Revue Romane, Bind 26 (1991) 1

Yves Vadé: L'enchantement littéraire. Ecriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud. Editions Gallimard, Paris, 1990. 489 p.

Hans Peter Lund

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La thèse d'Yves Vadé est remarquable, tout d'abord, par son érudition: la première partie, «Repères dans la forêt magique» (p. 23-87), fondée théoriquement sur Cassireret Roheim (entre autres), présente les bases anthropologiques et mythiques du «désir magique», et nous donne en raccourci un historique de l'enchantement depuis les figures mythiques (p. ex. Wotan) jusqu'à Albertus Magnus en passant par Virgile, Orphée et Merlin. Lauteur demontre la présence, dans l'histoire de notre culture, d'une magie performative (l'expression est de T lodorov) qui ne cesse de s'exercer sur le réel, englobant de la sorte le domaine qui, après l'âge classique, sera réservé à la science. En effet, dès 1624, un Gabriel Naudé tente une réinterprétation des magicienset alchimistes du passé, et un Balthasar Bekker veut réduire l'étendue du champ

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magique. La méfiance à l'égard du magique s'accroît, bien sûr, au cours du XVIIIe siècle, et ce qui, aux yeux de l'Eglise, était «à la fois illicite et pensable», devient, avec le XIXe siècle, «licite et impensable» (p. 86-87), donc dépouillé de son aspect surnaturelet sujet à toutes sortes de transformations poétiques. La magie ne pouvant plus agir réellement - c'est la thèse de Vadé - elle se glisse dans la littérature, mais sous d'autres formes que les formes traditionnelles. Exception faite de l'écriture automatique(p. 11-12), la transformation la plus importante a lieu «de Chateaubriand à Rimbaud».

Suivent les trois parties de la thèse qui sont consacrées aux «ruptures» conditionnant le passage de la magie dans la littérature et la consécration de l'artiste en «médiateur des puissances du désir chargées de réenchanter le monde» (p. 95). Ce sont les «ruptures de l'histoire» (titre de la deuxième partie, p. 89-194) qui entraînent les «enchantements de l'écriture», et cela, on s'en doute, chez Chateaubriand, tout désigné pour représenter «le contre-chant d'une conscience historique malheureuse» (p. 99). Par cette formule à la fois heureuse et précise - et il y en a beaucoup dans la thèse de Vadé - l'auteur commence l'analyse des «anabases historiques» (en voilà une autre! (p. 100)) de l'ère romantique qui cherchent à rétablir un «édifice mythico-idéologique». C'est Chateaubriand (p. 103-130) qui, «par la plénitude et la somptuosité de la phrase» compense «les lacunes ou les apories du réel, fournissant ainsi au plan de l'expression un équivalent du mythe» (p. 159), comme le fera également Nerval dans sa tentative magique pour «créer un passé fictif» (p. 149-194). Mais c'est aussi le cas de toutes ces figures romantiques qui, de Balzac à Michelet, peuplent la forêt magique littéraire.

Mais les nouveaux «magismes romantiques» sont surtout l'effet des «ruptures du savoir» (troisième partie, p. 195-337), effet déterminé à l'origine par la coupure cartésienne entre matière et esprit et celle qui sépare la nature et le surnaturel (p. 199). A l'explication quantifiée des phénomènes qui tend à «expulse(r) l'homme de la nature qu'il décrit» (Prigogine et Stengers, cit. p. 198) s'oppose l'image d'une nature pleine d'harmonies et de mystères et qui englobe l'homme. L'écrivain, dès lors, devient un alchimiste, un chercheur d'absolu. Aux «voyants» s'ajoutent autant de génies et de mages qui, Hugo en tête (p. 251-269), se chargent des révélations appartenant naguère aux religions, et lentement on glisse vers les «sciences fantastiques», c'est-à-dire l'occultisme perçant chez un Gautier, ou le spiritisme des tables tournantes. Vadé souligne l'importance d'Eliphas Lévi dans cette évolution, et aboutit à la tentative de Villiers de l'lsle-Adam pour faire de sorte que la science et l'art s'associent (dans L'Eve future). Toujours l'enchantement et le mystère sont activés pour faire le pont entre la connaissance positive et l'intuition.

Or, la quatrième partie de la thèse (p. 339-461) atteste des «ruptures du sens», c'est-à-dire du sens légué aux écrivains-poètes par les mythes, par l'idée d'une langue primitive et par la pensée scientifique. La conception romantique d'une harmonie universelle propagée par le mage faisant défaut, il ne reste que la parole ou l'imaginationpoétique pour opérer, comme déjà chez Baudelaire, «la fusion du monde extérieuravec l'artiste - ou de la réalité avec le désir» (p.383), mais en accentuant de plus en plus le désaccord avec cet extérieur et la disparition de la pensée analogique. La cassure du mythe est étudiée dans les Chimères de Nerval, où le poète fait éclater les ensembles mythiques pour en regrouper les éléments selon une méthode personnelle et créer une «magie incantatoire» qui ferait revenir úcí> strates de temps disparus.

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Cette ruine des bases mythiques est constatée, également, chez Lautréamont, alors que Rimbaud rejoint l'enchanteur Chateaubriand avec la création dans l'imaginaire d'une unité autrement absente (p. 456), et que Mallarmé représente, en matière d'enchantement et par le moyen d'un langage poétique absolu, «le sortilège, que restera la poésie»... ce qu'il proclame lui-même dans un texte de 1893 intitulé précisément«Magie».

C'est ainsi que la magie, dans ce XIXe siècle voué à la rationalité et au désenchantement général (conclusion, p. 463-64), finit par trouver un refuge dans l'art du langage: «Eenchanteur de lettres, autrement appelé poète, est le seul enchanteur» (p. 461). Pour l'enchanteur traditionnel, le langage était le véhicule d'une opération ayant un but réel, victime ou bénéficiaire. Chez l'enchanteur littéraire, le but du désir est absent, et le texte demeure un domaine clos du désir (pp. 467, 469). La perspective historique suivie par Vadé démontre, avec combien de bonheur et de perspicacité, le déplacement de la magie et de l'enchantement vers la littérature. Fortement structuré autour des trois «ruptures», écrit dans un style très dense et présentant bien plus de textes que nous n'avons pu relever dans ce qui précède, l'ouvrage éclaire d'une façon absolument convaincante un aspect trop négligé du XIXe siècle littéraire, et qui confère à celui-ci une unité extraordinaire.

Université de Copenhague