Revue Romane, Bind 26 (1991) 1

Movement into space: la belligérance de l'image dans La Bataille de Pharsale de Claude Simon

par

Else Jongeneel

1. La guerre au fil des pages

Dans le sillage d'Histoire (1967) qui rapporte une collection bariolée de photos et d'images, La Bataille de Pharsale (1969) confirme une fois de plus l'affinité de l'écriture de Claude Simon avec l'art pictural. La thématique centrale du roman, à savoir l'«ubiquité de la guerre multiforme, de la guerre comme moteur inutile et sordide de l'Histoire»1, est véhiculée par un groupe de cinq tableaux «guerriers» (della Francesca, Uccello, Bruegel, Cranach, Poussin) qu'entrecroisent les commentaires (distants ou passionnés) de cinq classiques belliqueux (César, Lucain, Plutarque, Tite-Live, Apulée).

A partir de La Bataille de Pharsale, un glissement se fait jour, dans les romans de Simon, de la présentation subjective du récit vers une énonciation neutre générée par le discours romanesque même. Le monde romanesque ne nous est plus présenté à travers le filtre d'une conscience déterminée (comme par exemple dans Le Vent, dans La Route des Flandres et dans Histoire), mais postule lui-même un sujet de perception, un point de vue anonyme, tel O. dans La Bataille 2.

Cette évolution de l'instance narrative se répercute sur le rapport entre texte et image (textualisée) dans l'économie du discours romanesque simonien.Plutôt que de compléter ou de mettre en abyme l'histoire narrée (fonctionstypiques de l'ekphrasis), la description ekphrastique ici gouverne le récit et en dicte les lois, de pair avec les quelques scènes dont se compose le répertoire narratif relativement pauvre du roman. Dans les scènes narrées la voix narrative est un «je» autobiographique relatant des souvenirs (de jeunesse,de guerre, de voyage), par contre dans les descriptions ekphrastiques elle s'efface derrière le regard anonyme détaillant les particularités de

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l'image. L'identité des différents narrateurs reste néanmoins problématique. Elle ne se singularise que dans les fragments concernant le voyage en Grèce, les scènes de traduction et les scènes de guerre: «Probablement des collines comme d'autres collines et une rivière comme d'autres rivières J'ai failli aussi crever dans un endroit où il n'y avait que des collines et une rivière comme partout ailleurs C'est toujours comme ça Mais c'est à cause de cette version »3. En outre, narrateurs et personnages se font connaître par le biais de Pintratextualité. Charles, Corinne, Van Velden et Odette, le lycéen et le cavalier sont des ombres familières aux lecteurs de La Route des Flandres et d'Histoire.

Cependant la polyphonie narrative est rédigée par un seul sujet écrivant, le logos du texte qui se présente en finale: «O. écrit: Jaune et puis noir temps d'un battement de paupières et puis jaune de nouveau» (p. 271). Cette dernière phrase du roman, copie exacte de la première sauf la «signature» de l'écrivain, postule un scribe organisateur. De même que de la moissonneuselieuse démantibulée, «la seule pièce intacte était le siège du conducteur» (p. 36), de même le texte morcelé conserve un régisseur qui en connaît les engrenages, à savoir «l'écrivain assis devant la fenêtre ouverte» que l'on rencontre dans plus d'un roman simonien4.

Effectivement, La Bataille est à la fois quête et enquête scripturale. Curieux de connaître les lieux où jadis, à travers la rencontre violente de César et de Pompée, s'est joué le sort du monde romain, le narrateur entreprend un voyage d'exploration vers les champs thessaliens de Pharsale. Cependant, l'enquête tourne bien vite en échec: «on ne peut pas continuer dis-je Et d'ailleurs ça ne mène à rien» (p. 36). C'est que l'imagination est impuissante à reconstituer le passé, à moins qu'elle ne triche: «de toute façon qu'est-ce que ça peut faire cette colline ou celle-là là-bas de toute façon les choses ne se sont jamais passées comme on l'imagine ou si tu préfères on n'imagine jamais les choses comme elles se passent en réalité (...) Alors fais comme tout le monde et décide qu'elles sont ce que tu crois voir et décide que c'est comme ça que ça s'est passé et alors ça se sera réellement passé ici» (pp. 88/89), conclut le voyageur avec un humour désabusé. Au milieu du «théâtre vide de la guerre déserté» (p. 92) l'unique vestige de la guerre civile est une dalle parsemée de lichens sur laquelle le narrateur, comme un César désœuvré, ne peut que poser le pied.

Si l'imagination secondée par l'enquête empirique ne saurait ressusciter le passé évanoui, la mémoire n'est guère plus fiable, de sorte que le narrateur en vient à douter de la véridicité de ses souvenirs: «est-ce qu'il y avait vraimentun terrain de football comment aurait-il pu y en avoir au milieu de toute cette caillasse il faudrait vérifier mais vérifier quoi (...) A la réflexion il y en avait un (...) puisqu'il m'a dit que j'allais nous flanquer dans le fossé et alors j'ai arrêté l'auto et pendant un bon moment nous les avons regardés

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courir et se poursuivre je peux me rappeler le bruit mat» (p. 97). Aussi le texte n'est-il pas reconstruction du passé révolu, mais procréation à partir de textes, d'images et de sons. Significativement, à l'origine du voyage en Grèce il y a un travail sur le langage, les ânonnements du lycéen trébuchant sur la prose césarienne de la Guerre Civile, «suite incohérente de mots cherchés dans le dictionnaire» (p. 51). Sur cette «textualité» de l'œuvre de Simon, Celia Britton s'exprime ainsi: «in Simon's case the emphasis is on the text as a structure of relations, above ail between words: the most striking feature of his reworkings of material already used is that thèse are not simply a répétitionof the same expérience (of war, childhood, etc.), but of the same words: expérience and words seem indissociable, and memory is always already a 'formof words'»5.

Le caractère constructeur du texte est surtout mis en lumière dans les dernières pages du roman qui décrivent la table de travail de l'écrivain (pp. 256-259, 268-271). Celle-ci est parsemée d'objets dont quelques-uns sont directement désignés comme «générateurs» textuels («Le casque fait penser à des bruits de métal», «Les ailes évoquent des images d'oiseaux», p. 257). Par conséquent toute la mosaïque des ustensiles posés sur la table en vient à dénoncer leur fonction génératrice. «A l'angle droit du bureau» trône le Petit Larousse, compendium indispensable, sur le dictonnaire se trouve une carte postale représentant un trompettiste (engendre les scènes de combat «guindées» à la della Francesca, et attire dans son orbite les fragments de Proust sur les coiffures cylindriques), «à demi dans [F]ombre» du dictionnaire un paquet de gauloises illustré d'un casque ailé (les batailles, Jules César, les pigeons), près du paquet une coquille Saint-Jacques utilisée comme cendrier projetant des ombres crénelées (cf. p. 176 les harnais des soldats - pour la thématique des détritus et des formes crénelées dans le roman, voir infra, resp. p. 84 et p. 95), touchant le paquet un sachet d'allumettes portant l'inscription «Corn's Auto School» (engendre la description de la moissonneuse Mac Cormick, et constitue une parodie du thème de renvoi immobile relié au sophisme de Zenon). Sur la gauche du dictionnaire, un billet de banque de mille lires (pour la description qu'il engendre, voir p. 193-195), entre le dictionnaire et le billet de banque, des pièces de monnaie en bronze (voir les scènes funèbres de l'oncle (du père?) distribuant les paies dans son bureau), à gauche une boîte de trombones, «mi-partie rouge et jaune, comme un costume de page Renaissance» (p. 270 - rappelle à la mémoire les joueurs de foot (p. 76), et les soldats dans «La Bataille de San Romano» d'Uccello). La boîte de trombones est posée «vers le bord extérieur de la table» (p. 270): l'écrivain ne semble guère avoir eu besoin de s'en servir. Tous les objets sur la table sont directement ou indirectement en contact avec le dictionnaire: l'assemblage des fragments textuels ne se fait pas à l'aide de «trombones», mais s'avère un montage réfléchi6 basé sur le lexique.

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L'évocation du passé est donc un travail sur les mots, plus précisément un travail sur le monde déjà mis en mots et en images. En soi, les documents restent muets. A titre d'exemple, le récit de guerre de Jules César n'apporte «rien d'autre que quelques mots quelques signes sans consistance matérielle comme tracés sur de l'air assemblés conservés recopiés traversant les couches incolores du temps des siècles (...) venant crever à la surface comme des bulles vides» (p. 91)7. Il faudra d'abord «déconstruire» par un labeur patient textes et images avant de pouvoir actualiser l'Histoire, c'est-à-dire la rendre visible dans sa mobilité toute-puissante.

La recherche du temps perdu qui mobilise l'œuvre de Simon provoque irrémédiablement un constat d'échec face à «l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps»8. Malgré cela, chaque roman de Simon défie pour ainsi dire le temps à travers la conception mythique qui est à sa base: le monde participe d'un mouvement cosmique qui est à la fois expansif et régressif, qui est progression et retour aux origines. Par là l'histoire de l'humanité revêt une dimension d'universalité a-temporelle qui rehausse le sort individuel des personnages jusqu'au rang de l'archétype9. Le glissement de l'individuel à l'archétype apparaît dans tous les textes de Simon: ainsi dans Le Vent, Cécile manifeste «cette imprévisible mobilité que semblent posséder les jeunes filles», dans La Route des Flandres, Corinne, pour le jockey Iglesias, est «une femme sans âge, comme une addition de toutes les femmes (...), quelque chose qui avait aussi bien quinze, trente ou soixante ans que des milliers d'années», à travers les lamentations de la fermière résonnent celles des «pleureuses de l'antiquité», «très loin dans le temps, ou de tous les temps, ou en dehors du temps»10, la grand-mère, dans La Bataille, ressemble à un «personnage d'un autre monde, vaguement irréel, vaguement mythique, invariable» (p. 125). Cette conception cosmico-mythique de l'histoire se répercute aussi sur le style du texte simonien, d'une grande richesse métaphorique, se caractérisant par ces méandres imagés où le narrateur, à force de comparaisons («à la façon de», «semblable à», «sous la forme de») cherche à circonscrire l'inconnu en le standardisant sous la bannière du typique.

Dans La Bataille, cette tendance à l'universalisation de l'histoire privée est particulièrement opérante: la visite de quelques collines en Thessalie bifurque en diptyque (à la rencontre sanglante de Pompée et de César s'ajoute la bataille amoureuse entre un homme et sa maîtresse), pour aboutir à une interrogation de la guerre comme force destructrice de l'Histoire. C'est la composante imagée de cette interrogation, plus spécifiquement les tableaux, que nous nous proposons maintenant de soumettre à un examen plus détaillé.

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2. La recherche du nom

Voici d'abord la nomenclature des tableaux qui défilent sous la plume du
narrateur:

Paolo Uccello, «La Bataille de San Romano» (1454-1457, Florence, Uffizi)11
Piero della Francesca, «Défaite de Chosroès» (1460, Arezzo, église de San
Francesco)

Lucas Cranach, «La Jalousie» (env. 1530, Londres, National Gallery)12
Pieter Bruegel, «La Bataille de Guilboa» (ou «Le Suicide de Saiil», 1562,
Vienne, Kunsthistorisches Muséum)

Nicolas Poussin, «La Victoire de Josué» (env. 1625, Moscou, Musée Pouchkine)

Nicolas Poussin, «Orion aveugle» (1658, New York, Metropolitan Muséum
of Art)

tableau d'un combat naval entre Vénitiens et Génois

tableau d'une bataille - peintre allemand
tableau d'une Vierge avec bambin nu
tableau d'un cavalier sur un cheval blanc.

Il y a donc quatre peintures dont le narrateur ne mentionne pas le nom d'auteur, soit qu'il l'ignore (cf. pp. 9,176), soit qu'il juge inutile de le nommer (cf. p. 192). Avant de nous pencher sur le corpus canonique, interrogeons d'abord brièvement ces quatre «apocryphes».

Dans La Bataille le texte ne dénomme le monde qu'après l'avoir parcouru en tous sens. Dans le magma des mots et des sensations où patauge l'écrivain, chaque phrase semble une bataille (cf. l'anagramme du titre du roman) à remporter sur un monde trop plein mais évanescent (cf. aussi les nombreux «mais exactement, exactement?» dans Histoire). Avec fatigue l'écrivain se fraye un chemin à travers l'encyclopédie: «tous à la queue leu leu errant dans les corridors compliqués de ce comment appelle-t-on l'endroit où vont les petits enfants morts avant d'avoir été baptisés?» (p. 16). Comme un cruciverbiste, il est à la recherche du nom que devra générer un discours périphérique et tâtonneur.

Chez Simon, le plus visuel des nouveaux romanciers, la recherche du nom passe toujours par l'image qui s'offre comme un potentiel narratif important se substituant à la narration romanesque. Or, les quatre tableaux anonymes sont particulièrement aptes à remplir cette fonction de substitut narratif. En raison de leur anonymat, ils confèrent à l'écrivain une plus grande marge de liberté narrative que les tableaux «signés», de même que les autres images qui peuplent le roman - affiches, photos, chromos, bande dessinée. Ainsi, dès la première page du roman, l'évocation furtive d'une marine avec combat

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naval à l'arc sert à visualiser l'image quasi indescriptible de l'envol du pigeon, élément de base du récit sur lequel nous aurons à revenir. Lorsque l'image non seulement illustre la narration mais aussi la complète et va jusqu'à se substituer à elle, sa fonction est proche de celle de la citation intertextuelle (cf. les emprunts à la Recherche, qui ponctuent la thématique de la jalousie). Regardons donc la carte postale que O. envoie à sa fille Corinne (cf. p. 230). Le menu cavalier armé sur le cheval blanc (saint Georges?) englouti par la forêt automnale traduit l'impasse où se retrouve 0., partagé entre sa maîtresse et sa femme. La négligence de O. vis-à-vis de sa femme se trahit à travers la suspension momentanée de l'écriture: «Dis à Maman que je suis obligé de revenir quelques jours à Paris avant de vous rejoindre. Je lui écrirai demain». Le conflit profond entre les époux est transposé en une anodine rivalité enfantine entre sœur et frère (?): «J'espère que tu es bien sage et que tu ne fais pas enrager Paulou» (p. 230).

Plus succincte encore l'évocation de l'autre carte postale, elle aussi adressée à Corinne, représentant «un bambin nu dans les bras d'une Vierge» (p. 192). Ici aussi, la fillette est interpelée en tant qu'intermédiaire entre les époux: «Dis à Maman que je lui écrirai demain» (p. 192), ce qui rend franchement ironique la reproduction au dos de la missive. La mère-épouse trône comme une Vierge immaculée et distante dont on ne peut se rapprocher que par l'entremise de l'enfant. La carte se transforme en un hommage fade à l'adresse de l'épouse et fournit en même temps l'excuse (combien refoulée pourtant) de l'adultère.

La forêt est aussi un élément hostile dans le troisième tableau guerrier anonyme de signature allemande (cf. p. 176)13. La description du tableau fonctionne comme substitut du thème du dépit amoureux qui hante les pages précédentes. Cependant cette fois-ci l'encodage est double. La nomenclature guerrière du tableau est à son tour métaphorisée en nomenclature sylvestre: «bataille quel peintre allemand devant des feuillages vert noir cartonneux au pied de rochers escarpés ou plutôt séance d'abattage bûcherons dans des armures de métal blanc guillochées avec ces coudes comme ont les tuyaux de descente ces coquilles Saint-Jacques bombées entre les jambes massacrant comme on déboise maniant à deux mains leurs lourdes rapières comme des ouvriers sans hâte les monceaux de corps abattus de tuyaux enchevêtrés dessinés avec précision dans la lumière égale les visières relevées laissant voir des barbes rousses broussailleuses galopant cette lance pointée en avant» (p. 176). De prime abord, l'isotopie sylvestre, préparée d'ailleurs par le contexte (le narrateur-voyageur voit défiler les bosquets à travers la fenêtre du compartiment), se présente en tant que rectification de l'isotopie guerrière («ou plutôt séance d'abattage») qui bientôt se transmue en comparaison («massacrant comme on déboise»). Ce procédé est caractéristique de l'écriture révisionnelle dans La Bataille qui cherche à nommer le monde à force

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de ratures et de corrections (voir aussi les multiples «non pas ... mais» d'Histoire),
sans pour autant gommer la version raturée.

Les mots en italiques «comme on déboise» simulent l'appartenance au commentaire d'Elie Faure sur Durer qui parcourt les pages précédentes14. La référence est ironique, étant donné que le narrateur n'épargne pas ses sarcasmes vis-à-vis du discours sclérosé et essentialiste du célèbre historien de l'art (cf. p. 238 «incurable bêtise française»), un discours qui n'est pas à la recherche du nom, mais qui s'approprie l'œuvre d'art à partir de ses propres partis pris de langage.

Par contre, dans La Bataille, le tableau est en même temps «an assumed reality» hors du texte15, et un produit textuel généré par le texte lui-même. Ainsi la scène du «déboisement» est à la fois postulée comme pièce de musée existante (d'où les prétendues origines allemandes) et comme fantasme élaboré par le narrateur. La description de la scène a été emboîtée dans un montage textuel d'impressions de voyage, où alternent l'évocation d'un «jardinet à l'abandon» (p. 175), des bribes d'une scène d'amour, des fragments de Proust sur la jalousie de Swann et des flashes des berges le long de la voie ferrée couvertes de chiendent et de déchets. Or, La Bataille est le roman des détritus: dans les tableaux, les débris de lances et les monceaux de corps abattus jonchent le sol (cf. pp. 106, 176), sur la frise de marbre, le sol est parsemé de fûts de colonnes et de fragments d'architraves (cf. pp. 264/265), les épaves bordent les chemins des Flandres que parcourt le cavalier dans un paysage dévasté et ravagé par la guerre (cf. pp. 110/111). Persistants aussi sont les relents et les bruits grinçants (cf. p. 127 l'évocation à la proustienne de Lourdes: «les effluves crasseux des billets de banque mêlés aux fades parfums qu'emploient les vieilles dames et aux relents d'encens sur un fond sonore de litanies, de supplications, et les obsédants grincements des petites voitures d'invalides»). Ces détritus de toutes sortes renvoient au pouvoir corrosif du temps. Le monde est dans un état permanent d'effritement, d'écaiiiage et de décomposition. Ainsi, par le biais du texte proustien, les brocs cassés à moitié enfouis sous les ronces et les orties le long de la voie évoquent l'échec d'une liaison d'amour. Le renvoi aux «voyageurs de tous les trains» qui semblent avoir choisi cet endroit pour se débarrasser de leurs déchets transforme les souvenirs voluptueux de Swann en «propriété commune» où le narrateur-voyageur reconnaît les débris de son propre amour. Suit la description du jardinet à l'abandon ouvrant sur un petit bois sombre qui ne fait que confirmer cette ébauche de «paysage intérieur»: les allées sont envahies de chiendent, le ciment de la fontaine s'écaille, la statue du petit amour noircit et s'ébrèche.

Les isotopies guerrière et sylvestre dans la description du tableau allemandsont
donc générées par le montage textuel qui précède: l'acuité des
souvenirs voluptueux provoque l'image de la bataille, tandis que le désir

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douloureux mais irrésistible d'élucider la liaison amoureuse échouée génère l'imagerie du déboisement (voir aussi p. 47 l'allusion erotique «écarter les fleurs»). L'ekphrasis s'avère ainsi comme «Verstellung», comme le déplacementde deux souvenirs obsessionnels, la scène d'amour du peintre Van Velden et du modèle, et celle de l'amant jaloux frappant contre la porte de la chambre où il soupçonne sa maîtresse «renversée sous d'autres lèvres». Ces souvenirs erotiques ajoutent à la description du tableau des touches ambivalentesqui la font transiter vers la scène d'amour proprement dite. La visière relevée, les barbes rousses et broussailleuses des combattants, la lance pointéeet luisante qu'ils tiennent en galopant génèrent le portrait de Van Velden,le rouquin à la barbe rousse et à la poitrine broussailleuse, avec sa casquette inséparable. Le transfert définitif d'un fragment à un autre est effectué par l'évocation du pinceau bavant, elle aussi chargée de connotationserotiques (cf. par exemple pp. 86/87), mais qui renvoie en même temps à la plume du narrateur qui se fraye un passage sur la toile de la page (cf. p. 58), à l'écriture comme force motrice de la description (mise en relief aussi par une série d'assonances en â, qui culminent en un authentique alexandrin: «le pinceau trop chargé de peinture bavant»). Suit la notice «oreille qui voit», le «sous-titre», tout au long du roman, de la scène dans le corridor (qui, en effet, ne manque pas de se manifester bientôt, p. 177), qui résume comme une pointe le thème central de l'ekphrasis: le dépit amoureux.

Les descriptions des tableaux anonymes fonctionnent donc comme «alieniloquium», comme des discours-écrans où le narrateur projette ses fantasmes. En tant que paysages intérieurs déplacés, elles constituent autant de substituts hétérogènes d'une figure que par des subterfuges et des détours le narrateur cherche à circonscrire. Les images décrites sont à la fois des produits textuels générés par l'écriture et des entités existant (fictivement parlant ou non) hors du texte. Ce paradoxe est typique de l'écriture de Simon qui se réclame de Pautogenèse, mais qui n'hésite pas non plus à recourir à des «mondes préfigurés» (parmi lesquels surtout des œuvres d'art), afin de pouvoir organiser, grâce à l'écriture, le monde en désagrégation et de contrecarrer, ne fût-ce que temporairement, la force destructrice du temps.

L'ekphrasis, telle qu'elle s'est ébauchée jusqu'ici, s'avère donc une figure narrative proche de la métaphore: en tant que comparant elle éclaircit et en même temps enrichit le comparé, le texte en voie de procréation qui l'a générée. Pour approfondir cette idée, regardons donc de plus près le traitement que subissent les tableaux «signés» dans La Bataille.

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3. L'héritage de Zénon

a. Mouvement, pigeon, soleil

Uccello, della Francesca, Cranach, Bruegel, Poussin: les peintres illustres qui figurent au répertoire du narrateur de La Bataille ont tous vécu à l'époque de la Renaissance ou du Baroque, excepté Poussin que Simon néanmoins considère comme un artiste baroque tardif (cf. p. 160). Sans vouloir soulever la problématique épineuse des classifications de l'histoire de l'art, nous pouvons avancer tout de même que le choix effectué par le narrateur semble avoir été guidé par deux caractéristiques antagonistes de l'œuvre de ces peintres: la glorification de l'homme d'une part, la mise en relief du cosmos durable face à l'homme fragile d'autre part. Aux guerriers athlètes ou «poseurs» de Poussin et de della Francesca s'opposent les soldats de Bruegel absorbés par la nature, avec les condottieri pavoises d'Uccello prenant possession de l'espace contrastent les querelleurs nus de Cranach succombant sous les coups de gourdins au milieu d'une végétation luxuriante. Tous les tableaux représentent des scènes de combat. Ils répètent donc sans exception le thème central du roman, à savoir la guerre en tant quercine toute-puissante de l'humanité. En outre les corps à corps en gros plan dans certains tableaux (della Francesca, Cranach, Poussin) facilitent la transition vers le deuxième volet du diptyque, à savoir la lutte amoureuse.

Signifîcativement, tous les tableaux sont décrits dans la partie centrale du roman qui porte le titre révélateur «Lexique» (sauf «La Jalousie» de Cranach, évoquée dans la IIIe partie - ce qui s'explique par le fait que les rapports tendus entre Odette et O. sont explicités relativement tard dans le texte). Par là le narrateur entend souligner la fonction substantielle de l'ekphrasis: les descriptions des tableaux constituent les éléments de base du roman comme les vocables d'un langage. Idée qui est soulignée aussi par l'exergue de la IIe partie, emprunté à Proust: les images sont du langage en germe. En plus c'est par sa subdivision en «tableaux» dont les titres font figure de «légendes» («Bataille», «César», «Conversation», «Guerrier», «Machine», «Voyage», «O») que la partie centrale du roman atteste l'importance de la description picturale. Vus sous ce jour, les titres des deux autres parties réfèrent eux aussi à la composante picturale à la base du texte: «Achille immobile à grands pas», nous le verrons, outre le renvoi à l'«Orion aveugle» de Poussin (cf. p. 163), exprime le thème-clé des ekphrasis dans La Bataille, et «Chronologie des événements» annonce la mise en récit des tableaux précédemment décrits à travers Pexplicitation du contexte narratif justifiant leur apparition dans le récit.

Parmi les six tableaux décrits par le narrateur, quatre sont présentés à
nouveau (della Francesca, Uccello, Bruegel) ou uniquement (Cranach) sous
la forme de cartes postales dans la dernière partie du roman. La carte de

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della Francesca, elle, occupe la place d'honneur sur la table de travail de l'écrivain: «sur le dictionnaire, à l'angle droit du bureau» (p. 268 - une nouvelle fois le rapport texte-image est souligné). Indice de la fonction structurantede base que joue la fresque du peintre d'Arezzo à l'intérieur du roman. Uccello (p. 191), Bruegel (p. 229) et Cranach (p. 228) sont destinés à la correspondance personnelle de O.; en tant que missives, les reproductions sont donc greffées sur l'histoire du destinataire et de l'expéditeur16.

Significativement au moins trois des tableaux décrits («La Jalousie», «La Victoire de Josué», «Orion aveugle») ne jalonnent pas la route du narrateur (compte tenu des deux itinéraires mentionnés dans le roman: Paris-Florence- Arezzo-Wien-Miinchen (cf. p. 190), et Paris-Modane-Turin-Vérone-Trieste- Zagreb-Belgrade-Skopje-Salonique-Athènes (cf. pp. 239/240)); ils ne figurent pas non plus dans Histoire de l'art d'Elie Faure dont le narrateur lit des extraits en chemin. Davantage donc que des anecdotes en germe, les ekphrasis dans La Bataille servent à alimenter la méditation sur le rapport problématique entre l'homme et l'histoire, qui sous-tend toute l'œuvre de Simon. Les romans de Simon témoignent d'une perception du monde qui est d'ordre pictural: les personnages saisissent le «réel» comme une série lacunaire de présents immobiles que, seulement après coup, ils peuvent «calfater» en durée. Le personnage-type incarnant cette vision télescopée du monde est Montés, Pamateur-photographe dans Le Vent. Il se montre incapable d'assumer la vie en tant que durée, «assistant impuissant, navré et ironique au déroulement de sa propre vie», qu'il remémore sous forme de tableaux: «... il n'y avait aucun lien dans son récit entre les différents épisodes ou plutôt tableaux qu'il évoquait, comme dans ces rêves où l'on passe subitement d'un endroit à l'autre, d'une situation à l'autre sans transition (...), harcelé sans répit par cette furieuse et impuissante sensation d'urgence, du temps qui s'écoule, inexorable, menaçant, désastreux»17. La problématique du temps affecte aussi la forme du roman simonien: à partir du Vent, il évolue lentement vers le montage d'instantanés ou de «tableaux» que le lecteur est censé combiner en un récit harmonieux.

La Bataille constitue le point d'aboutissement de ces expériences formelles. Dans ce roman le montage textuel tend à démanteler continuellement le cadre narratif (le voyage en Thessalie). La méditation sur l'Histoire se poursuit moyennant des instantanés kaléidoscopiques cloisonnés par un discours ekphrastique cyclique qui se base sur un sophisme, le sophisme de Zenon. Le nom du philosophe grec est cité dès l'exergue de la lereIere partie:

Zenon! Cruel Zenon! Zenon d'Elèe! M'as-tu percé de cette flèche ailée Qui vibre, vole, et qui ne vole pas! Le son m'enfante et la flèche me tue!

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Ah! le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!

Cette strophe est empruntée au «Cimetière Marin» de Valéry, centré sur la triple opposition entre vie et mort, mobilité et immobilité, mortalité et immortalité. Dans la strophe sur Zenon le je rejette définitivement l'idéal de Pimmortalité/immobilité qui l'avait momentanément tenté, pour opter pour le «hic et nunc» passager et mobile qu'ensuite il exalte dans l'apothéose des trois dernières strophes du poème («Non, non!... Debout! Dans l'ère successive!»). Le je intellectualise son option moyennant la réfutation des sophismes de Zenon d'Elèe sur le mouvement, appelés l'aporie de la flèche et l'aporie d'Achille et de la tortue (entre l'arc et le but, la flèche serait immobile dans chaque fraction du temps divisé à l'infini; Achille ne rattraperait jamais la tortue, car il devrait d'abord parcourir la moitié de la distance qui le sépare d'elle, puis la moitié de la moitié, et ainsi de suite à l'infini18).

Tout comme Valéry, Simon se sert de Zenon pour sa propre cause. Les sophismes éléatiques soulignent le thème central de La Bataille, à savoir le paradoxe de l'immobilité mobile caractérisant le rapport de l'homme vis-àvis de l'Histoire. Ce paradoxe, nous l'avons dit, est illustré à l'aide de la «poétique de l'image». L'image présente un instantané figé qui nie le mouvement/le temps tout en le réclamant à travers l'organisation de l'espace figuratif. L'incipit du roman est révélateur à cet égard: «Jaune et puis noir temps d'un battement de paupières et puis jaune de nouveau: ailes déployées forme d'arbalète rapide entre le soleil et l'œil (...) ténèbres puis lumière ou plutôt remémoration (...) rappel des ténèbres jaillissant de bas en haut à une foudroyante rapidité». Le vol du pigeon dans le soleil (interprétation libre de l'image valéryenne de la «flèche ailée») est métamorphosé par le regard de l'observateur en un découpage de prises photographiques qu'éclaire la mémoire, c'est-à-dire que la mémoire reconstruit comme une série mobile de moments enchaînés dans le temps. Le pigeon qui vole est appelé «rappel des ténèbres», parce qu'il obture le soleil, et parce qu'il est le fruit d'une reconstruction de la mémoire. Pareillement toute sensation mise en écriture se base, d'après Simon, sur un acte purement sensoriel corrigé après coup par la mémoire analytique. L'incipit du roman rend visible le principe de la procréation textuelle que nous allons suivre page après page.

Dans «Le Cimetière Marin», le «je» se mesure constamment avec le soleil, qui d'abord symbolise pour lui la perfection à laquelle il aspire en vain. Rejetant ensuite cet idéal irréalisable, il projette l'aspiration vers le soleil sur la création poétique («rendre la lumière», voir surtout strophes 7 et 8). De même le narrateur de La Bataille est obsédé par le soleil, c'est-à-dire par le pouvoir vital de l'écriture. On n'a qu'à penser à la fréquence avec laquelle revient la couleur jaune19 tout au long du texte (avec ses nuances: safran, jonquille, crème, citron, orange, mauve, doré)20. Là où disparaît le soleil

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s'installe le règne de la mort: les «étincelantes voûtes de céramique blanche» (p. 16) du métro font penser aux limbes, infernale aussi la voûte cuivrée au-dessus de Troie en flammes sur une image dans L'Enéide (cf. p. 17), le père (l'oncle?) du narrateur qui «par crainte du soleil» garde fermés les volets de son bureau, ressemble à un personnage funèbre «éclairé par la lueur jaunâtre de l'ampoule électrique» (p. 17) qui administre le viatique à ses ouvriers-fantômes, ombres pâles aussi les personnages sur la photo jaunie,éblouis par l'éclair du magnésium (cf. p. 12). Toutefois c'est surtout à travers la référence au personnage d'Orion qu'est accentué le rapport soleil(pro)créationtextuelle. Ce personnage mythique occupe d'ailleurs une place importante dans l'œuvre de Simon (voir surtout le texte éponyme publié tout de suite après La Bataille (1970)): «Orion, le géant archétypal, le marcheur primordial, constitue une de ses [de Simon] images privilégiées. Simon se place d'emblée sous le double sceau du gigantisme et du mythe»21. L'artiste est un Orion aveugle marchant vers la lumière du soleil levant qui le guérira de sa cécité, parcourant «le vaste monde couché sous les nuages suspendus» (p. 163). Orion est lui aussi un «Achille immobile à grand pas» (p. 163) dont la quête ne sera jamais menée à terme. Se basant sur l'interprétation cosmologiquedu mythe d'Orion, le narrateur des Corps conducteurs l'exprime ainsi: «... Orion avance toujours en direction du soleil levant (...). Tout indiquecependant qu'il n'atteindra jamais son but, puisque à mesure que le soleil se lève, les étoiles qui dessinent le corps du géant pâlissent, s'effacent, et la fabuleuse silhouette immobile à grands pas s'estompera peu à peu jusqu'à disparaître dans le ciel d'aurore»22. Ainsi le texte est Cédalion, le serviteur de Vulcain, qui, sur les épaules du géant aveugle, guide ce dernier vers la lumière. Il répand lui-même la lumière: l'œuvre d'art est «phosphorescente»tel le tableau d'Uccello (cf. p. 106) où les personnages et objets ressemblent à des lanternes ou des lampions (p. 110) éclaircissant les ténèbresnocturnes.

La vision picturale du monde à la base du roman, ce cloisonnement du temps en «espaces» immobiles et fractionnés, «condamne» chaque description à l'état du figuratif. Joueurs de football, voyageurs sortant du métro, amants, machines, chevaux, rideaux et constellations de nuages sont décrits sous forme d'une séquence de prises discontinues. D'autre part, répétons-le, chaque instantané, chaque découpe du monde mobile, est lacunaire, en ce qu'elle s'inscrit dans une séquence temporelle dont elle se réclame infiniment tout en la niant. Toute image est de «l'élan bloqué»23, ou bien «movement into space». C'est surtout le discours ekphrastique qui fait ressortir cette aporie.

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b. Movement into space

Les tableaux de bataille décrits dans l'ordre chronologique dans la IIe partie du roman (della Francesca p. 101-105, Uccello p. 105-110, Bruegel p. 112-115, p. 116-118) représentent des scènes à mobilité croissante, en raison d'abord du traitement de l'espace par les artistes respectifs. Les guerriers de della Francesca envahissent tout l'espace de la toile, qui, exiguë, transforme leurs gestes en poses privées d'élan. Les condottieri d'Uccello possèdent davantage de souplesse grâce à une composition de la toile en dièdre la divisant en avant-scène et en arrière-fond. Les soldats de Bruegel, eux, semblent se confondre avec le paysage peint en panorama. Plus dynamique encore est le tableau de Poussin: les combattants, comme une vague déferlante de corps athlétiques répartis sur l'avant et sur l'arrière-fond de la toile, se ruent sur leurs adversaires au milieu d'un maelstrom de corps, d'armures, de chevaux et de tourbillons d'air.

La mobilité de la scène picturale, explique le narrateur, est en rapport avec «l'épaisseur de l'espace», et avec la position du spectateur: «l'espace chez Poussin creux pour ainsi dire ou plutôt creusé entourant de toutes parts le spectateur (...) Différence avec della Francesca où cavaliers et fantassins sont alignés pressés dans un espace d'une infime épaisseur la profondeur chez Uccello ne dépassant pas celle limitée d'une scène de théâtre c'est-àdire que le spectacle offert se déroule à l'intérieur du dièdre droit formé par le plancher de la scène et la toile de fond le spectateur restant toujours en dehors de l'autre côté de la rampe alors que chez Poussin il se trouve pour ainsi dire précipité Critique anglais qui définit le baroque movement into space» (p. 160).

Ce principe structural de l'art baroque est utilisé par le narrateur comme illustration du sophisme de Zenon qui, nous l'avons dit, traduit la problématique fondamentale du roman (la complexité de la matière est d'ailleurs soulignée par le fait que l'expression anglaise est intraduisible en français - cf. p. 160). D'abord, l'importance de l'épaisseur ou du volume de l'image textuelle est relevée à travers la citation de Proust en exergue à la IIe partie, que nous avons déjà eu l'occasion de citer. Incapable de restituer l'épaisseur de l'Histoire en tant que continuum mobile, le narrateur opte pour «le moment en relief», «une seule coupe pratiquée selon un plan vertical et dans un moment donné» (p. 186).

Le thème du «creusement de l'espace» se répète tout au long de La Bataille, indice du cheminement de la plume qui sonde le réel en le parcourant et en le pénétrant. A titre d'exemple, le parcours de la plume sur les pages est juxtaposé, dans la IIe partie du roman, à l'itinéraire du train qui traverse le paysage toscan (la métaphore de l'écriture-voyage étant d'ailleurs bien connue de la littérature ancienne et moderne): «emporté immobile sur

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cette banquette de sorte que pourrais voir mots suite de mots s'étirant s'inscrivant sur les kilomètres de temps d'air» (p. 163). Parfois la traversée devient «pénétration»: «le train patient infatigable continuant à parcourir la vaste terre s'enfonçant toujours plus avant pénétrant into space» (p. 162), «la locomotive continuait à filer (...) sur la surface poilue de la vaste terre (...)», «le (...) crépuscule l'envahissant se couchant sur elle la recouvrant peu à peu le train obstiné patient (...) filant entre les champs ombreux s'engouffrant dans le fracas répercuté entre les humides et rocheuses parois des tranchées en ressortant s'inclinant de nouveau dans une courbe rives d'un lac aux eaux noires (...) parmi les joncs de la rive frangées d'argent» (pp. 179/180). Par la voie de la «surface poilue» aux «humides et rocheuses parois»24, le texte glisse imperceptiblement de la terre toscane au corps de la femme, trahissant les fantasmes auxquels le narrateur-voyageur est en proie. (C'est de nouveau Proust qui sert de modèle: le «raidillon aux aubépines» (pp. 38, 181) qui obsessionne le narrateur de la Recherche revêt ici un sens erotique (virtuellement présent déjà dans le texte d'origine) qui va jusqu'à érotiser tous les gouffres, passages et chemins herbus du paysage parcouru en train ou en voiture par le narrateur). Nombreuses aussi les scènes de transpercement au champ de bataille qu'évoquent tableaux et intertexte (parmi lequel Plutarque, César LXIV: «II reçut dans la bouche un si violent coup de glaive que la pointe en sortit par la nuque», p. 236) qui, invariablement, font transiter le texte vers le second volet du diptyque. Le fanatisme des combattants égale celui des amants, et leurs actes sont pareillement absurdes. La pénétration aboutit à la mort de l'autre, ou à sa néantisation. On constate un échec analogue au niveau de l'écriture. Les tentatives de pénétrer l'histoire en reconstituant la bataille de Pharsale, n'aboutissent, nous l'avons dit, qu'à la dalle plate et moussue sur le mont Krindir. Dans le roman simonien, les «monuments» de l'Histoire sont périssables: ainsi le temps n'épargne ni la frise de marbre (cf. p. 264), ni les gisants de pierre (cf. p. 268).

Pourtant, le narrateur continue à rêver de monuments qui lui permettent de saisir l'épaisseur de l'Histoire. L'effort de pénétrer le réel est secondé par le fantasme du jaillissement spontané de l'intérieur. Personnages, objets, ou situations sont décrits comme des incarnations momentanées d'un archétype mythique arraché à la nuit des temps. Ainsi le soldat ivre dans le dortoir, «... une dérisoire réplique de tous les Persée, les Goliath, les Leónidas, la cohorte des guerriers figés dans les bitumeuses peintures des musées (...), héros surgis des profondeurs ombreuses des légendes ou de l'Histoire» (pp. 137/138); de même la moissonneuse abandonnée, «apocalyptique et anachronique, avec ces roues dentelées (...), comme si dans des temps très anciens quelque séisme (...) venu lui aussi de très loin (...), avait submergé la terre entière, charriant pêle-mêle, comme les inondations, mulets, voitures, voyageurs de commerce, carnets de traites et moissonneuses-batteuses, puis, en

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se retirant, les avait laissés là (...) parsemant maintenant plaines et collines» (pp. 151/152). Significative aussi la description de l'usine que le narrateur perçoit du train, sorte d'excroissance naturelle, «comme si elle avait surgi (...) des épaisseurs profondes de la terre dans un sourd fracas de choses concassées calcinées lentement écrasées par le poids de millions et de millions d'années», mûri dans le ventre de Rhéa25, la déesse-mère, englouti par son frère et mari Cronos et vomi par lui sous la forme d'un monstre d'acier crachant des «fumées blanches se déroulant tournoyant (...) puis s'affaissant stagnant horizontales dans l'ombre bleue du soir» (pp. 161/162). Cependant le rêve mythique échoue: la vue des fumées «horizontales» fait glisser l'évocation du monstre d'acier (fruit de la copulation du temps et de l'espace) dans le régime du figuratif (cf. p. 117, les ciels «stagnants» des tableaux) qui proscrit la dimension temporelle. (Pour un autre exemple de l'infiltration du figuratif dans la description du «réel», voir p. 221, l'évocation du vol de l'oisillon.)

Dans La Bataille le narrateur s'essaye aussi à la coupe verticale sonore pour mettre en perspective le réel évanescent: ainsi la perturbation que cause la jalousie amoureuse a des racines profondes («percevant les pulsions régulières de son sang dans ses artères (et aussi, parvenant de très loin, comme d'un monde perdu, à travers des épaisseurs d'années-lumière, parfois, l'écho assourdi, ténu, d'une trompe d'auto, d'un moteur», p. 23), et les clameurs des joueurs de football ne font que perpétuer les cris de guerre des armées de César et de Pompée («comme si elles parvenaient longtemps après à travers des épaisseurs de silence de temps», p. 59).

Le «creusement» de l'image, sa mise en relief, implique sa théâtralisation. La toile devient une scène de théâtre où se croisent les personnages, et l'observateur se mue en un spectateur gardé à distance ou bien «précipité» au milieu du spectacle. La mise en spectacle est un thème récurrent dans le roman simonien. Elle fonctionne à la fois comme principe organisateur de la diégèse et comme sa caricature. D'un côté le code théâtral enrichit le récit d'un système d'équivalences qui concurrence la représentation romanesque; de l'autre elle typifie celle-ci d'après des modèles standardisés en récusant l'éternel retour des configurations en lesquelles se fige la vie humaine26.

Le but ultime de la mise en perspective ou bien de la théâtralisation de l'image est la connaissance de soi: «et moi non plus étranger, spectateur regardant les élégants et barbares condottieri (...) mais maintenant au centre même de ce maelstròm» (p. 116), «tournoyant [les tourbillons d'air] sans fin entre les solennelles dorures des cadres et moi au centre» (p. 117). Afin de promouvoir ce processus de reconnaissance de soi, le narrateur fait alterner (dans la IIe partie du texte) les descriptions des tableaux avec ses propres souvenirs de guerre. Pour mettre en perspective ceux-ci, il se fait même relayer de temps en temps par un militaire célèbre: parfois les descriptions

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des tableaux sont animées par les commentaires de l'auteur de La Guerre
Civile, ou par ceux de reporteurs de guerre plus distants tels Tite-Live ou
Lucain.

L'animation de l'image et la participation de l'observateur à la scène animée sont des trucages narratifs que nous rencontrons dans d'autres textes de Simon27. Toutefois, dans La Bataille, la projection du je dans l'histoire peinte échoue justement au contact du figuratif, de la «matière opaque, solidifiée, étalée par le pinceau» (p. 117). Pour expliciter cela, force nous est de pénétrer plus en avant dans le monde bi-dimensionnel de l'image.

4. Un monde ingénieusement disposé

«... on doit se figurer l'ensemble du système comme un mobile se déformant sans cesse autour de quelques rares points fixes» (p. 186): cette dernière remarque de «Lexique» est présentée comme la clé donnant accès au système textuel. En un langage optique à la Robbe-Grillet (mais dont le principe kaléidoscopique fait penser à Proust) le narrateur explicite, dans «O» (la dernière section de «Lexique»), le principe déjà cité de la «coupe pratiquée selon un plan vertical et dans un moment donné» (p. 186). Cette «coupe du moment» permet d'endiguer provisoirement la mobilité de l'Histoire, qui ressemble à un paysage que contemple un voyageur dans un train qui roule, c'est-à-dire un monde qui «n'apparaît à aucun instant identique à ce qu'il était dans l'instant qui a immédiatement précédé» (p. 186).

En tant qu'instantanés d'une action en train de se faire, les tableaux sont des illustrations par excellence de cette optique de la «coupe verticale». Celle-ci se manifeste surtout, dans les ekphrasis, à travers les nombreux «maintenant» qui servent à reporter la description sur le présent de la figuration (cf. p. 118-119 la description du soldat tombant de cheval).

La conversion de l'image en récit textuel fait ressortir clairement l'aporie de Zenon en oeuvre dans l'économie figurative. Voici d'abord les indications atmosphériques que le récit dynamise en temporalité: «II fait beau. Le ciel est d'un bleu léger, lavé, comme il est par temps très clair vers sept ou huit heures du matin quand il a plu la veille» (p. 101), «c'est l'heure où les oiseaux chantent encore» (p. 102), «II fait sombre. Sans doute la journée touche-telleà sa fin» (p. 105), «les nuages sur les sommets desquels l'aube les premiersrayons affleurent» (p. 162). Les indications de l'heure sont probabiliséesconforme à «l'encyclopédie» à la disposition du lecteur de sorte que les tableaux sont métamorphosés en paysages familiers («comme il est par temps très clair» (p. 101), «c'est l'heure où les oiseaux chantent encore, les alouettes, et ces petits oiseaux gris au vol court» (p. 102), «la lumière ayant cette qualité crépusculaire d'un jour d'orage» (p. 105), «cet instant qui précèdele lever du soleil, lorsque les brumes du ciel (...) se teintent tout à coup

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de jonquille» (p. 112), «le soleil arrêté dans cette phase de son déclin où le jour s'attarde» (p. 117), «les feuillages encore dans cette grisaille qui précède le lever du jour dans ce moment où la couche des ténèbres s'amincit» (p. 162)). L'interprétation hypothétique des images possède une fonction similaire:les nombreux «sans doute», «peut-être», «on dirait», «semble-t-il», «apparemment» lancent un pont entre l'expérience quotidienne du lecteur et les scènes exotiques. L'appel fait à «l'encyclopédie» remplit donc une fonctionanalogue à celle que possède la comparaison ou la métaphore, à savoir celle d'actualiser l'image en synopsis historique.

Cependant l'animation des images ne manque pas d'être aussitôt bloquée par le discours ekphrastique lui-même: le langage analytique qui répertorie aussi fidèlement que possible les composantes de la représentation picturale se heurte à la spatialité qui forcément condamne tout dynamisme à l'état de métaphore: «On dirait des gens obligés de se battre dans un couloir (...) ou plutôt entre deux plaques de verre tellement rapprochées qu'à la fin ils semblent pris, immobilisés tels quels» (p. 104), «cavaliers et chevaux dans des postures statiques, comme peuvent l'être, sur une scène de théâtre, celles de figurants (...) faute de place» (pp. 108/109). L'espace asservit même la luminosité du tableau, un des indicateurs de temporalité les plus puissants. Sur le tableau d'Uccello, le soleil a été «obturé» (cf. p. 106), de sorte que tout s'englue dans l'espace, le ciel est «de la même couleur que la terre» (p. 107), et combattants et coursiers piétinent dans des ténèbres «intemporelles» (p. 105). Par contre, dans «La Victoire de Josué» de Poussin, le soleil est omniprésent, mais arrêté dans sa course28, de sorte qu'il désigne lui aussi Pa-temporalité. Signalons que le descripteur se sert également de cette «luminescence» dans sa stratégie d'actualisation du tableau, en la mélangeant avec ses propres souvenirs de guerre: «Le soleil aveuglant immobilisé aurait-on dit, (...) la lumière brûlant les yeux, les paupières, salie, jaunie, devenue poussiéreuse depuis le temps je ne savais pas que la guerre était si sale» (p. 116).

Maigre ie sujet qu'iis visualisent - la guerre semeuse de discordes et de chaos - le monde des tableaux se caractérise par une ordonnance méticuleuse que le descripteur a soin de préciser: les morceaux de lances brisées, dans «La Bataille de San Romano», sont «disposés perpendiculairement les uns aux autres» (p. 108), dans «La Victoire de Josué» les débris sont «ingénieusement disposés», les gestes et attitudes des guerriers de della Francesca sont présentés tels qu'«il semble qu'on puisse entendre nettement détachés dans le silence les chocs les tintements clairs des glaives» (pp. 171/172), et dans «La Jalousie» de Cranach les brins d'herbe ont été «peints un à un» (p. 226). C'est que l'œuvre d'art, d'après Simon, est remède contre le chaos du monde. Elle organise la masse amorphe de l'Histoire, elle la guinde (au risque de la pétrifier). Par là elle dénonce en même temps les figures répétitives de l'Histoire que l'auteur conçoit comme une scène mobile où apparais-

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sent des constellations toujours nouvelles, mais qui sont des incarnations de quelques archétypes invariables29. Ainsi dans le corpus de peintures le même répertoire de gestes et attitudes stéréotypés se répète de tableau en tableau et de scène en scène - telle l'attitude du guerrier, «élevant les bras vers le ciel, brandissant des armes, des chaînes brisées, combattant un (...) ennemi sans cesse vaincu et sans cesse ressuscitant» (p. 241). «Géants condamnés à d'impossibles travaux» (p. 64), les hommes sont des lutteurs acharnés. A ne pas oublier la lutte élémentaire avec la langue, «lever les bras au-dessus de la tête» étant également un signe d'impuissance articulatoire (cf. p. 19). Autre acte récurrent se déformant sans cesse à partir d'un archétype: le coup de glaive reçu dans la bouche, qui transite du contexte militaire au contexte erotique et au contexte expressif («s'enfonçant dans la bouche ouverte clouant la langue de ce. Latin langue morte» (p. 18).

Cependant le monde clos et bien organisé de l'œuvre d'art a parfois des fissures où le désordre peut s'infiltrer: tel le tableau de Poussin «plein de trous» (p. 166) qui font craquer le cadre séparant l'univers mobile de l'art du «réel» chaotique. L'image du tableau troué éveille dans l'esprit du narrateur un souvenir de guerre, celui d'une maison avec «trou au plafond d'où sont tombés les gravats (...) intrusion d'un désordre passager et limité» (p. 167). L'œuvre d'art trouée, répétons-le, facilite le «movement into space», elle permet l'intrusion du spectateur à l'intérieur de l'espace pictural, bref elle rend possible l'actualisation et la mobilisation d'un document en histoire.

A force d'ordonner et de disposer, l'artiste se voit obligé de fractionner l'image en «fragments juxtaposés» (p. 174). Le descripteur de La Bataille est obsédé par ce fractionnement de l'art pictural qu'il projette aussi dans ses propres descriptions: «main dans le soleil avec ses tendons son lacis de veines sculptés en relief sortant d'un amas confus chevelure dénouée mais pas de tête une tête mais pas le corps barbue» (p. 116). On n'a qu'à penser aussi à l'évocation chosiste des voyageurs sortant du métro (cf. p. 38-39). Relèvent encore de la vision picturale «fractionnelle» les nombreuses figures découpées tel le dièdre, tel le fantasme de la tête coupée (cf. pp. 76, 140 le légionnaire dans le dortoir, p. 165 les voyageurs sur le quai, p. 212 Van Velden), et du buste coupé (cf. p. 193 le portrait de Victor Hugo sur le billet de banque, p. 1% O. sur la photo de l'atelier, p. 209 les terrassiers dans la tranchée, p. 257 le couple représenté sur le sachet d'allumettes), telles les figures crénelées (p. 259), à dentelle cartonneuse (p. 226), à dents de scie (p. 175), pliées (p. 234) ou divisées en deux (p. 119), bref toutes les figures qui accentuent la ligne de séparation avec l'ensemble dont elles font partie. (La structure en «marqueterie» (p. 270) démontre elle aussi une composition en «fragments juxtaposés» - la structure revient sous forme de plusieurs variantes dans les ekphrasis - structure en écailles, structure d'encastr .ment.)

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5. L'image scriptible

Jusqu'ici nous avons surtout considéré l'ekphrasis, dans La Bataille, comme substitut narratif à l'appui de la quête (/ de l'enquête) scripturale entreprise par le narrateur. Avant de terminer ce bref essai, regardons encore comment s'effectue la transposition proprement dite de l'image en texte, à l'aide de la description de «La Jalousie» de Cranach (cf. p. 226-228).

La mise en écrit du tableau se caractérise par une grande fidélité vis-à-vis du modèle pictural vérifiable, comme nous l'avons d'ailleurs aussi constaté pour les autres ekphrasis dans La Bataille. Signe du rapport étroit que l'auteur établit entre son texte et le «réel» qu'il essaie de juxtaposer tel quel à la diégèse romanesque.

D'emblée «La Jalousie» est présentée comme scène archétypale. Sur un fond de feuillages se battent, se promènent, se détendent et jouent des hommes, des femmes, des enfants. «Les personnages ne sont pas revêtus d'armures, mais nus. Leurs corps sont d'un rose chaud, légèrement grisé. Ceux des hommes sont hâlés» (p. 226). La mise en relief de la nudité exclut la filiation avec les combats «civilisés» à la Uccello et della Francesca, et range les personnages dans la lignée d'Orion, des «géants condamnés à d'impossibles travaux». La négation informative offre d'ailleurs un exemple de «description raturée» que nous avons déjà eu l'occasion de signaler.

Pour transposer l'image en récit il s'agit d'abord de dénommer l'agencement de l'espace pictural, avant de pouvoir le «mettre en perspective». Tantôt cette «dénomination» repose sur l'évidence figurative. Ainsi la constatation «Les deux vainqueurs sont nettement plus âgés que les vaincus» est confirmée par d'autres signes figuratifs («L'un d'eux (...) porte une longue barbe et de longues moustaches blanches», p. 227). Tantôt la «dénomination» repose sur une hypothèse qui contient en germe plusieurs développements narratifs: «Les femmes paraissent indifférentes à ce spectacle», «Peutêtre se proposait-elle de le donner», «il semble regarder la femme qui crie, ou peut-être celle qui se trouve debout», «il s'apprête à asséner un coup, sans doute décisif». Parfois la mise en récit est provoquée, de façon raffinée, par le simple inventaire du potentiel figuratif: ainsi le contraste entre les arbres échevelés à Parrière-plan et l'herbe drue de l'avant-plan attestent l'idée de dégénérescence, que corrobore le contraste entre le rose chaud et le gris des corps d'une part, et entre la carnation rose des femmes et celle hâlée des hommes d'autre part. La mise en perspective s'effectue également à travers une dénomination «sensationniste», telle l'évocation de la nature menaçante («fond de feuillages vert sombre», «rochers aux formes tourmentées», «petits arbres échevelés»), qui laisse présager la gravité du conflit. Pareillement la «branche trop mince» que tient une des victimes allongées s'annonce inefficace face au gourdin du voisin menaçant.

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L'opposition signifiante entre plusieurs composantes de la toile joue aussi au niveau de la mise en scène (attitudes, physionomie): l'insouciance de la femme couchée dans l'herbe, de la femme en train de flâner et des enfants joueurs contraste vivement avec la cruauté de la scène qui se déroule derrière leur dos. Ce déséquilibre est annulé par la femme indignée représentée sur la gauche de l'avant-scène, qui par sa marche oblique vers les agonisants dénonce pour ainsi dire la fausse béatitude de ses compagnes. (Une comparaison s'impose avec l'intrigue du roman: il est question de plusieurs jaloux, d'une femme indifférente qui est l'objet de la jalousie («modèle petite garce qui le trompait avec tout le monde», p. 20) et d'une femme alertée («Idiote essayant de me retenir avec son café complice ou quoi complaisante ou peut-être désarroi aussi espérant alors me tirer les vers du nez», p. 168.) Il est clair que le mode hypothétique domine aussi dans le reste du texte. Le narrateur se présente sans cesse comme un décrypteur d'images dont le sens se dérobe.

Signalons encore qu'à l'encontre du dynamisme dont font état les ekphrasis des autres images de combat, la description de «La Jalousie» «respecte» davantage l'instantanéité de l'image. Cette accentuation de la staticité de la scène renvoie au sens allégorique qu'exprime le tableau (souligné aussi par la nudité des personnages et par les différents «âges de la vie»), et indirectement à la jalousie permanente à laquelle est en proie le narrateur.

Les tableaux dans La Bataille de Pharsale se révèlent donc des écrans-substituts d'un monde conflictuel. A la fois générés par le discours romanesque et renvoyant à une réalité existant hors de la diégèse romanesque, les ekphrasis attestent le statut hybride de l'œuvre de Simon: fruit de la procréation textuelle mais en même temps enracinée dans une vision spécifique du monde et de son Histoire. Les images nous montrent le monde sous le signe de Zenon, «sous cette forme rassurante et perfide de l'apparente immobilité»30. Pourtant sous la plume du descripteur elles s'actualisent en miroirs mobiles où l'Histoire reflète par instants son visage de Protée.

Else Jongeneel

Universités de Leyde et de Groningue



Notes

1. Jean Rousset, «La guerre en peinture», dans Critique 414 (novembre 1981), p. 1209. (Pour une version légèrement modifiée de cet article, voir Jean Rousset, Passages. Echanges et transpositions, Corti, 1990, p. 165-175.)

2. C'est ainsi que nous abrégeons le titre du roman. Pour un exposé de l'évolution du narrateur dans les romans de Simon, nous renvoyons à Celia Britton, Claude Simon. Writing the Visible, Cambridge University Press, 1987, notamment p. 18-48.

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3. Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Minuit, 1985, p. 31. Toutes les références sont à cette édition.

4. Voir à ce sujet Jean-Claude Vareille, Fragments d'un imaginaire contemporain. Pinget, Robbe-Grillet, Simon, Corti, 1989, p. 85: «La fenêtre ouverte devant laquelle travaille Simon atteste que la communication entre le romancier et le cosmos ne s'est pas rompue; elle est aussi un signe parmi d'autres de l'originalité de Claude Simon dans le groupe des nouveaux romanciers».

5. Celia Britton, op. cit., p. 105.

6. Nous ne croyons pas au mythe de la génération textuelle «spontanée», répandu par certains critiques de formation tel quellienne et que Simon parfois n'hésite pas à approuver. Dans ses romans au contraire il ne fait qu'accentuer l'organisation réfléchie du matériel textuel. Sur ce sujet, nous renvoyons aux remarques pertinentes de Britton, op. cit., p. 26-43, et à Vareille, op. cit., p. 102-108, qui insistent tous les deux sur la complémentarité de la fiction et de la narration dans l'œuvre de Simon, reliée elle aussi à un «projet existentiel».

7. Pour l'image (courante dans La Bataille) de la bulle d'air, voir Neal Storrs, Liquid. A Source of Meaning and Structure in Claude Simon 's La Bataille de Pharsale, Lang, New York, 1983. Aux «signes tracés sur de l'air» s'oppose l'écriture-inscription, signifiant l'effort harassant que réclame la production du texte (Britton, op. cit., p. 109-110).

8. Phrase terminale de La Route des Flandres. Voir aussi la citation de Rilke en exergue à Histoire. A cet égard, l'œuvre de Simon rejoint celle de Pinget qui elle aussi est axée sur l'opposition déconstruction-construction. Pourtant le roman pingettien est plus kaléidoscopique que le roman simonien: il s'émiette sans cesse en «variantes» se supplantant sans jamais générer le «texte modèle».

9. Pour cet aspect important de l'oeuvre de Simon, nous renvoyons à Vareille, op. cit., p. 79-111.

10. Resp. Le Vent, p. 63, La Route des Flandres, Minuit, 1960, pp. 139, 60. Les exemples sont nombreux aussi dans Histoire, où souvent les vues sur les cartes postales sont transformées en paysages préhistoriques - cf. p. 262/263 - la rivière à Tonkin.

11. Il existe, de la main d'Uccello, trois panneaux différents portant sur le même sujet (exposés à ia National Gaiiery de Londres, aux Uffizi de Florence et au Louvre à Paris).

12. D'après les critiques d'art modernes, le titre «La Jalousie» serait erroné: le tableau représenterait «LAge d'argent» (d'après Hésiode). (Voir M.J. Friedtëndcr & J. Rosenberg, Lucas Cranach, Sotheby Parke Bernet, Londres, 1978, p. 121). Il est clair pourtant que le titre adopté par Simon (cf. p. 228) s'accorde mieux avec la thématique du roman.

13. Jean Rousset, dans «Histoire de Claude Simon. Le jeu des cartes postales», Versants 1,1981, p. 121, propose le nom d'Altdorfer.

14. Elie Faure, Histoire de l'art. L'art renaissant, H. Floury, Paris, 1914, p. 286-290. Pour la référence à Faure, nous sommes redevables à Françoise van Rossum- Guyon, «Ut pictura poesis», dans Het Franse Boek XL,2, 1970, p. 91-100.

15. D'après Britton, op. cit., p. 30-31.

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16. La métaphore du texte-missive (accompagnée ou non d'une description d'image) est courante dans le nouveau roman. Citons la collection de cartes postales dans Histoire de Simon, la métaphore du journal-lettre dans (la dernière partie de) L'Emploi du Temps de Butor et la métaphore de la lettre-brouillon qui parcourt toute l'œuvre romanesque de Pinget. Elle témoigne peut-être, de la part des romanciers, d'un plus grand souci pour le public des lecteurs que les adversaires du nouveau roman ne sont enclins à leur prêter.

17. Le Vent, Minuit, 1975, resp. p. 74 et p. 83. Le narrateur du Vent établit une distinction stricte entre la perception sensorielle défectueuse et la reconstruction mentale correctrice du réel (cf. p. 146).

18. Voir P. Edwards (éd.), The Enciclopedia of Philosophy, Macmillan Company, New York, 1967, art. «Zeno of Elea», et G. Vlastos, «Zeno's Race Course», dans Journal ofthe History of Philosophy 4, 1966, p. 95-108.

19. Simon a un ancêtre illustre: «Le jaune & le bleu étant les couleurs qui participent le plus de la lumière & de l'air, le Poussin a vêtu ses principales figures d'étoffes jaunes & bleues; & dans toutes les autres draperies, il a toujours mêlé quelque chose de ces deux couleurs principales, faisant ensorte que le jaune y domine davantage, afin qu'elles tiennent de la lumière qui est répandue dans tout le Tableau», Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres, anciens et modernes [1735], huitième entretien (éd. Claire Pace, Felibien'sLife of Poussin, A. Zwemmer Ltd., 1981, p. 143).

20. C'est Ricardou qui le premier parle de «la curieuse fréquence de cette couleur» dans La Bataille, sans expliquer le pourquoi de cette fréquence («La bataille de la phrase», dans Pour une théorie du nouveau roman, Seuil, 1971, p. 129).

21. Vareille, op. cit., p. 81.

22. Les Corps conducteurs, Minuit, 1971, p. 222. Ce roman, on le sait, est une reprise littérale suivie d'un prolongement û'Orion aveugle (éd. Skira, 1970). Pour les diverses interprétations du mythe d'Orion, en rapport avec le tableau de Poussin, voir E.H. Gombrich, «The Subject of Poussin's Orion», dans The Burlington Magazine, février 1944, p. 37-41.

23. Jean Rousset, «La guerre en peinture», loc. cit., p. 1203.

24. Pour une métaphore analogue, voir (par exemple) Le Vent, p. 226 («s'ensevelissant (...) dans les humides grottes marines»).

25. Signalons que Les Géorgiques sont dédiées à Rhéa.

26. Pour de nombreux exemples confirmant cette thèse, nous renvoyons à Françoise van Rossum-Guyon, «La mise en spectacle chez Claude Simon», dans Claude Simon, Colloque de Cerisy-la-Salle, éd. 10/18, p. 88-106.

27. Témoin la description de la photo de l'atelier dans Histoire, et l'animation de telle carte postale dans le même roman (à la façon de Proust, Simon utilise l'image comme «réceptacle sensoriel»).

28. Voir Josué 10:23.

29. Cette conception (mythique) de l'Histoire cyclique se manifeste de plus en plus nettement dans les romans les plus récents de Simon {Les Géorgiques, L'Acacia).

30. Claude Simon, L'Herbe, Minuit, 1958, p. 17.

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Résumé

Dans La Bataille de Pharsale (1969), Claude Simon essaye de Visualiser' une de ses préoccupations constantes, à savoir le rapport entre l'homme et l'Histoire. La composante imagée de ce roman (consistant entre autres en un répertoire de six peintures, décrites avec plus ou moins de minutie: Uccello, della Francesca, Cranach, Bruegel, Poussin (deux tableaux)) nous confronte avec le pouvoir dévastateur de la guerre, bridée et stylisée par la forme artistique. Le paradoxe du dynamisme statique qui caractérise toute représentation figurative est mis en parallèle avec la vision statique que, d'après Simon, l'homme a du monde. Aussi Pekphrasis, dans La Bataille de Pharsale, n'y figure-t-elle pas comme simple illustration à l'appui de l'histoire romanesque, mais comme 'générateur textuel' alternant avec elle, la fécondant, voire se substituant à elle. Ainsi la description de l'image traduit le désir ardent dont témoigne toute l'œuvre de Simon de s'arracher au statisme de la perception humaine, l'effort toujours recommencé de s'ouvrir au monde tout en essayant de se défendre contre son angoissant désordre.