides; mais l'édifice en est hardi, extraordinaire, et par-là très-propre à séduire l'imagination. L'auteur l'expose avec netteté et le réfute,ce me semble, avec succès» (p. 301). Ensuite Spinoza qui «n'a ni la clarté des idées ni la précision des signes» (p. 301). Bayle, continue Grimm, s'évertuait à réfuter le système de Spinoza par ses conséquences, mais Condillac montre bien qu'il faut l'attaquer par ses principes: «il démontre que Spinosa n'a nulle idée des choses qu'il avance, que ses définitions sont vagues, ses axiomes peu exacts, et que ses propositions ne sont que l'ouvrage de son imagination» (p. 301).

III.1.

Le Traité des Sensations, l'œuvre principale de Condillac, qui paraît en 1754, présente l'hypothèse d'une statue de marbre organisée intérieurement comme nous. Ouvrant successivement les sens de cette statue, Condillac analyse l'apport de chaque sens au développement de l'esprit humain et montre que tout dans l'esprit humain n'est qu'une «sensation transformée». Cette hypothèse est vivement réfutée par Fréron - adversaire acharné de Voltaire - dans Y Année littéraire (Tome VII, année 1754, Lettre XIII). Condillac, nous dit Fréron, ne prouve rien par l'expérience, mais invente une «statue», fiction arbitraire sans rapport avec l'homme réel et vivant (p. 292). Condillac confond deux facultés essentiellement différentes, la «capacité de sentir» et la «capacité de connaître» et ne prouve pas que toutes nos connaissancesdécoulent des sensations du plaisir et de la douleur. Quand il croit voir dans les sens l'origine de nos connaissances, celles-ci sont simplement excitées dans l'esprit par les impressions faites sur les organes. D'ailleurs, poursuit Fréron, il est clair que toutes nos idées ne viennent pas. des sens car

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nous avons des connaissances certaines et les sens ne peuvent donner aucune certitude. Il faut donc rejeter la «physique expérimentale de l'âme» que prônait Voltaire et que développe Condillac dans l'hypothèse de la statue: «la physique expérimentale de l'âme d'une Statue n'est qu'un roman, ce qu'il faudrait c'est la physique expérimentale de l'âme de l'homme qui nous donnerait«l'histoire des Sensations» (p. 297). Fréron - apologiste infatigable - ne ménage donc pas le Traité de Condillac; celui-ci, dit-il, en guise de conclusion,ne contient que des «vues obscures & ennuyeuses» et le fond même n'est qu'un système très-ancien qu'on tâche d'appuyer sur une hypothèse qui n'est point nouvelle» (p. 297). A vrai dire, Condillac n'a pas inventé la fiction de la «statue» qui se trouve déjà chez Diderot dans la Lettre sur les Sourds & Muets, livre également «obscur en tout sens».

III.2.

Dans sa Bibliothèque Impartiale. J. S. H. Formey, le célèbre et prolifique Secrétaire de l'Académie de Berlin, se limite à une simple annonce du Traité des Sensations, qui présente aux lecteurs, brièvement mais sur un ton plutôt positif, l'ouvrage principal de Condillac: «II paraît un Traité des Sensations par M. l'Abbé de Condillac en deux petits ouvrages in 12. Tous les Ouvrages de cet Auteur ont eu l'approbation des Connoisseurs; & celui-ci passe pour être supérieur aux précédens». (T.XI (1755), p. 142).

III.3.

Une notice dans la Bibliothèque des Sciences & des Beaivc-Arts annonce la parution du Traité des Sensations sous la rubrique «Nouvelles littéraires de Paris». Le journaliste présente au lecteur l'idée originale du Traité - la fiction de la statue-homme - sans porter de jugement. Mais une légère ironie dans le ton qu'emprunte le journaliste pour parler de cette œuvre écrite «dans un goût nouveau» laisse transpercer une petite réserve devant le caractère irréalistede l'hypothèse de Condillac qui, effectivement, n'a pas plus de fondementdans la réalité que les systèmes abstraits qu'il combattait lui-même en 1749: «M. l'Abbé de Condillac, frère de l'Abbé de Mably, a enrichi le public d'un Ouvrage en 2 vol. in-12 dans un goût nouveau. C'est un Traité des Sensations. On y suppose une statue de marbre intérieurement organisée comme nous le sommes. On l'anime; on lui communique les impressions convenables pour lui faire éprouver successivement les sensations diverses de l'humanité & ce qu'il y a de plus heureux, c'est que tout ce qu'elle en éprouve justifie les principes de M. de Condillac sur l'origine des connaissances humaines...;selon la doctrine de VEssai, dont on lui est déjà redevable sur cette matière...» (c'est nous qui soulignons). Et si la métaphysique du Traité paraît «d'une tournure singulière», poursuit le journaliste, «il est bon qu'on sache qu'il n'a pas été seul à animer sa statue, Feue Mlle Ferrand, fille d'un Gentilhommede

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hommedeChampagne, y avoit travaillé. C'est M. Condillac qui l'apprend lui-même au Lecteur & qui a la modestie de dire qu'on doit à cette fille spirituelle & savante les vues les plus exactes & les plus fines de son Ouvrage»(T.3 (1755) Art. 11: «Nouvelles littéraires», p. 256-57).

III.4.

Les Mémoires de Trévoux consacrent un long article au Traité des Sensations, qui manifestement suscite l'admiration du journaliste. Mais celui-ci se trouve dans un conflit, car tout en soulignant l'importance de l'œuvre, il doit - en bon jésuite - mettre le lecteur en garde contre une possible interprétation matérialiste du Traité.

Après avoir résumé soigneusement le but et la méthode de Condillac (la dissection des sens pour déterminer l'apport de chacun), et ayant donné un «Sommaire abrégé» de son analyse de l'odorat et du tact, le journaliste renvoie le lecteur à l'œuvre même pour une connaissance approfondie (p. 659-699). Ensuite il aborde le problème du «matérialisme» de Condillac: certains critiques, dit-il, ont cru sentir dans le Traité «une odeur de matérialisme», mais ceci n'est qu'un «soupçon odieux» sans preuves solides. Tout au contraire, le Traité est une œuvre spiritualiste: «Nous croyons, pour nous, que la spiritualité de l'âme fait une des branches essentielles de ce Traité, & que sans ce dogme tout le système n'auroit aucune consistance» (ibid.). D'ailleurs, précise le journaliste, les explications que donnent Condillac de l'existence de Dieu, de la Création, de la Révélation prouve bien son orthodoxie! Mais - chose curieuse - le journaliste se met ensuite méticuleusement à montrer les implications matérialistes du sensualisme de Condillac qui n'est donc pas dépourvu d'une «odeur de matérialisme»!

D'abord Condillac n'attribue pas à l'âme «le sentiment de sa vie et de son existence», avant et indépendamment des sensations. C'est pourtant ce sentimentqui est essentiel à la substance de l'âme et qui la distingue de la substance matérielle (p. 661). Deuxièmement, ce «sentiment» (de son existence),indépendant des sensations, fait que l'âme ne s'identifie pas avec les sensations mais les reçoit du dehors. (Ibid.). Troisièmement, il est faux de réduire l'âme à un «mal-être» inséparable de son être, car la raison n'est pas «un fruit de ses sensations» et aspire «à l'état du bonheur» (p. 662). Quatrièmement,Condillac confond «Sensations, sentimens, idées» et il se trompe en ramenant les notions abstraites aux sensations concrètes et individuelles. Les idées abstraites se trouvent dans une «région supérieure aux sensations», les sensations ne sont que l'occasion pour l'âme de s'élever à cette sphère (p. 664). Enfin Condillac a tort de réduire l'âme à ses sensations, car les objets extérieurs ne font que réveiller l'activité des facultés: ainsi le jugement et la comparaison suivent de la réflexion de l'âme sur son expérience et la

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conscience (morale) est réveillée par les principes moraux qui se trouvent
hors du domaine des sens (p. 665-66).

Cependant, malgré ces critiques développées et le danger réel que représente la philosophie de Condillac, le journaliste ne met pas en doute l'orthodoxie de Condillac. Avec ses remarques, dit-il, il a simplement voulu prévenir tout abus des idées de l'auteur et contribuer à cette «Histoire de l'esprit humain» à laquelle travaillent les «philosophes modernes»: «Toutes ces observations ne tendent pas à critiquer le Traité des sensations - mais seulement à prévenir l'abus qu'on pourrait faire de ses principes, en rapportant toutes nos connaissances aux sensations, comme à leur source unique» (p. 666).

IV.l.

Fréron revient sur Condillac dans l'Année littéraire (T. VIII, 1755) à l'occasion de la parution du Traité des Animaux. Cette fois il trouve son content dans le livre de Condillac, car il ne peut qu'approuver le dessein de Condillac qui se propose ici de réfuter le matérialisme de Buffon. Pour Condillac (et Fréron), Buffon est un philosophe à systèmes, c'est-à-dire un de ces philosophes «vains & ignorans qui, voulant expliquer la nature sans l'avoir observée, ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des suppositions gratuites, des contradictions sans nombre» (p. 75). Buffon accorde à la bête la faculté de sentir tout en lui refusant celles d'apercevoir et de comparer. Mais, nous dit Condillac, cela revient à dire que la matière a la faculté de sentir (p. 77)! Buffon échoue dans sa tentative d'expliquer la bête comme un pur mécanisme, car le sentiment n'est pas un choc matériel, comme le prétend Buffon, et si la bête est à la fois matérielle et sensible, elle est par cela même un être connaissant (p. 80)!

IV.2.

Unan plus tard, le Journal Britannique de Maty annonce la publication de la traduction anglaise de VEssai de Condillac (T. XXI, 1756, Art. VIII: «Nouvelleslittéraires». Le journaliste profite de l'occasion pour vanter la curiosité des Anglais dont le bon goût se trouve confirmé par la traduction de Y Essai de Condillac, car le mérite de Y Essaine fait plus aucun doute: «L'ouvrage suivant est trop connu pour nous y arrêter: une annonce simple avec une ou deux réflexions suffira pour justifier le bon goût des Anglais & leur attention à présenter à leurs compatriotes les belles productions, dont leurs voisins enrichissent la République des Lettres en les traduisant dans leur Langue. L'Essai sur l'Origine des Connaissances Humaines de Mr. l'Abbé de Condillacayant été reçu du Public avec un applaudissement général, Mr. Nugent, déjà connu dans le Monde littéraire, vient de le traduire en Anglois sous ce titre An Essay on ihe Origin of Human Knowlege, being a Supplément to Mr.

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Locke's Essay on the human Understanding, translated from the French of the Abbé de Condillac, Member of the Royal Academy of Berlin, by Mr. Nugent. A Londres...» (p. 200-201). Les Anglais, poursuit le journaliste, ont porté très loin l'étude de l'entendement humain. D'abord Locke dans son Essai («tout le monde sait avec quels applaudissements son Essai sur l'EntendementHumain a été reçu» (p. 202), ensuite Berkeley dans A Treatise concerningthePrincipies of Human Knowledge, et enfin Bolingbroke dans son Essai sur la nature, l'étendue et la réalité des connoissances humaines. Mais toutes ces œuvres n'enlèvent rien à l'originalité de Condillac: «Mr. l'Abbé de Condillac dont on connoit l'étendue des lumières a tâché de répandre un nouveau jour sur cette matière. Il nous paraît que le Traducteur a très bien rendu son Original» (p. 201-202).

V.1.

Treize ans plus tard, à l'occasion de la réception de Condillac à l'Académie Française, la Gazette littéraire de l'Europe (publiée à Amsterdam, 1764-84) signale à ses lecteurs le Discours de Condillac dans lequel celui-ci «jette un coup d'œil rapide & philosophique sur les progrès de la raison & du goût» (p. 215). Le journaliste cite avec complaisance le propos du discours (p. 215-17) et recommande vivement la philosophie de Condillac: «Le Lecteur reconnoîtra dans ce Discours le méthaphisicien profond, qui a sçu démêler avec tant de précision & de clarté, le labyrinthe de nos pensées...» (p. 217). A la mort de Condillac, la Gazette littéraire publie une «Notice historique & critique sur la vie & les écrits de M. l'Abbé de Condillac» (1780: Novembre: T.C., N.H, p. 68-79). Il s'agit d'un «Eloge» envoyé à la rédaction par un auteur anonyme, mais - chose curieuse - cet éloge n'est pas sans réserves. L'anonyme donne d'abord un bref aperçu des principaux ouvrages de Condillac (YEssai, le Traité des Systèmes, le Traité des Sensations) dans lesquels il voit trois idées principales: le développement de l'entendement par la succession des sensations; l'importance du langage pour l'activité de l'esprit, et l'association des idées. Mais, précise-t-il, ces prétendues découvertes de Condillac avaient déjà été faites par d'autres: Bacon voyait déjà la nécessité de l'analyse des idées; Locke analysait plusieurs idées abstraites et «avoit très bien développé les rapports des idées avec les mots, des langues avec les opérations de l'esprit...», et enfin, l'association des idées avait été repérée par les philosophes du XVIIe siècle comme des traces dans le cerveau, «Hypothèse très gratuite que M. l'Abbé de Condillac a eu la sagesse de proscrire» (p. 71). L'auteur de la «Notice», de peur d'offenser les nombreux partisans de Condillac, prend ensuite des précautions en précisant que «Nous ne faisons pas ces observations pour diminuer la gloire de M. de Condillac. Il savoit mieux que personne qu'aucun homme ne trouve une science toute entière» (p. 71).

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Cependant, ce qu'il dit des œuvres tardives de Condillac, écrites lorsque celui-ci était précepteur de l'lnfant de Parme, n'est pas non plus sans partage: réunissant sous le titre commun de Cours d'Etudes plusieurs œuvres de genres divers, Condillac appliquait sur le tard de sa vie sa méthode analytique aux différentes branches des sciences: la «Grammaire philosophique», l'«Art d'écrire», la «Méchanique», la «Physique», et une «Histoire ancienne & moderne». Cette «Histoire», signale l'anonyme, est écrite «avec sagesse» et «respire l'amour des hommes & le respect pour la justice» (p. 72). Le «discours de réception» (à l'Académie Française) étant trop raisonnable, a été mal accueilli, et un écrit sur «l'administration» fait avec la méthode analytique pèche par plusieurs défauts et répète ce qu'on sait déjà! Enfin, le dernier ouvrage de Condillac, une Logique écrite pour les «Ecoles Nationales» de Pologne, expose sa méthode habituelle - l'analyse des idées - comme le seul vrai moyen de découvrir la Vérité. Cependant, Condillac commet l'erreur de reprocher aux mathématiciens du XVIIe siècle de ne pas avoir connu la «méthode analytique»: «M. l'Abbé de Condillac n'avait pas étudié les Mathématiques & c'est peut-être la seule occasion où il ait parlé de ce qu'il n'entendait pas» (p. 75).

Comme pour se rattraper encore une fois après ces quelques réserves, l'anonyme porte un jugement général très positif sur la philosophie de Condillac: «Les ouvrages de M. l'Abbé de Condillac sont non-seulement profonds, mais faciles à lire, & ce dernier avantage surtout, aucun Métaphysicien ne l'avait avant lui. Il est peu de Philosophes chez qui l'on trouve plus de vérités & moins d'erreurs; aussi peu de Philosophes ont suivi une meilleure méthode, ont plus évité les questions insolubles, ont aimé - ont cherché - la vérité avec plus de sincérité» (p. 76).

S'étant ainsi acquitté, en quelque sorte, l'anonyme reprend sa critique de Condillac : il lui a déjà reproché son manque de connaissances en Mathématiques et voilà qu'il renchérit en disant que Condillac ne savait pas assez d'optique pour une étude approfondie de la vision. Avec cela il aurait dû réformer ses principes sur le prêt à intérêt. Et si les œuvres de Condillac ne sont pas sans défaut, la même chose vaut pour son caractère: il est vrai que, sous un froid extérieur, il cachait une «âme forte, sensible, capable de passions», il est vrai aussi que «grave, silentieux, triste même» (p. 77) dans la société, il était pour ses intimes «doux & gai», mais en même temps il était sujet à un «peu d'humeur» «qui s'augmentait avec l'âge & les infirmités & qui tenoit moins à son âme qu'à son tempérament» (p. 78). Ce défaut n'était pas sans conséquences: «On voit quelques traces de cette humeur dans ses derniers ouvrages, peut-être même l'a-t-elle quelquefois rendu injuste dans ses jugemens...» (ibid.).

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L'article finit par quelques Observations sur l'Eloge ci-dessus insérées par les journalistes de la Gazette littéraire. Dans ces «observations» la Gazette exprime son étonnement, voire sa désapprobation quant aux réserves faites par l'anonyme: pourquoi cet auteur - qui par ailleurs a fait une analyse juste et claire des ouvrages de Condillac, et dans un style agréable - pourquoi se montre-t-il si réservé devant cet immortel génie? Craint-il d'offenser les ennemis de Condillac, jaloux de ses talents, «en louant le rival & peut-être le vainqueur de Locke...»? Le journaliste laisse la réponse au lecteur: «J'aime mieux avouer que sa réserve est une énigme, dont j'ignore le mot» (p. 79).

V.2.

Cette même «Notice historique & critique sur la vie & les écrits de M. l'Abbé de Condillac» suscite aussi l'intérêt de Bachaumont qui en rend compte dans ses Mémoires secrets le 30 septembre 1780 (T. 16, Londres, 1781). La première fois que Bachaumont parle de Condillac est dans une notice datée du 18 août 1780, dans laquelle il insiste sur le caractère difficile, voire inaccessible, de ses ouvrages et sur l'échec du Cours d'Etudes. («Il avoit voulu s'humaniser dans son Cours d'Etudes, composé pour l'éducation de l'lnfant Duc de Parme, actuellement régnant, & il échoua dans ce volumineuxtraité également funeste à son amour-propre & à sa fortune») (T. 15, Londres, 1781, p. 289-90). Un mois plus tard, (le 30 septembre 1780) il revient sur Condillac en signalant qu'un «partisan de l'Abbé de Condillac a publié une Eloge (...) qui éciaircit la vie & les ouvrages de ce Savant peu connu» (T. 16., Londres, 1781). L'exposé qu'il donne de la «Notice historique& critique» diffère de celui de la Gazette littéraire, car il ne fait pas grand cas des réserves exprimées par l'anonyme à l'égard de Condillac. Ainsi, après avoir dit quelques mots sur la vie de Condillac (né dans le Dauphiné, frère de l'abbé de Mably, carrière ecclésiastique sacrifiée à l'étude) il se contente d'indiquer ses principaux ouvrages: YEssai qui est «une exposition des idées de Locke & surtout de sa méthode, avec de nouveaux développemens & quelques idées nouvelles», le Traité des Systèmes qui prouve que les systèmes célèbres ne sont fondés que sur une supposition gratuite ou sur une équivoquede mot, enfin le Traité des Sensations qui examine «les idées que l'esprit peut devoir à chaque sens en particulier & la manière dont nos idées naissent de nos sensations». Bachaumont s'étonne d'un oubli de l'anonyme: celui-ci ne dit pas que la fiction de la statue dans le Traité des Sensations est due à Mlle Ferant (sic!), ce dont Condillac lui-même ne fait pas un secret. Pour ce qui est du Traité des animaux, celui-ci contient «une critique sévère du Systèmede M. de Buffon sur la nature des animaux...» En citant les différents traités qui constituent le Cours d'Etudes, Bachaumont s'en tient fidèlement au jugement de l'anonyme: le livre «sur le Commerce» «est rempli d'erreurs» («l'on voit que le spéculateur avoit négligé de consulter les gens du métier.

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qui auroient pu le redresser»), et dans la Logique destinée aux Ecoles Nationalesde
la Pologne, Condillac a parlé au sujet des Géomètres «de ce qu'il
n'entendoit pas».

Le jugement général porté par Bachaumont sur la philosophie de Condillac n'est pas moins positif que celui de l'auteur anonyme de la «Notice»: «En général, ses traités tous d'une métaphysique profonde, sont clairs & faciles à lire. Il est peu de Philosophes de sa classe où l'on trouve plus de vérités & moins d'erreurs. Il ne lui coûtoit rien de se rétracter sur celles-ci» (p. 9-11).

Curieusement, Bachaumont ne fait aucune mention des «Observations» de la Gazette littéraire. Comme la Gazette, il donne un extrait étendu de la »Notice historique», mais contrairement à la Gazette, il se borne à rapporter les propos de l'auteur anonyme sans porter de jugement.

Conclusion

En 1747, quatre grands journaux accueillent favorablement l'Essai de Condillac mais ce qui retient surtout l'attention des journalistes, c'est la position anti-matérialiste de Condillac: on souligne son occasionnalisme (Journal de Verdun, Journal des Savans) et rapporte longuement sa réfutation de l'hypothèse de la 'matière pensante' de Locke. (Journal des Savans, Mémoires de Trévoux). Seuls les Mémoires de Trévoux s'inquiètent devant le principe sensualiste et prônent son agnosticisme quant au problème de l'origine des idées.

En 1749-1750, le Traité des Systèmes fait l'objet d'articles qui paraissent soit en France (Mercure de France, Mémoires de Trévoux, Correspondance littéraire...), soit dans les milieux huguenots (Bibliothèque raisonnée, Mercure Suisse, Cinq Années littéraires). Tous ces journaux sont unanimes pour louer la réfutation des systèmes abstraits, plusieurs soulignent l'intérêt de l'attaque lancée contre les monades de Leibniz (Mercure de France, Mémoires de Trévoux, Cinq Années littéraires). Mais presque tous les articles signalent au lecteur le danger que représente le principe sensualiste et insistent sur notre ignorance sur le problème obscur de l'origine des idées (cf. Mémoires de Trévoux, Bibliothèque raisonnée).

Quand paraît le Traité des Sensations, les périodiques en France dénoncent vivement le danger matérialiste: Fréron le rejette carrément dans l'Année littéraire comme un traité matérialiste, et les Mémoires de Trévoux, tout en ne cachant pas leur admiration, réfutent longuement les implications matérialistes de l'hypothèse de Condillac. Néanmoins, les Mémoires de Trévoux, contrairement à l'Année littéraire, reconnaissent en Condillac un spiritualiste orthodoxe! Dans les milieux huguenots en Hollande, les périodiques accueillent favorablement le Traité des Sensations comme un livre original et intéressant ( Bibliothèque impartiale, Bibliothèque des Sciences & des Beaux-Arts ).

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En 1756, le Journal britannique recommande vivement Y Essai de Condillac
et, en général, sa métaphysique originale.

En 1769, la Gazette littéraire de l'Europe profite du Discours de réception à l'Académie française de Condillac pour louer sa métaphysique, et quand Condillac meurt en 1780, la Gazette publie un éloge écrit par un anonyme. Cet éloge fait aussi l'objet d'un article de Bachaumont dans ses Mémoires secrets. L'éloge contient quelques critiques de Condillac, à qui on reproche un certain manque d'originalité et une certaine superficialité. La Gazette rejette cette critique comme injuste, Bachaumont la reproduit sans prendre parti.

Jorn Schosler

Université d'Odense

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Résumé

Limpact de la philosophie de Condillac sur le XVIIIe siècle français -sa diffusion et sa réception - n'a pas encore été déterminé. Le présent article se propose une première approche dans cette perspective, se basant sur un dépouillement des périodiques contemporains pour voir les réactions à chaud à chaque publication de Condillac.

Bibliographie

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(par Clément).

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Correspondance littéraire, philosophique et critique, (par Grimm, Diderot, Raynal,
Meister etc.); pubi, en man. de 1753 à 1793; éd. par Tourneux, Paris, Garnier,
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Gazette littéraire de VEurope. Amsterdam, 1764-84. 120 livr., contrefaçon...

- T. XXX (1769), Mars, p. 215-17: Discours prononcé dans VAcadémie Françoise le
Jeudi 22 Décembre 1768, à la réception de M. l'abbé de Condillac.

- T. C (1780), Novembre, p. 68-79: Notice historique & critique sur la vie & les écrits de
M. l'Abbé de Condillac.

Journal britannique. La Haye, Scheurleer, 1750-57. 25 vols, (par M. Maty, de Mauve,
Deschamps et C. de Missy).

- T. XXI (1756), Art. VIII: Nouvelles littéraires (p. 192).

Journal des Savans. Paris, 1665-1792. (par Audry, Bignon, Belley, Bruhier, etc.).

Journal de Verdun (Suite de la Clef ou Journal historique). Paris, 1717-1776. ('lomes
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humaines. A la Haye, chez Néaulme, Libraire, 1749.

- Mars 1755, Art. XXI, p. 641-67: Traité des Sensations... par De Condillac. Londres,
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- Janvier, 1747, p. 82-83: Essai sur l'origine des connoissances humaines, ouvrage où
l'on réduit à un seul principe tout ce qui concerne l'entendement humain, in-12,
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- Juin, 1749, p. 126-127: Traité des Systèmes, où l'on démêle les inconvéniens & les
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Mémoires secrets pour servir à l'Histoire de la République des Lettres en France depuis
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