Revue Romane, Bind 26 (1991) 1

Voyage en Cratylie: de la spécularisation scripturale chez La Bruyère

par

Judith Spencer

Si, selon Barthes1, le sociologique, l'anthropologique, le psychologique et l'ethnologique sont les catégories hétérogènes qui constituent l'archéologie du savoir proposée dans Les Caractères, l'auteur de l'essai sur La Bruyère retient néanmoins l'esthétique comme une catégorie essentielle qui, selon lui, renferme toutes les catégories précédentes. Il nous donne de cette prédilectionpour l'esthétique une explication d'apparence simple: toute réflexion reposant sur le langage, il convient nécessairement à l'homme de fonder la parole qui l'exprime. C'est en ce sens qu'il peut affirmer que «le langage est à lui tout seul une idéologie2». Ayant souligné l'importance primordiale de la perspective esthétique dans la pensée du moraliste, il procède à une analyse de la nature paradoxale de la littérature en général - qui se fonde sur une rhétorique de disjonction entre signifiant et signifié - et de l'œuvre de La Bruyère en particulier, qui propose une discontinuité fondamentale entre la dénomination superficielle de l'être et la signification qu'elle recèle. Dans ces deux instances, le concept est masqué par le percept. Brody3, qui se laisse inspirer par la rhétorique de disjonction élaborée par Barthes, propose, à son tour, une discontinuité paradigmatique entre le statut existentiel de l'homme, symboliquement encodé dans le proto-réalisme des maximes qui semble délimiter la structure matérielle de la surface, et le néant ontologique inhérent à l'être physique. Cette rhétorique de juxtaposition et de discontinuitécorrespond, selon Brody, à une réalité sociale nouvelle, structurée par le triomphe de la bourgeoisie et l'instauration d'un nouveau capitalisme. Cependant, si nous avons décidé de nous pencher sur la problématique d'une rhétorique de disjonction, c'est dans une perspective herméneutique en analysantune écriture implacablement auto-consommatrice qui, dans un même mouvement, construit et déconstruit l'objet esthétique. Cette perspective seraitconfirmée

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raitconfirméepar Furetière dans la définition qu'il donne du mot «caractère»,dans
son Dictionnaire universel (1690):

Caractère, se dit aussi de la maniere d'escrire. C'est une chose merveilleuse, qu'autant de mains qui escrivent, c'est autant de caracteres différents. Ce Scribe a un fort bon caractère, fort lisible. Je connois son caractère, son escriture.

Moraliste, La Bruyère est également un écrivain hyperconscient des paradoxes régissant l'écriture et la pensée. Si l'on admet volontiers que le moraliste consume sa vie à observer et à dévoiler les faux semblants de l'homme, on ne peut nier le fait qu'il analyse également le médium par lequel il tente de rendre compte de ses observations, faisant ainsi de l'objet esthétique un phénomène d'auto-consommation. Rappelons à ce stade que si La Bruyère en tant que moraliste nous encourage à «lift the painted veil which those who live cali Life4», ce dictum peut être considéré, ainsi que nous le verrons plus loin, comme un principe structural qui nous conduit à définir l'art de l'écrivain. La Bruyère, dans Des Biens de fortune, ne décrit-il pas dans les termes suivants la démarche de structuration exigée pour saisir ce qui réside sous un phénomène donné?

Si vous entrez dans les cuisines, (...) si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés! quel dégoût! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages qui font les vols et les machines, (...) vous vous récrierez: «Quels efforts! quelle violence!» (Des Biens de fortune, 25, p. 1755)

L'invitation de La Bruyère à nous faire passer par l'office ou par les coulisses,à découvrir ce que dissimule la façade, est constante. En effet, s'il dénonce tout ce qui est déguisement, fausse grandeur, fausse noblesse ou faux mérite, il s'en prend également au faux semblant, à l'imposture de l'objet esthétique qui, par la force des choses, s'avère être Panalogon par excellence de la tartuferie de son époque. Cependant, et en dépit des parallèles que nous venons de signaler, c'est à ce point précis que les intentions respectives du moraliste et de l'écrivain divergent, dans la mesure où le but prétendu de décrire le modus vivendi est miné, ou si l'on préfère, déconstruit, par Yars scribendi de l'écrivain. Autrement dit: les réflexions du moraliste qui propose le reflet de son époque sont paradoxalement déstabilisées, ou si l'on veut, dé-réalisées, par les réflexions scripturales qui sous-tendent le texte. Le texte de La Bruyère repose, en fait, sur un irréfutable paradoxe: si l'intention moraliste se fonde sur l'assomption que des traits universels peuvent être contenus dans les limites du langage en tant que médium, ce postulat de base est insidieusement ruiné par la réflexion de l'auteur sur le médium d'écriture à travers lequel les traits en questiun sont posés. Danj> cette brève étude,

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nous nous proposons donc d'esquisser ce que l'on pourrait appeler une esthétique de dé-réalisation, d'auto-consommation, ou, plus précisément, une peinture du médium disjonctif du texte de La Bruyère miné par les espaces interstitiels et les fissures ironiques sur lesquels repose ce médium. En d'autres termes: une exposition de la confession tragique du moment où la pensée affronte une aporie engendrée par une rhétorique qui insinue ses propres principes de fonctionnement à l'intérieur même de la signification qu'elle veut établir.

Avant d'aborder notre exploration de la problématique du texte auto-réflexif, rappelons le subterfuge essentiel inhérent à la publication des Caractères par un auteur qui non seulement n'avait pas signé son œuvre, mais l'avait de plus présentée comme une imitation et continuation d'un ouvrage de la vénérable antiquité, dont il aurait offert au public une traduction nouvelle: Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec Les Caractères ou les mœurs du siècle. En effet, ainsi que l'indique Garapon6, le recours aux Caractères de Théophraste constituait le meilleur des paravents pour un auteur timoré livrant au public son coup d'essai. En outre, si l'on juge d'un œil critique le subterfuge utilisé pour publier son ouvrage, que dire de la manière dont il dénonce les vices de son temps sous le couvert d'un masque antique? Mais le subterfuge le plus violent ne s'inscrit-il pas dans l'intention affirmée par le moraliste, soit le perfectionnement moral de l'homme?

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. (Des Ouvrages de l'esprit, 34, p. 89)

Dans cette perspective, l'art doit nécessairement être subordonné à l'intention moraliste. Cependant, l'art ne se laisse pas oublier, il s'affirme, et malgré les protestations de l'écrivain qui prétend soumettre son art aux fins supérieures qu'il poursuit, l'art, insidieusement, imprègne la texture même du texte, venant ainsi démentir les fermes déclarations de l'auteur concernant l'intention morale de son œuvre. Cet ouvrage étant issu d'un long processus de maturation, ce n'est pas sans raison que le premier chapitre a été intitulé: «Des Ouvrages de l'esprit», et qu'il soit consacré à l'art de l'écrivain - et plus particulièrement à la relation établie entre l'écrivain, son texte et le lecteur - et que son œuvre, dans son ensemble, soit truffée de références à l'art d'écrire. Si, ainsi que nous espérons le démontrer, le texte de La Bruyère semble dé-réaliser les vérités ou assertions qu'il veut imposer, c'est précisément en raison du fait de la conscience d'écrivain de son auteur quant aux diverses modalités scripturales qui viennent désarticuler dans la matière l'incarnation de l'idée.

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Notre analyse des fissures ironiques, ou des points de jonction conflictuels, qui désarticulent le texte de La Bruyère prend sa source dans l'espace interstitiel qui sépare l'auteur de son auctor et de son lecteur. La remarque initiale des Caractères fournit, en fait, la clé de la suspension paradoxale de l'auteur:

Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. (Des Ouvrages de l'esprit, 1, p. 82)

Ce qui est significatif, n'est pas tant le fait que La Bruyère, comme beaucoup de ses contemporains, se lamente sur la décadence de l'écrivain moderne qui ne parvient pas à rivaliser avec les modèles anciens, mais le fait que l'autorité de l'auteur, au lieu d'être confirmée par les écrits des Anciens, se trouve au contraire minée par le fait que cette comparaison révèle le gouffre insondable qui sépare la pensée des deux individualités en présence. En outre, le dialogue interne du texte et de ses sources classiques, en instituant un débat implicite entre auteur et auctor, œuvre au niveau de la dé-réalisation du texte du premier, et souligne le décalage entre la pensée et sa matérialisation dans l'écrit. D'où cette remarque qui conclut le premier chapitre des Caractères, et met l'accent sur la forme esthétique:

HORACE ou DESPREAUX l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi? (Des Ouvrages de l'esprit, 69, p. 100)

De toute évidence, l'auteur moderne, même s'il doit glaner la matière de son sujet auprès de son auctor, détient la capacité de faire sienne cette matière en l'incarnant dans l'objet esthétique. Il est cependant très important de noter la manière dont, dans le texte cité, l'ambiguïté du mot dire - qui dans un premier temps est soumis à un télescopage implicite avec écrire, pour se retrouver finalement associé avec penser - renferme symboliquement les configurations herméneutiques du texte: le texte écrit équivaut tout d'abord à la parole, mais tous deux ne sont finalement qu'une manifestation approximativede la pensée. Ce que La Bruyère indique par cette formulation n'est pas seulement le chasme existant entre la pensée et sa transposition dans le mot et la parole, mais aussi l'abîme profond qui sépare le langage et le texte: «Chacun croit penser bien, et écrire encore mieux ce qu'il a pensé» (De la chaire, 27, p. 384). Et, paradoxalement, l'acte de la parole approche plus la justesse de la pensée que ne le fait le texte écrit: «II me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut l'écrire» (De la société et de la conversation, 78, p. 166). Cependant, il est essentiel de réaliser que cette

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économie d'esthétique transactionnelle entre auteur et auctor, contient une adresse implicite au lecteur. Si nous analysons à présent la déclaration initiale,mais cette fois du point de vue du lecteur, nous devons admettre que celui-ci est confronté à un paradoxe fondamental: Les Caractères s'ouvrent, en réalité, sur une sorte de provocation au lecteur dans la mesure où La Bruyère prétend offrir au public un ouvrage édifiant, tandis que les premièreslignes affirment l'impossibilité de dire quoi que ce soit («Tout est dit...»). Herméneutiquement parlant, l'auteur, reniant sans vergogne, quoiquesur un plan rhétorique, son œuvre même, annule sans réserve le contrat implicite avec le lecteur au moment même où il la lui présente. Néanmoins, le contrat n'est pas résilié et le livre, de par sa construction fragmentaire, crée des espaces interstitiels entre les réflexions, et invite implicitement le lecteur à tenter de reconstituer une signification inhérente à l'ensemble du texte7.

Si le premier chapitre débute et s'achève par le commentaire de l'auteur sur l'art de l'écrivain, l'ensemble du livre a pour conclusion - cela peut sembler un lieu commun - la conscience éclairée de l'auteur vis-à-vis de l'avenir de son œuvre, et de la réception par ses futurs lecteurs. Il est clair, à présent, que La Bruyère perçoit l'auteur et son texte comme étant, dans le domaine temporel, d'une nature hybride, suspendus comme ils le sont entre le passé et l'avenir: effectivement, son œuvre peut être considérée comme régressive dans la mesure où elle se fonde sur l'interprétation des Anciens par l'auteur, et, simultanément, progressive en raison du fait que l'acte interprétatif du futur lecteur lui confère sa validité, même si l'auteur n'est pas absolument confiant dans le bon vouloir de son lecteur: «On lit son livre, quelque excellent qu'il soit, dans l'esprit de le trouver médiocre» (De la chaire, 27, p. 384). Le texte, en tant que traduction du lecteur d'une traduction des Anciens par l'auteur8, est donc une traduction deux fois remaniée: «Un vieil auteur et dont j'ose rapporter ici les propres termes, de peur d'en affaiblir le sens par ma traduction, dit...» (De la cour, 54, p. 213). Si nous nous arrêtons maintenant à considérer que le texte de l'auteur ancien n'offre qu'une traduction appauvrie de sa pensée authentique, et que, comme l'écrirait Heidegger, le dire de la pensée ne peut pas être immobilisé9, l'acte de traduction par l'auteur moderne s'avère, tout bien compté, trois fois remanié. Ainsi le sens du texte est-il suspendu en permanence sous les couches successives de l'interprétation, tandis que les frontières entre les rôles d'auteur et de lecteur apparaissent incontestablement fluides: «Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a nulle part, et que l'auteur aurait soumis à sa critique» (Des Ouvrages de l'esprit, 56, p. 97).

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II existe cependant dans le texte de La Bruyère d'autres modalités d'adresse implicite au lecteur. Par exemple, la forme exclamative fréquemment utilisée par La Bruyère n'implique-t-elle pas que le lecteur doit participer à l'émotion de l'auteur, c'est-à-dire être inéluctablement complice de ses réflexions? De même, l'usage répété du nous, et bien que La Bruyère l'utilise pour introduire un sentiment d'universalité, ne fonctionne-t-il pas également pour instaurer le dialogue avec le lecteur, ou plus précisément, un mode ironique de dialogue dans lequel la familiarité insolite de l'auteur avec P«hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère», constitue une accolade, ou embrassade, ironique, que réfute inconsciemment le lecteur. Le principe déjà mentionné de l'affirmation négative peut être illustré dans l'exemple suivant: «Nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes dehors, que nous les ferions par inclination ou par devoir» (De l'homme, 64, p. 276). Ici divorcent forme et substance, car si le texte prend qualité d'existence seulement par et dans sa réception et réalisation par le lecteur, la réalisation de sa substance peut être refusée par le lecteur récalcitrant. Et cependant La Bruyère tente de se rapprocher de son lecteur. La Bruyère ne se défend-il pas de vouloir «faire le législateur» (p. 79) en matière de mœurs? Ne veut-il pas, à l'inverse, donner à ses sentences la forme de propos familiers, d'impressions personnelles? Du reste, dans les limites de l'économie d'une esthétique transactionnelle entre l'auteur et le lecteur, il ne faut pas oublier que par le pouvoir médiateur de l'interprétation, le fait, ou signification du texte, est finalement suspendu ou dé-réalisé, ce dont La Bruyère rend compte dans son Discours de réception à l'Académie Française: «Je dis en effet ce que je dis, et nullement ce qu'on assure que j'ai voulu dire: et je réponds encore moins de ce qu'on me fait dire, et que je ne dis point» (p. 421). Et pourtant, en dépit des insuffisances manifestes des pouvoirs médiateurs de l'interprétation, La Bruyère étend au lecteur une offre continue à percevoir le sens de son texte: «(...) c'est à vous de pénétrer dans mon sens» (p. 41), note Théophraste dans sa préface; La Bruyère ne pourrait que l'approuver.

Si l'objet esthétique trouve son être dans les espaces interstitiels qui séparentauteur, auctor, et lecteur, une dimension supplémentaire, qui se manifestedans et par les modes fluides du parler et du dire, est ajoutée au texte par le rapport interne entre l'auteur et le texte. Tout d'abord, il convient de noter que la présence de l'auteur dans le texte non seulement personnalise les simili maximes de La Bruyère, mais sert aussi à différencier deux formes scripturales: le fait per se objectivement enregistré, et le fait présenté à traversle prisme de la conscience de l'auteur, et donc enregistrant le décalage inévitable entre la pensée et son incarnation dans la matière. Ce qui sera davantage confirmé par le fait que la présence de l'auteur dans le texte n'est pas seulement enregistrée sous la forme du narrateur offrant à la première

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personne son commentaire sur les faits présentés («... je l'avoue», 127, p. 291; «...je veux dire», 65, p. 276; «Je me contredis, il est vrai», 93, p. 321; «...Que dis-je?», 69, p. 317 - les exemples sont presque infinis), mais aussi par la troisième personne tout ambiguë, le on, dans des emplois tels que: «Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent (...) qu'on les traite plus sérieusementque l'on n'a fait dans ce chapitre» (Des Esprits forts, 36, p. 397). Que l'auteur en offrant de son texte un commentaire très littéral puisse choisir de s'en distancer en s'insinuant dans la forme de la troisième personne après avoir adopté le masque de la première, et cela immédiatement après avoir utilisé le on universel et indéfini, souligne le paradigme herméneutique proposépar le texte et donc, la dé-réalisation effectuée par la conscience de l'auteur se livrant à une déconstruction de la vérité qu'il cherche, en principe, à poser. De plus, si l'objet esthétique est dé-réalisé par le dialogue entre l'auteur et le texte, il est également désarticulé par la présence de l'auteur dédoublé et ne dialoguant finalement qu'avec lui-même: «Je commence à me persuader moi-même que j'ai fait le portrait de deux personnages tout différents»(Des Jugements, 56, p. 314). Ainsi, la structure auto-réflexive appartenantà la conscience d'auteur reflète-t-elle le vortex interstitiel de l'ensemble du texte. Mais, si les faits sont dé-réalisés par le biais de la conscience de l'auteur, par conséquent attribuant le mensonge au texte, celui-ci est affirmé sur l'assurance que le fait est, suivant la perception de la condition humaine selon La Bruyère, inaccessible tant dans les limites de l'objet esthétique qu'en dehors de celles-ci, étant donnée la tendance irrépressible qui pousse l'homme vers l'imaginaire, voire le mensonge: «L'homme est né menteur (...); et l'homme n'aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable» (Des Esprits forts, 22, p. 392). Si, en termes d'existentialisme, la vérité est un fait imaginaire,une fiction, la narration de faits dans le cadre de l'imaginaire implique clairement un redoublement de dé-réalisation. D'où il s'ensuit que la seule forme imaginaire véritable est celle qui correspond le plus à l'illusion mensongèrede la réalité par la révélation de ses fondements illusoires au cours de la découverte de sa «facticité» dans les espaces interstitiels qui sous-tcndentl'objet esthétique. Bien avant Nietzsche, La Bruyère avait eu l'intuition du fait que la vérité n'est qu'une «armée mobile de métaphores10».

Si nous examinons à présent le portrait de l'auteur engagé dans un dialogue,non plus avec son auctor, son lecteur, ou soi-même, mais avec un quelconqueinterlocuteur imaginaire, on constate que les modalités de la suspensiondu texte précédemment décrites s'appliquent à la lettre. Dans le passage que nous avons cité - où La Bruyère spécule sur la nature de l'imaginaire, de la fiction, et sur l'impossibilité de rendre compte avec exactitude des faits par le canal médiateur de l'imagination - on trouve le dialogue suivant entre l'auteur et son interlocuteur imaginaire, inséré dans une réflexion principalementnarrée

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mentnarréeau discours indirect libre, mais exprimé, par moments, par le
truchement de la conscience de l'auteur:

Une chose arrive aujourd'hui, et presque sous nos yeux: cent personnes qui l'ont vue la racontent en cent façons différentes; (...). Quelle créance donc pourrais-je donner à des faits qui sont anciens et éloignés de nous par plusieurs siècles? quel fondement dois-je faire sur les plus graves historiens? que devient l'histoire? César a-t-il été massacré au milieu du sénat? y a-t-il eu un César? «Quelle conséquence! me dites-vous; quels doutes! quelle demande!» Vous riez, vous ne me jugez pas digne d'aucune réponse; et je crois même que vous avez raison. Je suppose néanmoins que... (Des Esprits forts, 22, pp. 392-93)

De ce passage nous pouvons conclure que le compte rendu impersonnel des faits est inévitablement médiatisé par la conscience de celui qui perçoit les faits, ce compte rendu étant en outre ultérieurement dé-réalisé par sa traduction dans l'imaginaire, dans la fiction, où il est médiatisé par l'écran de la conscience de l'auteur. Il est curieux de noter la façon dont lé texte enregistre les différents niveaux de dé-réalisation: si l'introduction du dialogue entre l'auteur et son interlocuteur fictif, imaginaire, réactive symboliquement la dé-réalisation qu'implique l'acte de la prise de conscience, cette même déréalisation est suspendue par le retour soudain au discours indirect, qui pose l'auteur comme se désavouant lui-même - affirmation négative qui s'abolit finalement dans la déclaration subséquente, tamisée par la conscience de l'auteur. Le message est clairement dans le médium de communication: la fiction suspend le fait qui est déjà, selon La Bruyère, une fiction.

Si la forme dialogique peut être considérée comme un instrument médiateurpar lequel le texte est irrévocablement dé-réalisé, le sens en étant perpétuellementdifféré, ce sera encore bien davantage le cas dans l'acte du discours,qui, dans l'œuvre de La Bruyère, peut être considéré comme une composante essentielle de son art du portrait. Si la forme dialogique souligne le décalage entre la pensée et son affirmation par la conscience, l'accent mis sur l'acte du discours révèle plutôt la disjonction existant entre la pensée et son incarnation dans la matière, ou, en d'autres termes, la fissure essentielle entre le signifiant et le signifié. Ce dernier point est peut-être le mieux illustrépar les réflexions de La Bruyère sur les Sannions dans lesquelles la perspective changeante du fait allégué est codée dans les modalités qui structurentles emplois du verbe dire: le passage débute par un «ouï-dire» rapportépar l'auteur et faisant allusion aux symboles héraldiques de la famille («J'entends dire...», 10, p. 193); l'argumentation se poursuit par un passage où l'auteur rabaisse les prétentions des Sannions («Je dirais volontiers aux Sannions...»), puis, se déplace pour s'adresser à un public plus large («Qui pourra dire...»). On présente ensuite au lecteur les opinions que les Sannions

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aimeraient penser que les autres entretiennent sur eux, Sannions («Les Sannions(...) veulent encore davantage que l'on dise d'eux...») et la manière employée par cette famille pour créer cette impression («Ils font un récit; (...). Ils parlent jargon et mystère (...); ils ont réciproquement cent choses plaisantes à se conter»). Dans ces derniers exemples, l'insistance mise sur l'acte du discours mine considérablement le fait qui est présenté, tant en ce qui concerne l'acte implicite d'interprétation en question (ici, en effet, dire est manifestement synonyme de penser), qu'en ce qui touche aux principes cratyliens sur le langage, où verba et res sont éternellement disjoints. Les fondements herméneutiques de l'argument avancé par La Bruyère sont, en outre, symboliquement codés dans la métaphore héraldique qui vient conférerau texte un niveau supplémentaire dans la distanciation; de même que les armes (héraldiques) ne suffisent pas plus à faire un homme, avance La Bruyère, que les habits de chasse ne font un chasseur, de même, on ne peut créditer les mots d'être identiques à leur substance.

Si, comme l'indique l'exemple précédent, la disjonction fondamentale de l'acte du discours est codée dans l'accouplement sémantique de dire et penser, cette équation ne se vérifie pas nécessairement dans tous les cas: d'autres illustrations de l'acte du discours montrent en fait, la mitoyenneté, ou contiguïté, sémantique de dire et écrire. Qu'il suffise, p'our notre propos, de préciser que si dire, en termes sémantiques, est suspendu entre penser et écrire, la raison doit en être attribuée aux configurations herméneutiques insérées dans le texte. Un exemple particulièrement éclairant, pour illustrer ce dernier point, est l'emploi que fait La Bruyère de la paralipse, forme rhétorique qui a pour fonction de suspendre ce qui, en apparence, a été posé:

«Diseurs de bons mots, mauvais caractère»: je le dirais, s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante: cela n'a pas été dit, et je l'ose dire. (De la cour. 80. dd. 220-2lì

Ainsi, l'intention de l'auteur - suspendu entre Yauctor et le texte - d'émettre la maxime, dépend, et cela est particulièrement révélateur, du fait de savoir si elle a déjà été émise. Or, étant donné qu'elle a déjà été émise, il préfère ne pas la dire. Cependant, le fait demeure, littéralement, en dépit de l'intention de l'auteur de ne pas l'énoncer, par simple renversement de la prétérition. L'argument entier est alors inversé par la prétérition placée en conclusion, où l'auteur, en déclarant que l'affirmation précédente n'a pas été dite, pose manifestement ce qu'il est censé nier. Un autre exemple de l'emploi de la paralipse par La Bruyère, comme mécanisme de dé-réalisation, se trouve dans la conclusion de sa Préface aux Caractères:

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Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire,
que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que
l'on remarque mieux, (p. 79)

Si La Bruyère consent apparemment à ce que ses talents d'observateur soient critiqués, cette affirmation est immédiatement dé-réalisée par l'affirmation suivante, qui en soi doit être niée, de sorte que la prétendue critique de ses talents soit suspendue. De toute évidence, le sens réside moins dans les mots posés, que dans leur pouvoir de négation et de suspension. Ainsi, le procédé rhétorique de la paralipse apparaît comme l'analogon parfait de la disjonction cratylienne entre verba et res et donc, de l'inévitable dé-réalisation du texte constitué par les espaces interstitiels séparant langage, auteur, texte et sous-texte - phénomène admirablement identifié dans l'adresse de La Bruyère au lecteur lorsqu'il présente son commentaire sur les pensées que lui inspirent le mot: «Déclarerai-je donc, ce que je pense de ce qu'on appelle...» (De quelques usages, 19, p. 355).

Si l'acte du discours est utilisé par La Bruyère comme véhicule de dé-réalisation,ce mécanisme doit être considéré comme l'une des nombreuses techniques employées par La Bruyère pour atteindre une même fin. L'usage de la supposition, de l'hypothèse, par l'auteur recourant à la construction introduite par si, qui en soi est une affirmation du contraire, est particulièrementinstructif. L'omniprésence envahissante de cette structure dans l'œuvre de La Bruyère est remarquable. Dans sa forme la plus dépouillée, cette structure apparaît dans l'équilibre classique de si... suivi de sa résolution: «Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne» (Des Esprits forts, 50, p. 411). A cette supposition, La Bruyère ajoute cependant un correctif: «et si on les goûte, je m'en étonne de même». Nous sommes, dans cette réflexion conclusive aux Caractères, témoins d'une curieuse modification de la formule traditionnelle; d'ordinaire, lorsque se juxtaposent deux affirmations en supposition,l'hypothèse détermine invariablement l'issue, ou résolution, de la supposition; soit, «si A, donc B; si C, donc D». Or, dans l'exemple cité, La Bruyère altère quelque peu les paramètres de l'hypothèse en rendant, pour les deux affirmations en supposition, identique l'issue, ou résolution, attendue,ce qui a donc pour effet d'inverser la force directionnelle de l'argument en lui faisant réintégrer l'hypothèse initiale. Si deux hypothèses différentes ont une résolution identique, la valeur de l'hypothèse, et donc de tout l'argument,est nécessairement suspendue, ce qui situe donc la signification voulue dans l'espace interstitiel qui sépare l'ouverture alla bravado et la fausse modestiefinale. Du reste, étant donné le réseau étendu des interstices ironiques qui sous-tendent l'œuvre entière de La Bruyère, le fait que cet exemple particulier vienne conclure son opus n'est pas le fruit du hasard. Un exemple supplémentaire illustrera ce trait caractéristique de toute l'œuvre de La

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Bruyère: la suspension de l'hypothèse - en soi une autre forme de suspension.Dans
l'exemple suivant - dont nous ne donnons qu'un extrait - la
construction avec si n'apparaît pas moins de six fois en dix lignes:

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir. (Des Grands, 31, p. 233)

Notons tout d'abord que la double hypothèse dans la proposition principale est suspendue de bout en bout, la seconde hypothèse démontant, dé-réalisant, la résolution de l'hypothèse initiale. La seconde hypothèse est ensuite elle-même hypothétisée («et si elle naît...»), la résolution étant exprimée, non en termes factuels, mais conjecturaux qui, bien qu'exprimant l'opinion de l'auteur, n'en sont pas moins déguisés sous le masque de l'impersonnalité («il semble...»). Il n'est pas inhabituel non plus dans l'œuvre de La Bruyère de rencontrer une forme d'hypothétisation triple. Dans le passage bien connu, narré dans une forme pseudo-dialogique11, où La Bruyère déclare que l'ordre implacable de l'univers implique nécessairement une divinité créatrice - argumentation qui évoque immédiatement une analogie avec l'objet esthétique - les spéculations du narrateur sont artistiquement présentées sous forme de questions rhétoriques dont la fonction est de faire naître l'approbation tacite du lecteur. Ce qui nous intéresse surtout ici, n'est pas tant la nature des spéculations en soi, que la manière suivant laquelle elles en viennent à être suspendues, ou si l'on veut, désarticulées. Le passage suivant illustre à merveille les niveaux multiples de la dé-réalisation dans le texte:

Qu'est-ce pourtant que cette pièce de terre ainsi disposée, et où tout l'art d'un ouvrier habile a été employé pour l'embellir, si même toute la terre n'est qu'un atome suspendu en l'air, et si vous écoutez ce que je vais dire? (Des Esprits forts, 43, p. 401)

La première proposition avec si suspend la question rhétorique initiale, les deux étant ultérieurement dé-réalisées par le questionnement de l'auteur sur les réactions de son interlocuteur à ses élucubrations. En effet, suivant ce triple type de suspension, ce qui est «suspendu en l'air» n'est pas tant la terre, que le questionnement lui-même: le fait est littéralement suspendu par la fiction.

Une forme un peu différente de la construction avec si apparaît lorsque cette dernière, dotée d'une signification temporelle marquée, est employée comme faisant partie du postulat herméneutique. Dans le portrait satirique de l'hypocrite Onuphre, par exemple, la construction avec si, qui doit être lue dans le contexte d'une proposition adverbiale de temps, mettant en hypothèsedes situations imaginaires, doit inéluctablement être comprise comme

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une pressante invitation au lecteur à synthétiser et interpréter l'événement hypothétique. En somme quel que soit le genre particulier de la mise en hypothèse, le fait reste que sa rhétorique révèle finalement les fissures sémantiquesconstituées par les espaces interstitiels qui sous-tendent le texte en apparence posé.

Il apparaît donc pour La Bruyère que le sens est perpétuellement suspendu, le texte mobile et comme issu de la corne d'abondance, «the cornucopian text», articulant ses désarticulations ironiques dans et par les espaces interstitiels constitués par les configurations herméneutiques du texte fondé sur une esthétique transactionnelle. L'homme de lettres, suggère La Bruyère, est «trivial» au sens étymologique du terme, c'est-à-dire qu'il se trouve à un carrefour, qu'il s'offre à tous les regards12. D'une façon similaire, estimerions-nous, l'objet esthétique est trivial en ce sens qu'il est, lui aussi, une sorte de creuset exigeant un examen, sous tous les angles possibles, du soustexte enserré dans les modalités diverses qui, paradoxalement, réalisent le sens à travers sa dé-réalisation dans les espaces interstitiels ironiques dont le texte est composé. C'est alors seulement que le silence éternel de ces espaces scripturaux, à la manière d'Onuphre, parle.

Il est cependant important de préciser que La Bruyère n'est pas le seul à présenter une forme problématique de la littérature, qui, par sa désagrégation non seulement ré-active le procédé par lequel elle génère son propre sens, mais aussi met en question la valeur référentielle du langage en tant que code. Le problème de Pauto-spécularisation du texte, ainsi que l'a bien illustré Terence Cave13, doit être considéré comme représentant en abrégé la littérature de la Renaissance, aussi bien dans les textes latins des théoriciens humanistes que chez les écrivains français de langue vernaculaire. Comme tel, il traduit un changement radical par rapport à l'esthétique médiévale et aux doctrines classiques avec leur insistance sur les théories de l'imitation. Si notre exploration de la problématique du texte ironique auto-réflexif s'est concentrée sur les diverses modalités de dé-réalisation effectuées dans l'espace interstitiel entre langage, auteur, texte et sous-texte dans un contexte historique précis, il conviendrait également d'évaluer l'interstice diachronique qui sépare les procédés ironiques pratiqués par l'écrivain classique des théories modernes de l'ironie romantique, qui reposent également sur l'affirmation d'un objet d'art auto-spécularisant et auto-consommateur14.

Judith Spencer

Camrose Lutheran University College, Canada

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Résumé

La Bruyère est certes un moraliste, mais c'est aussi un écrivain hyper-conscient des
paradoxes de l'écriture. En effet, si les réflexions du moraliste offrent, par le miroir de
ses écrits, le reflet de son époque, elles n'en sont pas moins littéralement minées par



Notes

1. R. Barthes, «La Bruyère», in Essais Critiques (Paris. Seuil, 1964), pp. 221-37.

2. Ibid., p. 236.

3. Jules Brody, Du Style à la pensée: Trois études sur Les Caractères de La Bruyère (Lexington. Frenen Forum, 1980). Aux théories linguistiques de Barthes et de Brody, on pourrait ajouter la théorie éthique de Louis Van Delft (La Bruyère moraliste: Quatre études sur Les Caractères [Genève. Droz, 1971]) qui démontre la disjonction fondamentale de l'homme écartelé, sur le plan moral, entre l'idéal d'honnêteté décrit par le Castiglione, qui implique une adaptation de l'individu à la société, et celui de l'homme existentiel de la fin du Siècle d'Or espagnol chez Gracian, qui implique que l'individu est responsable de lui-même.

4. Shelley, dans son sonnet (Lyrics and Shorter Poems [London. Dent, 1966], p. 275), écrit: «Lift not thè painted veil which those who live cali Life».

5. La Bruyère, éd. R. Pignarre (Paris. Garnier-Flammarion, 1965). Toute citation ultérieure sera tirée de cette édition et notée dans le corps du texte.

6. Robert Garapon, Les Caractères de La Bruyère: La Bruyère au travail (Paris. SEDES, 1978), p. 82.

7. Barthes (op. cit., p. 234) définit curieusement Les Caractères comme «le scrapsbook [sic] de la mondanité». Dans le même passage, il explique la structure fragmentaire du texte par le fait que le fragment occupe une place intermédiaire entre la maxime, en tant que métaphore pure, et l'anecdote, en tant que récit.

8. Cf. Montaigne: «II y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses». Cité par J. Derrida, L'Ecriture et la différence (Paris. Seuil, 1967), p. 409.

9. Cf. M. Heidegger, «The Thinker as Poet», in Poetry, Language and Thought (New York. Harper and Row, 1975), p. 11.

10. Nietzsche, «On Truth and Lie in an Extra-Moral Sensé», in The Portable Nietzsche, éd. et trad. W. Kaufmann (Harmondsworth. Penguin, 1982), p. 46.

11. Sous le nom de Lucile, La Bruyère s'adresse à Fontenelle, qui avait publié en 1686 ses Entretiens sur la pluralité des mondes.

12. «Ehomme de lettres (...) est trivial comme une borne au coin des places; ...» (p. 172).

13. lèrence Cave, The Cornucopian Text: Problems of Writing in the French Renaissance (Oxford. Oxford University Press, 1979).

14. Cf. (i) L. Furst. Fictions of Romantic Irony in European Narrative, 1760-1850 (London. MacMillan, 1984). (ii) M. Gurewitch, European Romantic Irony. Diss., Columbia University, 1957. (iii) G. Handwerk, Irony and Ethics in Narrative: From Schlegel to Lacan (New Haven. Yale University Press, 1985). (iv) A. Mellor, English Romantic Irony (Cambridge. Cambridge University Press, 1980). (v) D. Simpson, Irony andAuthority in Romantic Poetry (London. MacMillan, 1979).

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les réflexions scripturales, Yars scribendi de l'écrivain. La présente étude se propose de déterminer la genèse, l'origination d'un texte auto-réflexif, qui, par sa désagrégation,narre non seulement la fable de son engendrement, mais, de plus, met en question la valeur référentielle du langage en tant que code. En outre, au-delà de l'exploration de la problématique du texte auto-réflexif, le texte de La Bruyère entreprend,en fait, de représenter le moment où la pensée affronte une aporie engendrée par une rhétorique qui insinue ses propres principes de fonctionnement à l'intérieur même de la signification qu'elle cherche à établir. Eexploration de la problématique du texte auto-réflexif et des diverses modalités de différenciation effectuées par l'espaceinterstitiel entre langage, auteur, texte et sous-texte, révèle en fin de compte non seulement la modernité de l'écrivain «classique», mais elle entraîne également la réévaluation du concept d'ironie romantique en tant que parábase permanente et auto-spécularisation [schône Selbstbespiegelung] de l'objet esthétique.