Revue Romane, Bind 26 (1991) 1

Editiones Arnamagnæanæ, Copenhagen, Series B: éd. Foster W. Blaisdell: Erex saga Artuskappa (vol. 19, 1965) et Ivens saga (vol. 18, 1979); éd. Lise Præstgaard Andersen: Partalopa saga (vol. 28, 1983); éd. Marianne E. Kalinke: Mòituls saga (vol. 30, 1987). Séries A: éd. Jonna Louis-Jensen: Trójumanna saga (vol. 9, 1981). - Bibliotheca Arnamagnæana vol. 37: Marianne E. Kalinke: King Arthur North-by-Northwest (1981).

Jonna Kjær

Side 136

Ces cinq éditions de textes traduits en vieux norrois, ainsi que la monographie sur «la matière de Bretagne» dans le Nord vers le Nord-Ouest, i.e. en Norvège et en Islande au moyen âge, sont d'un très grand intérêt pour les médiévistes, surtout pour les romanistes, mais en somme pour tous ceux qui sont curieux de connaître les voies et

Side 137

manières de la transmission des textes littéraires dans l'Europe médiévale. Pour faire
apprécier cet intérêt et les problèmes spécifiques qui se posent aux éditeurs de tels
textes, une petite introduction peut sembler utile.

La traduction de textes français en Scandinavie a commencé par la Tristrams saga ok Îsôndar, traduction qui fut entreprise par un frère Robert en 1226 sur l'initiative du roi de Norvège Hákon IV Hákonarson (r. 1217-63), selon la préface d'un manuscrit du XVIIe siècle. Ce roi Hákon est mentionné aussi dans les traductions de textes français suivantes: Ivens saga (VYvain de Chrétien de Troyes), Môttuls saga (Le mantel mautaillié), Elis saga ok Rosamundur (Elie de Saint-Gilles) et Strengleikar (21 lais, dont 11 de Marie de France - son Eliduc fait défaut) - Erex saga Artuskappa (= champion d'Arthur), qui ne mentionne pas Hákon mais date probablement de son époque, est la traduction deErec etEnide.

En tout, on estime qu'une quarantaine de textes, des épopées (11), des romans courtois (4), des lais (21, 22 avec Môttuls saga) et des romans d'aventures (3), ont été traduits du français au cours du règne de Hákon, et que les modèles français en étaient transmis via l'Angleterre. Eon s'accorde aussi pour penser que si ces traductions n'étaient pas toutes commandées par Hákon personnellement, leur production était du moins stimulée par ses initiatives politique et culturelle dans le but d'inculquer à ses sujets, à sa hird en particulier, les mœurs adoucies et polies de la civilisation courtoise.

La plupart des textes conservés de cette littérature profane de traduction, qui ne s'éteint pas tout à fait avec Hákon, sont d'origine française, mais il existe aussi quelques traductions de textes anglais et allemands. En plus, on trouve, pour la littérature ecclésiastique et savante ou de caractère historique, beaucoup de textes traduits du latin. De même, parmi les textes présentés dans ce compte rendu, la Trójumanna saga est une traduction, faite en Islande dans la première moitié du XIIIe siècle, du De excidio Troiae de Dares Phrygius (et non pas du Roman de Troie de Benoît de Sainte- Maure, ni du Roman de Troie en prose). - Pour Partalopa saga, que son éditeur estime avoir été traduite au XIVe siècle, probablement en Islande, il n'est pas sûr que le modèle direct ait été français (Partonopeu de Blois).

Ainsi, c'est surtout au cours du XIIIe siècle qu'ont été adaptés, en Norvège, une quantité peut-être restreinte de textes français (mais combien ont bien pu se perdre?) considérés, à notre époque aussi, comme étant parmi les meilleurs de la littérature médiévale.

Voici maintenant les problèmes d'ordre philologique que soulève l'adaptation nordique de ces textes: D'abord, les traducteurs changent les vers français en prose, et cette prose est influencée par le style littéraire des sagas indigènes; ensuite, presque aucun ms. ou même fragment de ms. n'est conservé, ce qui nous force à avoir recours à des copies ou remaniements islandais dans des mss tardifs, datant de la période qui va du XIVe au XVIIe siècle. Nous ne savons pas quelles étaient exactement les rédactions françaises qui ont servi à la traduction, aussi ne pouvons-nous pas faire de comparaisons serrées. Finalement, il est évident que le transfert en milieu nordique entraîne des transformations sérieuses du contenu, afin de rendre compréhensible et moralement acceptable cette littérature fort étrangère, dans les deux sens du mot.

Lon comprend que la conclusion pratique qui s'impose aux éditeurs d'après ces
remarques, soit celle d'une circonspection extraordinaire, voire d'une diplomatie, dans
l'établissement et la présentation critique des textes en question. Les séries A et B

Side 138

d'éditions publiées par l'lnstitut Arni Magnússon de Copenhague respectent à merveillecette

Il est important de signaler que ces éditions s'adressent en principe aux chercheurs
et qu'elles ne visent pas un public plus large d'étudiants ou d'amateurs, comme c'est
le cas pour les éditions des séries íslenzk fornrit ou Nordisk Filologi.

La publication des éditions dont on s'occupe ici couvre une vingtaine d'années au cours desquelles on constate, de la part des éditeurs, une prise en charge toujours grandissante des aspects textuels qui dépassent l'ecdotique strictement parlant, cependant il convient de les louer d'observer, sans dérogations, l'acribie philologique qui est le signe de noblesse de toutes ces éditions. A mon avis, Môttuls saga constitue le sommet de celles-ci grâce à l'excellente présentation littéraire du texte, à l'inclusion du Mantel mautaillié français, appelé ici Le lai du cori mantel et édité par Ph. E. Bennett, et à l'ajout de notes textuelles, élément qui manque terriblement dans les autres éditions.

Les discussions sur la tradition manuscrite que donnent toutes les éditions, et les stemmas quand il y en a, sont admirables. Les descriptions paléographiques et orthographiques ne brillent pas toutes de la même clarté, mais celles de Môttuls saga me semblent exemplaires, et le lecteur a bien besoin de tout le secours possible, puisque les éditeurs se refusent d'intervenir dans les textes édités, sauf pour résoudre les abréviations et mettre quelques majuscules et une ponctuation extrêmement parcimonieuse. Eapparat critique se réduit à très peu: des variantes, présentées sans être discutées, pas de corrections, sauf pour les bévues banales, un index des noms propres, quelques références bibliographiques, pas de glossaire.

Ceci dit, le romaniste, habitué aux éditions des anciens textes français, se félicite du bain de luxe qu'on lui propose ici: les textes de deux ou de trois mss (un seul dans Series A, vol. 9) sont reproduits de façon presque diplomatique (voir ce qui précède), parallèlement, ce qui permet une lecture comparative, comme si on avait simultanément sous les yeux plusieurs manuscrits.

La présentation orthographique des textes édités étant si peu «normalisée», les volumes contiennent tous (sauf Series A, vol. 9) des traductions en anglais ajoutées à la fin pour faciliter la compréhension. Cela rend certes les textes accessibles aux chercheurs non familiers avec la langue, mais j'aurais préféré personnellement des éditions doubles, offrant, en regard l'un de l'autre, le texte diplomatique et un texte édité en vieux norrois, comme le fait si admirablement P. Aebischer en ancien français dans son Voyage de Charlemagne (avec un glossaire correspondant au texte édité).

Mon dernier souhait serait de trouver dans toutes les éditions la reproduction
d'une photo montrant l'écriture d'une page manuscrite, comme c'est le cas dans Erex
saga et Partalopa saga.

A bien y regarder, les éditions présentées ici ne sont pas aussi peu critiques qu'il pourrait le sembler. En les étudiant systématiquement, on s'habitue à leur manière discrète et prudente, et on finit par les apprécier à leur juste valeur. Il existe déjà plusieurs collections de fac-similés en cours, et les ordinateurs rendront sans aucun doute de grands services à l'avenir, mais nous aurons toujours besoin des Editiones Arnamagnœanœ comme base de recherche ultérieure sur la langue et l'histoire des textes. En plus, ces éditions utiles sont complétées par les monographies de la BibliothecaArnamagnceana, comme celle, magnifique, de Marianne E. Kalinke sur la littératurearthurienne

Side 139

raturearthurienneen pays nordique, qui profitera à tous les médiévistes quelle que
soit leur spécialité.

Université de Copenhague

Note: Les éditions suivantes de traductions sont en voie de préparation: Flores saga
ok Blankiflúr (Floire et Blancheflor), Parcevals saga (Perceval ou le Conte du graal)
et Tristrams saga.