Revue Romane, Bind 25 (1990) 2Le théâtre bourgeois. Quelques réflexionspar Michel Olsen Cette contribution est un essai - dans le sens propre du terme. L'idée qui la porte - et que j'aurai peut-être l'occasion de développer plus tard - est celle-ci: la littérature qui se propose de diffuser un message, pédagogique ou humanitaire, est-elle particulièrement encline à opérer une scission dans l'être humain? Si l'on jette un coup d'oeil ultra-rapide sur le système des genres littéraires avant le drame bourgeois, disons le système classique, l'on peut constater que les activités humaines étaient réparties sur de différents genres; ainsi l'on retrouve la réalisation des valeurs de la vie privée (qui n'est guère thématisée comme telle) dans des genres bas ou moyens, alors que les affaires publiques importantes sont traitées dans les genres élevés. Le drame bourgeois, par contre, veut unir 'l'être humain', et il aboutit à la production d'une fissure, moins consciente que la «compartimentation» de l'homme classique. Le 'théâtre bourgeois' est désormais un terme consacré. Il désigne un certain théâtre de la seconde moitié du XVIIIe siècle, caractérisé par un certain nombre de procédés, procédés différents selon qu'on les prend dans les écrits théoriques d'un Diderot ou dans la pratique théâtrale de cet auteur ou d'un Sedaine1. De quelque façon qu'on circonscrive le drame bourgeois, un certain nombre 1. La première question s'impose d'autant plus que le rôle de la bourgeoisie a été mis en question dans les récents débats sur la Révolution française. Regardons donc d'abord du côté social. Il semble avoir été admis de longue date, peut-être depuis l'origine du drame bourgeois, que ce théâtre fut - un
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théâtre de la bourgeoisie. Il n'est pas dans mon intention de changer ce Tout d'abord, cette nomenclature se rattache à un 'Grand Récit', celui de la bourgeoisie elle-même, qui, depuis la Révolution française, voulut expliquer son droit au pouvoir par une évolution sociale qui depuis le Moyen Age aurait opposé la bourgeoisie à la noblesse; d'abord alliée au roi, la bourgeoisie aurait dû, devant une nouvelle alliance entre noblesse et royauté, recourir à la révolution. Cette (bonne) révolution des institutions aurait vite dérapé en une mauvaise (la Terreur). Mais ce faux pas n'invaliderait nullement les droits au pouvoir que la bourgeoisie fit valoir durant la Restauration, pendant laquelle ces droits ne furent pas universellement admis. Les socialismes et le marxisme, à leur tour, reprennent généralement cette manière de voir, quitte à fournir un quatrième protagoniste social: le prolétariat qui, lui aussi, se voit conférer, par l'Histoire, des droits imprescriptibles au pouvoir (et que l'on a également essayé de doter d'une littérature). Depuis quelques années, ces vues ont été mises en question par le courant dit 'révisionniste', et les débats qui s'ensuivirent ont été largement diffusés à l'occasion du Bicentenaire de la Révolution française2. La conception que l'on se fera du drame bourgeois ne sera probablement qu'un corollaire de la thèse que l'on adoptera à propos de la philosophie des Lumières. Les intellectuels, bourgeois et marxistes, ont regardé celle-ci comme une conséquence de la percée de la bourgeoisie, voire comme un facteur qui aurait contribué au déclenchement de la révolution. En milieu 'révisionniste' par contre, on semble plutôt pencher vers l'idée d'une couche intellectuelle où auraient fusionné nobles et grands bourgeois dans une conscience partagée de la nécessité de réformes structurales de l'Etat3. Quoi qu'il en soit, déduire le drame bourgeois comme superstructure (partielle) d'une classe sociale ne va plus sans problèmes et difficultés. Et si l'on accorde simplement qu'il y a un problème, le fait de considérer les drames cités comme 'bourgeois' ouvre encore d'autres questions. Il vaut la peine de se pencher encore une fois sur ce théâtre pour l'examiner sans donner pour escomptée son essence bourgeoise. Qu'il suffise de deux remarques Les personnages du 'Drame bourgeois' semblent être en majeure partie des nobles, et leur comportement est celui de la noblesse: on assiste à leurs habitudes dispendieuses et beaucoup moins à leurs préoccupations financières.Il est vrai que les auteurs du Drame bourgeois font volontiers l'apologiedu commerce et de la solidarité qui réunirait dans un cosmopolitisme les marchands de tous les pays4. Pour qui désire continuer de considérer ce théâtre comme bourgeois, il est loisible de rappeler que le rêve des bourgeois français était généralement l'anoblissement: certes, le commerce était presquele seul moyen de s'enrichir rapidement, et de là le chemin socialement
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codifié menait de la grande fortune, par la charge achetée, àla noblesse5. Il faut donc probablement accorder que des bourgeois ont pu voir avec un vif plaisir les pièces du drame bourgeois, mais ces bourgeois avaient l'esprit tourné vers les valeurs de la noblesse. Et qu'en est-il des valeurs typiquement bourgeoises, (esprit d'entreprise), ou petit-bourgeoises (le sens de l'épargne, l'âpreté au gain)? A ce propos, il faudrait se demander si l'on trouve en Europe d'autres formes de théâtre qui pourraient être qualifiées de 'théâtres bourgeois', ou qui simplement se rapprochent de ce qu'a pu être une conscience bourgeoise sans trop d'ambition nobiliaire. Dans le théâtre français les exemples n'abondent pas; il y est rare de trouver une conscience bourgeoise autonome, mais dans le miroir déformant du comique on peut l'apercevoir dans certaines pièces de Molière. Certaines comédies de caractère se fondent sur des 'conditions' bourgeoises; et des pièces comme L'Avare ou Le Bourgeois gentilhomme peignent un type familial très différent de celui que l'on trouvera dans le drame bourgeois (la confiance entre mari et femme est rare, les enfants et les pères sont souvent à couteaux tirés), mais Molière n'est probablement pas exactement le défenseur de la bourgeoisie, ni de ses valeurs. Dans une pièce de Voltaire comme La Femme qui a raison, l'on voit railler l'esprit d'économie et le souci du gain. Le style de vie proposé est 'noble' (fêtes et dépenses). Par contre, au Danemark, le théâtre d'un Holberg et, plus tard, d'une Charlotte Dorothea Biehl représentent mieux les valeurs bourgeoises, et en Italie, Goldoni exprime, dans de nombreuses pièces, ces valeurs: économie, âpreté au gain, défiance des cercles supérieurs et tyrannie paternelle. Aucune confiance entre les membres de la famille, mais souvent, dans la petite bourgeoisie, une union pour survivre. De façon plus générale, l'on peut dire que dans d'autres théâtres, la sphère de la production est traitée de façon beaucoup plus détaillée que dans le théâtre français. Certes, dans bon nombre de drames français, une crise financière supposée ou réelle joue le rôle d'une épreuve6. Mais elle arrive de l'extérieur, accomplissant la fonction d'un 'coup de théâtre' extérieur. Elle n'est pas liée intimement à l'action des protagonistes. Chez un Holberg ou chez un Goldoni par contre, c'est souvent la ruine menaçante qui joue le rôle de l'action évaluatrice, action évaluant (souvent négativement) une action exemplaire (bon ou mauvais exemple)7. Ainsi dans la Casa nova de Goldoni, la dépense a porté un neveu au bord de la ruine, et s'il est secouru par un oncle, c'est à condition de changer de vie. Et il est notable que dans Le Marchand de Londres de Lillo (1731), c'est un amour extraconjugal ruineux qui amène le protagoniste au vol et au meurtre d'un oncle. Ce drame, souvent cité, combine ainsi, à une place stratégique importante, (l'évaluation d'une action exemplaire) l'ancienne valeur économique avec la nouvelle valeur familiale.
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Dans le théâtre d'un Molière par contre, je ne me rappelle pas que la dissipation ou la paresse figurent comme actions exemplaires (négatives = condamnées par un échec). Bien au contraire, on y voit plutôt ridiculiser et condamner les parents qui s'opposent aux aspirations à la vie noble que nourrissent leurs enfants8. Rousseau, dans la Lettre à d'Aletnbert sur les spectacles, l'a déjà bien vu. D'autre part, Peter Szondi9 a fait remarquer que chez un Diderot, et en général dans le Drame bourgeois, la peinture des conditions10 a beaucoup moins de poids que la mise en scène des relations, c'est-à-dire des relations familiales. La famille nucléaire devient une valeur très importante pour les classes supérieures (les notables: noblesse et bourgeoisie supérieures réunies). A ce propos, on a pu se demander si la noblesse n'était pas en train de s'embourgeoiser11. L'ouvrage de Szondi sur le Drame bourgeois est sans doute un des meilleurs qui existe12. Cet auteur l'étudié en Angleterre, en France et en Allemagne. Il voit dans Le Marchand de Londres une expression de l'éthique protestante, telle que l'a décrite Max Weber. La Tragédie bourgeoise allemande ('das bürgerliche TrauerspieP) serait un correlai à l'impuissance d'agir des intellectuels allemands et annoncerait ainsi l'idéalisme allemand. Mais entre les deux, le Drame bourgeois français ne trouve qu'une explication partielle, explication que Szondi donne provisoirement et avec beaucoup d'hésitation. Avec son Drame bourgeois, Diderot aurait voulu créer une utopie réelle, centrée sur la famille et qui puisse rassurer le spectateur sur la bonté de la nature humaine (p. 144). Cette création serait une réaction à l'impuissance politique et sociale du citoyen français (p. 147). Szondi cite Diderot (p. 141): C'est en aiîani au théâtre qu'ils se sauveront de ia compagnie des méchants dont ils sont entourés; c'est là qu'ils trouveront ceux avec lesquels ils aimeraient à vivre; c'est là qu'ils verront l'espèce humaine comme elle est, et qu'ils se réconcilieront avec elle. (Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière. Garnier, Paris, 1959, p. 192 s.) Szondi pense que Diderot aurait tiré de son expérience sociale (emprisonnements, interdiction de l'Encyclopédie etc.) la conviction que les hommes étaient méchants. Or, un autre chercheur, Jacques Truchet, pense que, lors de la création du Drame bourgeois, avec Le Fils naturel (en février 1757) Diderot «semblait toucher au couronnement de ses efforts: le succès (...) de l'Encyclopédie (...) semblait assuré, ses ennemis réduits au silence. Sécurité trompeuse, il est vrai»13. Je serais plutôt de l'avis de Truchet. Je remarque, tout d'abord, que c'est
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expériences personnelles sont étroitement liées au système social. Mais il y a plus: la citation peut facilement se comprendre comme une riposte à Rousseauqui, dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, avait accepté, non sans ironie, la pratique du théâtre chez un peuple déjà corrompu - les Français, opposés aux vertueux Genevois: les loisirs passés au théâtre permettraient de se soustraire à des vices plus graves. Or, dans la conception originelle de Diderot, le Drame bourgeois était fait non seulement pour consoler (comme le veut Szondi), mais surtout pour améliorer les hommes. Entre février 1757 et l'été 1758, pendant lequel, probablement, Diderot termine la rédaction de La Poésie dramatique, l'orage de l'Encyclopédie a éclaté. Cela pourrait certes suffire à expliquer le changement d'accent, tel qu'on le sent dans la citation faite par Szondi. Reste à savoir si l'inspiration poétique se ressent également d'un tel changement. On pourrait avancer, en faveur de la thèse de Szondi, que Le Père de famille restreint l'idylle à la famille (dans Le Fils naturel le père est absent jusqu'au dénouement), mais ce père exerce des fonctions «civiques»: bienfaisance envers des miséreux et punition d'un domestique infidèle. Et surtout, le monde extérieur social n'est pas, comme en Allemagne, thématisé comme le lieu des dangers et de la corruption. Encore un mot sur la fonction des larmes: Szondi dit, à propos du Marchand de Londres, il est vrai, que l'on pleure lorsque le conflit devient insupportable. Cela vaut-il aussi pour les drames de Diderot? Dans Le Fils naturel, il me semble que la vue du malheur d'autrui incite à l'action. Les pantomimes du malheureux Clairville invitent successivement son ami Dorval et son ancienne fiancée, Rosalie au sacrifice. Le malheur et le désespoir que, souvent, expriment les pantomimes ont une fonction motivante proprement dramatique. On se convertit à la vertu à la vue du malheur. Je continuerai donc à voir dans le Drame bourgeois de Diderot un théâtre 2. Je voudrais maintenant aborder l'image de l'homme, telle qu'elle se forme dans le drame bourgeois. A nous limiter aux pièces écrites les plus connues, on trouve comme valeur fondamentale la vertu, et les pièces tendent à dénouer le conflit dramatique (le nœud) soit par des reconnaissances morale s14, soit par des conversions àla vertu (les deux dénouements peuvent se combiner). Il semble que ce théâtre repose sur une nouvelle image de l'homme.
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Le corollaire de cette image de l'homme est plus inquiétant. Le mal, et partant le méchant, acquièrent un statut nouveau. On sent l'emphase nouvelle dans l'emploi du terme 'méchant' dans Le Fils Naturel. Les occurrences sont assez nombreuses. Qu'il suffise d'une seule citation: Rosalie à Clairville: «II (Dorval) vous trompe, vous dis-je. C'est un méchant.» Clairville: «Dorval un méchant!» (V,2). Et Gresset a pu intituler une pièce: Le Méchant. En morale, ce terme semble créer les mêmes problèmes théoriques qu'en zoologie les monstres et, de toute façon, le méchant est à éliminer. Faut-il rappeler que dans le grand courant dramatique européen, le mal semble menacer chaque être humain et que, inversement, les personnages 'méchants' ne sont pas exclus du procédé d'identification: les spectateurs sont invités à vivre dans l'âme d'un Richard 111 (Shakespeare) ou d'un Néron (Racine). Par contre, le commandeur du Père de famille de Diderot, n'invite à aucune identification immédiate, et tel sera le rôle du méchant du mélodrame. Dès le Drame bourgeois, le méchant des comédies, si comédies il y a, semble perdre en ridicule ce qu'il acquiert en méchanceté absolue15. Il semble en plus que la personnalité subisse une scission. A l'intérieur de l'être humain, une ligne de démarcation est tracée. Une partie passe du mauvais côté, mais laquelle? Un rapprochement entre le Contrat social de Rousseau et Le Fils naturel16 de Diderot est significatif. Dans les deux textes, l'autonomie de l'individu est déclarée et aussitôt reprise. Chez Rousseau, il est évident que la volonté particulière peut se dresser contre la volonté générale (qui semble ne pas pouvoir errer). Dans un même homme, le sujet se dresse contre le citoyen. Dans la Lettre à d'Alembert, la scission est articulée dans une formule frappante: «Le cœur de l'homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui»17. Dans le Contrat l'on trouve la méfiance contre toute association de particuliers. Rousseau voudrait que «chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la cité» (11,12). On sait que le Rousseau du Contrat «forcera (le récalcitrant) à être libre» (1,7). Le Contrat opte pour une religion d'État, de la patrie, qui prêchera des vertus civiques au détriment d'une religion du cœur, le christianisme pur et primitif auquel il accorde d'ailleurs des louanges non feintes (IV,8). Faut-il ajouter que le Contrat propose la censure des mœurs, quoique, une fois les bonnes mœurs perdues, il ne croie plus à leur régénération (ce qui l'oppose au Diderot du Drame bourgeois). L'on sait également que, dans la Lettre à d'Alembert, Rousseau se méfie de l'amour (ce qui l'oppose à la fois à Diderot et à Marmontel, auteur du long compte rendu du Mercure de France18). En son temps, dit Rousseau, l'amour de l'humanité et celui de la patrie
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Cependant il n'est pas également convenable à tous les hommes: c'est plutôt comme supplément des bons sentiments que comme bon sentiment luimême qu'on peut l'admettre; non qu'il ne soit louable en soi comme toute passion bien réglée, mais parce que les excès en sont dangereux et inévitables. Le plus méchant des hommes est celui qui s'isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s'aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parents, ses amis, sa patrie, et le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres, et leur est infailliblement préféré, (p. 218) Et Rousseau de s'engager dans sa dialectique de la nature et de la civilisation: Nous voyons donc chez Rousseau une méfiance de la vie privée, ou plutôt d'une partie de celle-ci qui reste à décrire. Retenons dès maintenant que la famille est passée du côté des bonnes valeurs et notons que l'auteur du Mercure nargue Rousseau de vouloir retourner à la société spartiate, faisant observer avec justesse: Licurgue, pour rendre toutes les affections communes, a été obligé de rendre tous les biens communs jusqu'aux enfants, & de former son nœud politique des débris de tous íes nœuds domestiques & personnels. (Mercure de France janv. 1759 vol. 2. Je souligne) Chez Diderot et dans le Drame bourgeois les choses sont plus compliquées, voire beaucoup plus confuses. Je rappelle que je me limite au Diderot du Drame bourgeois; si Diderot a changé d'opinion, il n'en reste pas moins que ses idées ont eu une énorme importance et, de façon plus fondamentale, que ces idées s'inscrivent dans une forme idéologique, celle de la vulgarisation des Lumières françaises, dont on voit les effets bien ailleurs que dans le théâtre et les réflexions qui le concernent. J'ai déjà traité Le Fils Naturel sous l'aspect de l'inconstance, approche Rosalie découvre qu'elle n'aime plus Clairville. Dorval, ami de celui-ci, découvre qu'il aime Rosalie. On sait que Dorval, convaincu par Constance (sœur de Clairville) transfère son amour sur celle-ci (1V,3), et que Rosalie convaincue par Dorval rend son amour à Clairville (V,3). Une reconnaissance explique les sentiments tendres entre Rosalie et Dorval: ils sont frère et sœur.
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Or, dans «le IIIe Entretien sur Le Fils naturel» Diderot donne l'esquisse d'une version tragique de son drame. On a dit que cette tragédie aurait été mauvaise. Soit, mais ce qui nous importe ici, c'est que dans cette esquisse, Diderot oublie tout de la reconnaissance. Dorval, dont la vertu est méconnue par tous, est au désespoir, et quand les autres comprennent ses motifs, il est trop tard. Or, à un certain moment Clairville offre Rosalie à son ami Dorval. Voilà un point important. L'amour irrationnel fait sa réapparition, balayant les bonnes raisons que Constance avait données à Dorval, puis Dorval à Rosalie. L'amour «je-ne-sais-quoi», fréquent dans la tradition théâtrale, reste là, irréductible, mais il ne reçoit aucun développement. Pourtant, dans Le Fils naturel, contrairement à sa source, // vero amico de Goldoni, on ne peut pas changer d'inclination pour des raisons financières. Chez Goldoni, par contre, un ami pauvre (homologue de Clairville) cède une jeune fille à son ami quand il la croit pauvre, puis quand elle s'avère riche, l'autre ami (= Dorval) la rétrocède et prend une autre jeune fille, qui joue un rôle marginal. Notons en passant que nous avons là de vraies valeurs bourgeoises: l'aspect financier prime l'aspect sentimental, et les personnages aussi bien que les spectateurs vénitiens partagent ces valeurs. C'est donc d'une part vers les raisons amenant les changements d'amour Les raisons sont vite énumérées: la vertu, comprenant, d'une part, l'obligation d'assurer la continuation de l'espèce humaine et de bien élever les enfants et, d'autre part, l'engagement civilisateur, voilà ce qui, en ce qui nous concerne ici, peut suffire comme résumé du raisonnement par lequel Constance convertit au mariage le sombre Dorval. Les raisons qu'emploie Dorval pour ramener Rosalie vers Clairville se réduisent pour l'essentiel à une seule: récompenser ¡a vertu. Si le sous-titre du drame est «les épreuves de la vertu», il vaut aussi bien pour Dorval que pour Clairville, qui à un certain moment demande à Dorval: «et croyez-vous qu'à l'heure que je vous parle il y ait un seul homme heureux sur la terre?» (111,8). La pièce exprime un hédonisme, si par hédonisme, l'on comprend que la vertu cause le bonheur. C'est cette vision du monde que Diderot veut encore prouver20. Il faut donc tout simplement que la pauvre Rosalie reprenne son Clairville pour que la justice - immanente, terrestre - soit faite. Dorval va presque jusqu'à la menacer de «la honte et [du] remords» qui vont suivre le malheur de Clairville, et évidemment aussi du mépris des hommes. Dorval lui reproche de «trahir son amant» et lui dit que «l'ivresse passe». Jusqu'ici, rien que n'aurait pas contresigné un Rousseau, qui, lui également, voudrait voir assigner à la passion une place réduite.
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Mais quant à la force qui doit amener ce changement, tout change, et c'est sur ce point que les idées de Diderot deviendront autrement problématiques que celles de Rousseau. Comme on le sait, une des idées maîtresses de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles est la suivante: loin de modifier la morale du public, le théâtre, s'il veut réussir, ne fait que se conformer à celle-ci. Rousseau a ainsi distingué l'importance énorme du public, phénomène qui domine la communication de nos jours21. En plus il se méfie de la sensibilité, des émotions, voyant leur côté problématique: on peut s'émouvoir d'une action vertueuse, voire comme Messaline, s'émouvoir au discours d'une victime que l'on fera exécuter tout de suite après. Le sensible peut jouir de «sa belle âme», terme ironique lancé par Rousseau, et repris par Goethe dans «les Confessions d'une belle âme»22. Et, toujours selon Rousseau, pour «purger les passions», fonction traditionnelle assignée à l'art, seule la raison a ce pouvoir. On ne saurait trop insister sur ce point. Rousseau annonce ici la morale kantienne sans sensibilité, alors que la bonté de l'homme, souvent tournée en ridicule, comprend pourtant une nuance importante: «Le cœur de l'homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui» (p. 140), qui annonce encore l'épreuve de réversibilité de la morale kantienne: «Agis de sorte que la maxime de ta volonté puisse servir en même temps comme principe d'une législation générale»23. Le Diderot du Drame bourgeois, par contre, mélange avec délices la morale et cette 'sensibilité' dont l'Encyclopédie fait une qualité eminente de l'homme supérieur. Les coups d'enthousiasme de Diderot sont trop connus. De même, l'on voit jusque dans Le Fils naturel Constance répéter l'apologie pour la littérature moralisatrice et partant pour le nouveau théâtre: Mais les temps de la barbarie sont passés. Le siècle s'est éclairé. La raison s'est épurée. Ses préceptes remplissent les ouvrages de la nation. Ceux où l'on inspire aux hommes la bienveillance générale sont presque les seuls qui soient lus. Voilà les leçons dont nos théâtres retentissent, et dont ils ne peuvent retentir que trop souvent. Et le philosophe dont vous m'avez rappelé les vers (Voltaire) doit principalement ses succès aux sentiments d'humanité qu'il a répandus dans ses poèmes, et au pouvoir qu'ils ont sur nos âmes. Non Dorval, un peuple qui vient s'attendrir tous les jours sur la vertu malheureuse ne peut être ni méchant, ni farouche. (1V,3) Dans cette citation, qui appuie la thèse de Truchet d'un Diderot optimiste en février 1757 (cf. ci-dessus), nous voyons identifiés attendrissement et bonté; l'attendrissement provoqué y a valeur d'action morale, et Diderot ne semble pas se douter, ici, comme Rousseau, que la sensibilité peut remplacer l'action, sans y inciter.
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Mais Diderot est conforme à Rousseau, et probablement à son époque, en acceptant la scission de l'homme. Les sentiments personnels, le désir dans ce qu'il a de non-généralisable, passent chez lui comme chez Rousseau du côté dangereux, voire, de façon moins claire que chez Rousseau, les sentiments personnels sont supprimés par la rhétorique sensible et surtout par les nombreux quiproquos et reconnaissances qui font que, dans Le Fils naturel Rosalie et Dorval ne s'expliqueront jamais sur leur amour réciproque: lors du grand dialogue de persuasion, Dorval a déjà opté pour Constance, et Rosalie le sait. A cela s'ajoute un investissement sentimental sur la bonne partie généralisable de l'individu, vécu dans la communion des âmes, avec sensibilité et enthousiasme. Rien de pareil dans la Lettre à d'Alembert, mais Rousseau s'y adonne dans La Nouvelle Héloïsel C'est ici que les voies des deux écrivains se séparent: Rousseau rejette - provisoirement - la passion et la singularité, quitte à les reprendre plus tard, dans Les Confessions et dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Diderot semble, au comble de son enthousiasme, tout simplement les oublier. Qui plus est, il met toute la sensibilité (que nous, modernes, qualifions de personnelle) au service de la bonne cause. Devant le torrent de bons sentiments qui la submergent, une pauvre Rosalie ne saurait jamais résister. A cela s'ajoute un autre trait nouveau, l'ouverture, la transparence exigée entre les hommes, et, notamment, entre parents et enfants, puisque la famille est devenue le paradis terrestre (au contraire du terrain de bataille qu'elle était chez Molière). Dans l'autre drame bourgeois de Diderot, Le Père de famille, les malheurs proviennent pour une grande partie du manque d'ouverture des enfants envers leur père souffrant (le père mauvais a auparavant été isolé dans le personnage du Commandeur)24. L'individu est donc scindé, Rousseau et Kant le savent. Mais ce qui fait époque, c'est qu'il est aussi, dans un large courant idéologique, identifié à la bonne moitié, alors que l'individualité non généralisable est tue. C'est à cette opération que s'emploie le sentimentalisme. L'individualité non généralisable sera identifiée avec le mal qui est liturgiquement expulsé de la scène (car il fait retour et son expulsion se répétera névrotiquement dans le mélodrame). Plus tard, cette partie expulsée s'imposera dans le romantisme qui s'occupera des éléments non integrables dans «la belle âme». Et pour ainsi dire la scène est dressée pour les représentations de la psychanalyse25.
Michel Olsen Université de Roskilde
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Notes 1. Ainsi la peinture des conditions proposée reste presque lettre morte sur les planches. 2. Parmi les auteurs anglo-saxons citons: Cobban, A.: The Myth ofthe French Révolution. London, 1955 (in 1968), et Aspects ofthe French Révolution. New York, 1968. Taylor, George V: Noncapitalist Wealth and thè Origins of thè French Révolution. American Historical Review, LXXII, p. 475-497, 1967. Doyle, William: Origins of the French Révolution. Oxford University Press, 1980, 1988, trad. fr.: Des Origines de la Révolution Française. Calmann-Lévy, Paris 1988 (ouvrage qui résume de nombreux travaux). Et du côté français: Furet, François: Penser la Révolution française. Paris, 1978. Furet, François & Richet, Denis: La Révolution Française, 2 vol. Paris, 1965. Furet, François & Ozouf, Mona (ed.): Dictionnaire critique de la Révolution française. Paris, 1988. 3. Cf. Doyle 1980, pp. 28 s. et 96 ss. 4. Diderot la faisait à un moment où les couches commerciales anglaises s'appropriaient pendant la Guerre de sept ans nombre de colonies françaises. Sedaine, dans Le Philosophe sans le savoir, chante également les louanges du commerce. 5. Cf. Doyle 1980, Part 11,6. 6. Cf. Le Fils naturel ou La Brouette du vinaigrier de Mercier. 7. Cf. Nojgaard, Morten: La Fable antique I, Copenhague, 1964, p. 72 ss. et Olsen, Michel: Les Transformations du triangle erotique. Akademisk forlag, Copenhague, 1976, p. 43 ss., et Amore Virtù e Potere nella novellistica rinascimentale. Argomentazione narrativa e ricezione letteraria, Federico & Ardia, Napoli, 1984, p. 33, note. 8. Condition d'admission des bourgeois français aux cercles de la noblesse, ceci depuis les Fabliaux. 9. Cf. «Tableau et coup de théâtre. Pour une sociologie de la tragédie domestique et bourgeoise chez Diderot et Lessing». Poétique 111, 1972, et surtout: Die Théorie des biirgerlichen Trauerspiels im 18. Jahrhundert. Suhrkamp, Frankfurt a/M, 1972. 10. «Khomme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l'avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l'intendant» (IIIe Entretien sur Le Fils naturel, Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière. Garnier, Paris, 1959, p. 154). 11. Szondi aussi se pose cette question (1972, pp. 103 et 128). 12. Avant d'engager une discussion sur certaines de ses thèses, je tiens à signaler deux choses. Le livre de Szondi a été publié après sa mort d'après des manuscrits de leçons données. L'auteur, s'il avait eu le temps, aurait certainement revu les manuscrits. D'autre part, j'ai partagé, jusqu'en 1975 environ, le présupposé, alors commun, sur lequel repose apparemment l'argumentation de Szondi, que les formes littéraires dérivent en dernière instance (bien qu'avec des complications et des 'rétroactions') du développement des classes sociales. Avec presque 20 ans de distance, on ne peut qu'admirer l'intelligence et l'honnêteté avec lesquelles Szondi relève tous les faits qui pourraient s'opposer à cette conception générale de la littérature et de l'histoire.
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13. Cf. Théâtre du XVllf siècle, vol. 2., éd. Jacques Truchet, Bibl. de la Pléiade, Paris, 1974, p. 1361. 14. Il ne s'agit pas de la reconnaissance morale classique: un personnage cru de mauvaise vie s'avère innocent (ou vice-versa), mais d'une complication de celle-ci: la reconnaissance des bonnes intentions. Dans Le Fils naturel, et encore plus dans la version tragique esquissée dans «le IIIe Entretien» ce sont les bonnes intentions d'un Dorval qui sont méconnues. Ceci n'empêche nullement le drame bourgeois de se servir des reconnaissances (sociales et morales) traditionnelles. Ce qui tend vers l'absence, ce sont les dénouements par l'action. 15. Rappelons que, dans les tentatives pour créer une tragédie danoise, un('e) méchante) ou insensé(e) se charge du rôle du dénouement tragique. Ainsi dans Claus Fasting: Hermione (1772), Johan Nordal Brun: Zarine, et Charlotte Dorothea Biehl: Euphemia (1778). Cette dernière est d'ailleurs une «tragédie domestique et bourgeoise». Les protagonistes sont un mari bourgeois, sa femme et une jalouse, amoureuse déboutée par le mari, qui empoisonne la femme. Et l'imperfection du couple marié, c'est justement le manque de confiance réciproque absolue, faille grâce à laquelle peut agir la «méchante». Donc, Biehl aussi préconise les nouveaux rapports familiaux, fondés sur la transparence des âmes, quoique, dans d'autres drames (p. ex. Den kierlige Datter) elle donne un tableau sombre des rapports entre mari et femme. Ces méchants sont mus par une force élémentaire (jalousie le plus souvent). Et le spectateur n'est guère invité à se mettre à leur place, alors que dans Phèdre l'on comprend une Œnone. 16. Par précaution je répète que l'idéologie du Fils naturel ne coïncide que partiellement avec ce que l'on est convenu d'appeler les idées de Diderot. 17. Rousseau fait également la critique de l'art moralisateur. Puisque «l'homme est né bon (...) la source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces [de théâtre]». (Cf. Lettre à d'Alembert, in Du Contrat social, Garnier, Paris, 1965, p. 139). 18. Novembre 1757-janvier 1758. 19. «Amour, vertu et inconstance: philosophie et structure narrative dans quelques œuvres de Diderot». Orbis Litterarum 35, 1980, p. 132-147. 20. Plus tard Diderot se détournera aussi bien de la rage de vouloir prouver (cf. «Ceci n'est pas un conte») que de l'hédonisme. Je cite sa conclusion de l'Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***: «Je mets à fonds perdu». Cf. Œuvres philosophiques, éd. P. Vernière, Garnier, Paris, p. 528. 21. Je m'écarte donc de l'avis de M. Barras qui pense que la Lettre à d'Alembert n'apporte aucun argument nouveau contre le théâtre (cf. The Stage Controversy in France from Corneille to Rousseau, Phaeton Press, New York, 1978, lère éd. 1933). 22. Dans Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister. 23. Kritik der praktischen Vernunfl (Erster Teil, 1. Buch, 1. Ilauptstück, § 7; citation traduite par M. Olsen).
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RésuméDans la perspective critique adoptée par le courant révisionniste sur le rôle de la bourgeoisie avant la Révolution française, l'auteur questionne le terme de 'Drame bourgeois', en le confrontant avec d'autres formes théâtrales, dans lesquelles la bourgeoisie s'exprime. Une seconde partie cherche à cerner ce que devient l'individualité dans ce nouveau drame. 24. Je signale que l'on pourrait lire Le Bourru bienfaisant de Goldoni, comme une imitation habile du Père de famille, représenté en 1769, dans une version qui donne au père un rôle quelque peu plus viril (cf. note introductive de Truchet, op. cit.). Imitation nuancée par un sourire ironique au bon entendeur, (in Commedie vol. 4, éd. Kurt Ringer. Einaudi, Torino, 1985. 25. Dont s'est occupé Roger Lewinter. En effet, il est possible de psychanalyser les drames de Diderot. Toujours est-il que son époque semble tout aussi bien préparer la scène que d'y jouer des drames. Cf. «Diderot et son théâtre», Les Temps modernes, octobre, 1968, «EExaltation de la vertu dans le théâtre de Diderot», Diderot Studies 8, 1966, et Diderot ou les mots de l'absence, Champ libre, Paris, 1976. |