Revue Romane, Bind 26 (1991) 1

Les réflexions de La Bruyère sur Molière et le langage comique

par

Homayoun Mazaheri

Dans le Discours sur Théophraste, La Bruyère fait allusion à Molière. Dans trois fragments des Caractères, il est directement question de lui; dans beaucoup d'autres, il est fait implicitement mention de lui, particulièrement dans des passages inspirés par lui. Molière a marqué La Bruyère, comme on le sait, et notre intention n'est pas de rappeler les parallélismes existant entre les deux œuvres. Ce qui nous intéresse ici, c'est le point de vue de La Bruyère sur le langage comique et l'intérêt qu'il porte à Molière, en tant qu'éminent auteur comique. La Bruyère n'hésite pas à le mettre au même niveau que Térence, manifestant pour tous deux une égale admiration.

Nous voudrions d'abord présenter quelques passages des Caractères où il est explicitement question de Molière. Ensuite, nous passerons à une analyse des réflexions sur le comique, éparpillées à travers ce livre. Nous nous demanderons aussi dans quelle mesure La Bruyère se qualifie lui-même indirectement d'auteur comique.

Le nom de Molière apparaît à la fin du fragment 19 du chapitre Des Jugements,comme exemple d'auteur de premier ordre, au même titre que La Fontaine. Rappelons aussi que dans ce fragment, La Bruyère critique ceux qui opposent la politique à la science, sous prétexte qu'un savant serait incapable de diriger les affaires d'un pays. Ainsi, exprime-t-il son désir d'un état géré par des savants. Qu'est-ce qu'un savant? Eh bien un sage, un écrivainou poète de valeur; un penseur ou un artiste humaniste, dirions-nous aujourd'hui. Quand La Bruyère veut donner l'exemple d'un remarquable dirigeant politique, il songe à Richelieu; pour citer un sage proprement dit, il mentionne Antonin, et enfin, quand il pense aux artistes de la langue (la langue étant, précise-t-il, «la clef ou l'entrée des sciences»), ce sont les noms

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de Molière et de La Fontaine qui lui viennent à l'esprit. Or, nous ne croyons pas que ces noms soient cités par hasard. Outre l'affinité idéologique qui existe entre La Bruyère et ces auteurs-là, le point commun essentiel, dans le présent fragment, est le point de vue sur la langue et la réflexion implicite sur le langage. Le fragment 19 des Jugements est très sarcastique, et la critique du pédantisme héllénomane qu'y fait l'auteur n'est pas sans rappeler celle de Molière, dans Les Femmes Savantes par exemple. Voici comment il se moquede cette espèce de pédantisme: «II sait le grec (...) c'est un philosophe. Et en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec, et par cette raison, était philosophe.» (J 19, p. 355)\

Au n° 38 des Ouvrages de l'Esprit, se repose la double question de Molière et du langage, mais cette fois-ci directement. Ici, La Bruyère exprime son goût pour le langage comique et son idéal en matière de littérature comique: il s'agirait d'une synthèse de Térence et de Molière:

II n'a manqué à Tërence que d'être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme et d'écrire purement: quel feu, quelle naïveté, quelle source de bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques\ (OE 38, p. 80)

Nous retrouvons encore le nom de Molière dans le fragment 63 du chapitre De la Cour. Ce fragment pourrait expliquer une apparente contradiction qui continue à faire s'interroger la critique. Vu que le public de Molière était essentiellement composé de courtisans, certains prétendent que cet auteur soutenait la Cour et la noblesse. Mais La Bruyère interprète Molière comme un critique de celles-ci et estime que le rire du courtisan spectateur de ses pièces n'est qu'un faux rire, sans relation avec le rire du dramaturge. Dans ce pays qu'est la Cour, «les joies sont visibles mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels» (C 63, p. 242). Pour le courtisan, le théâtre de Molière n'est qu'une partie de plaisir, au même titre que les repas et la chasse. C'est un lieu où lui-même vient jouer la comédie: il ne vient pas pour voir Molière, mais pour être vu des autres:

Qui croirait que l'empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d'espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses? (C 63, p. 242)

Ainsi, après avoir loué le langage comique de Molière, La Bruyère le
range de son côté dans sa critique de la société.

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Nous commencions cette étude par une allusion à Molière faite dans le
Discours sur Théophraste. Relisons ce passage:

Les savants, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées [il s'agit des Caractères de Théophraste] et à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la comparant d'ailleurs avec celle du poète Ménandre, disciple de Théophraste, et qui servit de modèle à Tërence, qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s'empêcher de reconnaître dans ce petit ouvrage la première source de tout le comique: je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux. (DT, p. 6)

Inutile d'insister sur l'allusion à Molière, bien évidente. On retrouve ici l'idée principale exprimée au n° 38 des Ouvrages de l'Esprit. Le mot fondamental est, semble-t-il, le mot comique. La Bruyère prétend que son modèle, son inspirateur Théophraste, est le premier grand comique de la littérature («la première source de tout le comique»). Ainsi, en entendant par le comique non seulement le langage de la comédie, mais celui de la satire en général, La Bruyère se veut lui-même un auteur comique2. Si sur le plan de la forme, c'est celle fragmentaire de Théophraste qu'il choisit, sur le plan de l'esprit, n'est-ce pas, comme il l'a indirectement exprimé, une synthèse de Térence et de Molière qu'il se promet d'atteindre? Et tout comme Molière qui se proposait de «faire rire les honnêtes gens», La Bruyère entreprend de faire «rire les sages et les vertueux». La Bruyère insiste bien sur ce mot rire. Mais de quoi devrait-il rire, le «sage» de La Bruyère?

A la quatrième édition des Caractères, La Bruyère donne cette définition de l'homme ridicule: «L'homme ridicule est celui qui, tant qu'il demeure tel, a les apparences du sot» (J 47, p. 366). Il y ajoute: «Le sot ne se tire jamais du ridicule, c'est son caractère; l'on y entre quelquefois avec de l'esprit, mais l'on en sort». Autrement dit, un homme d'esprit peut aussi, fortuitement, tomber dans le ridicule, mais il peut en sortir. La Bruyère apporte justement cette précision à la septième édition: «Une erreur de fait jette un homme sage dans le ridicule». Le parfait ridicule, c'est donc le sot. Or, qu'est-ce que le sot? En voici une définition bien cartésienne:

Le sot est automate21, il est machine, il est ressort; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité; il est uniforme, il ne se dément point: qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie; c'est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle: il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce. Ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme; elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose. (H 142, p. 343)

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II existe donc selon La Bruyère, trois sortes de ridicules: 1) les parfaits ridicules ou les sots, ridicules congénitaux, 2) les sages qui commettent par hasard des actes ridicules, ridicules provisoires, 3) enfin ceux qui se croient fins et supérieurs, ceux qui sans raison, rient de ce qui ou de celui qui n'est pas ridicule. La Bruyère pardonne facilement aux ridicules des deux premières catégories; il est par contre implacable envers ceux de la troisième. Or, ce qui est notable, c'est que le mauvais railleur que La Bruyère se plaît à railler à son tour, appartient en général à la classe des «grands»:

Quelque profonds que soient les grands de la Cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître ce qu'ils ne sont pas et pour ne point paraître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui et à jeter un ridicule souvent où il n 'y en peut avoir. Ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'oeil, admirables sans doute pour envelopper une dupe et rendre sot celui qui l'est déjà, mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit, qui saurait se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageait pas à une fort grande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux, dans lequel il se retranche; et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui. (G 26, p. 262)

La Bruyère oppose l'homme de cour à l'homme d'esprit et désarme le mauvais railleur. Faisant ensuite allusion au despotisme régnant, il souligne la position sociale inférieure de l'homme d'esprit (autrement dit l'intellectuel bourgeois), qui ne peut répondre à la raillerie du «grand», à cause du danger qu'il encourt (La Bruyère met bien l'accent sur le «dangereux caractère du courtisan»). Ainsi, le dernier recours de l'homme d'esprit face à la raillerie injuste du «grand» sera «une fort grande retenue», c'est-à-dire un silence méprisant.

Voici un autre mot piquant de La Bruyère, tendant à désarmer l'arrogance du «grand» railleur: «La moquerie est souvent indigence d'esprit» (SC 57, p. 169) ou encore: «Rire des gens d'esprit, c'est le privilège des sots» (SC 56, p. 169). Et puis, dit-il encore ailleurs, l'homme d'esprit est indifférent à la raillerie: «Une grande âme est au-dessus (...) de la moquerie» (H 81, p. 323). Mais La Bruyère poursuit encore son attaque sarcastique et cherche les raisons qui poussent les «grands» à railler. Pure sottise pense-t-il:

II y a des gens à qui ne connaître point le nom et le visage d'un homme est un titre pour en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet homme; ce n'est ni Rousseau, ni un Fabry, ni la Couture*: ils ne pourraient le méconnaître. (C 38, p. 232)

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Le «grand» rit aussi tout bêtement à la vue d'un singe ou d'un nain.
Pourquoi cette puérilité? C'est que

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte: les gens moins heureux ne rient qu'à propos. (G 27, p. 262-63)

Ainsi, le grand, le très riche, rit-il aussi bien des gens d'esprit que des
pauvres gens, des handicapés, des animaux et des sottises. Son rire est à la
fois injuste et insignifiant.

Revenons à présent à la question de la satire en tant que langage littéraire et
comique. Qu'est-ce que la bonne satire et comment La Bruyère justifie-t-il
son entreprise intellectuelle à lui?

Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus: il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. (OE 65, p. 94)

Que La Bruyère ait songé ici à lui-même comme l'a prétendu Taine ou à Boileau, au dire de Michaut (p. 238-39), la question, comme celle des clefs, est à notre avis une question sans grand intérêt. Ce qui importe, c'est ce qui est implicitement exprimé sur le plan social et politique. D'abord, La Bruyère ne vise pas ici l'homme universel, mais un homme bien déterminé dans l'espace et le temps: il s'agit bien d'un homme «né chrétien et Français». Probablement tout humaniste contemporain comme lui-même ou Boileau: penseur ou artiste. Ce qui est également important à noter, c'est la critique politique qui se dégage de cette phrase. En effet, si le penseur, l'écrivain chrétien, n'est pas heureux et libre, sinon pourquoi aurait-il recours au moyen indirect de la satire, c'est que le régime du Roi Très Chrétien n'est pas si chrétien que cela et qu'il est même tyrannique. Les mots mis en relief dans cette phrase sont «contraint» et «défendus». Cependant cela n'est pas nécessairement une critique de la personne même du Roi. Philip Berk a vu dans ce fragment l'expression d'une certaine nostalgie: celle d'un âge d'or littéraire où l'artiste était entièrement libre et où il n'y avait point de censure (p. 132). Ce qui est sûr en tout cas, c'est que La Bruyère justifie le genre satirique sous un régime despotique et exprime implicitement son désir de vivre dans une société où l'homme d'esprit (l'intellectuel) serait libre et respecté.

Tout en voyant dans la tendance à la raillerie, une tare de l'homme («c'est,
dit-il, une chose monstrueuse que le goût et la facilité qui est en nous de
railler, d'improuver et de mépriser les» autres...»)(H 78, p. 323), La Bruyère

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estime indispensable de dénoncer le ridicule. Il prétend que sa raillerie à lui
est au fond didactique. Son rire se veut positif et utile. C'est plutôt la raillerie
déplacée et vaine qu'il condamne:

II ne faut point mettre un ridicule où il n'y en a point: c'est se gâter le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres; mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce, et d'une manière qui plaise et qui instruise. (OE 68, p. 95)

Les lignes suivantes sur la comédie, montrent non seulement l'importance
du but moral chez La Bruyère, mais mettent aussi indirectement en évidence
son point de vue sur son propre langage, comique et théâtral, à sa façon:

Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poète d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur, il n'entre qu'à peine dans le vrai comique: comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie? «Ces caractères dit-on, sont naturels.» Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit. Y a-t-il rien de plus naturel? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; plus aussi il sera froid et insipide. (OE 52, p. 86-87)

La Bruyère rejette le naturalisme vulgaire et fait la critique de la comédie populaire, grossière et sans profondeur, qu'il qualifie de farce. Celle-ci n'a rien à voir, dit-il, avec la vraie comédie, dans laquelle le contenu moral s'exprime par le moyen d'un humour intelligent et fin.

C'est sur une note thérapeutique que nous aimerions terminer: La
Bruyère reconnaît tout de même que par delà la morale et la politique, il
reste à l'homme opprimé, un remède efficace à ses maux, le rire:

II faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. (C 63,
p. 147)

Homayoun Mazaheri

Auburn University, Alabama

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Résumé

Les réflexions de La Bruyère ayant trait à la comédie et au rire révèlent son désir d'être un grand auteur comique, et de dépasser même Tërence et Molière. La Bruyère analyse aussi le rire dans sa relation avec l'éthique, et exprime, par ce biais, une certaine vision sociale et politique.



Notes

1. Sigles employés: J (Des Jugements), OE (Des Ouvrages de l'Esprit), C (De la Cour), DT (Discours sur Théophraste), G (Des Grands), SC (De la Société et de la Conversation) et H (De l'Homme). C'est nous qui soulignons dans les citations.

2. Northrop Frye a bien mis l'accent sur le double côté humoristique (donc comique) et critique (moralisateur) de la satire: «Satire demands at least a token fantasy, a content which the reader recognizes as grotesque, and at least an implicit moral standard, the latter being essential in a militant attitude to expérience... Two things, then, are essential to satire; one is wit or humor founded on fantasy or the sensé of the grotesque or absurd, the other is an object of attack. Attack with humor, or pure denunciation, forms one of the boundaries of satire.» (p. 233-34)

3. Souligné par l'auteur.

4. id.

Références

Berk, Philip: La Bruyère and Juvenal. Classical and Modem Literature, IV, 1983-84.

Frye, Northrop: The Mythos of Winter: Irony and Satire, in: Modem Essays in Criticism,
Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1971. (Paru d'abord dans TheAnatomy
of Criticism, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1957.)

La Bruyère: Les Caractères. Edités par Robert Garapon. Paris, Garnier, 1962.