Revue Romane, Bind 25 (1990) 2

Figure et formule

par

Helge Nordahl

L'ordre des mots n'est pas libre en ancien français. Que le répertoire des structures séquentielles soit étonnamment riche, c'est un fait incontesté et incontestable, mais c'est un fait qui ne signifie nullement que la distribution des différentes séquences soit libre ou arbitraire. C'est ce qu'a soutenu Lucien Foulet dans sa Petite syntaxe de l'ancien français. En effet, ce grand savant nous y a montré - et magistralement - que si une phrase en ancien français se compose des trois éléments: Sujet (S), Verbe (V) et Complément (C) - au sens étymologique: élément qui remplit, complète: (Objet direct ou indirect, attribut, adverbe, complément prépositionnel) six structures séquentielles sont théoriquement possibles:

I. S-V-C

11. S-C-V

111. V-S-C

IV. V-C-S

V. C-S-V

VI. C-V-S

Toutes ces structures théoriquement possibles sont aussi réellement attestées. Mais seules deux d'entre elles sont fréquentes: I et VI, donc S-V-C et C-V-S. Ces deux séquences ont ceci en commun qu'elles situent le verbe en position axiale, entre les deux éléments S et C. Ayons le courage de dire - simplement et anachroniquement - que ces préférences séquentielles dotent la phrase en ancien français d'une clarté cartésienne. Etudions - en guise de préambule - deux phrases, relevées dans La chanson de Roland:

a. Li empereres aproismet sun repaire. (S-V-C). 661

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Dans les deux vers cités, nous trouvons des syntagmes nominaux en fonction de sujet et d'objet direct. On a vite fait de constater l'avantage fondamental des deux séquences préférées, qui situent le verbe en position axiale ou médiane et qui distribuent les deux syntagmes nominaux en fonction de sujet et de complément d'objet direct symétriquement autour de l'axe verbal. Selonnous, les deux séquences S-V-C et C-V-S sont les seules à réunir les deux qualités fondamentales de la phrase en ancien français: elles se servent d'un élément V comme l'axe de la phrase, permettant ainsi aux deux syntagmes nominaux de se situer en équilibre autour de l'axe médian. La recherche consciente de cette double qualité axe-éqiiilibre est, à notre avis, la caractéristiquela plus profonde de la structuration séquentielle de la phrase en ancien français. Cette caractéristique est avant tout syntaxique. Mais l'étude du tandem axe-équilibre présente aussi un aspect rhétorique, et c'est précisémentcet aspect que nous tâcherons d'approfondir dans les pages qui vont suivre.

Ce n'est pas uniquement le schéma fonctionnel de la phrase qui semble préférer les deux qualités que nous avons appelées axe et équilibre. Très souvent aussi, quand il y a, dans une phrase, une coordination binaire, la même structure séquentielle est exploitée. Etudions les cinq exemples suivants:

c. La noise levât et li cri. (Lais, Chaitivel, 131)
d. D'ire trestremble et de dolor. (Troie, 29378)
e. Souvent le fièrent et menu. (Troie, 8555)
f. Tes nies s'entraiment et Yseut. (Béroul, 607)
g. Fremist la vile tote et bruist. (Enéas, 6846)

Dans les exemples e, d, e et f, c'est toujours le verbe qui est encadré de deux sujets (c), deux compléments prépositionnels (d), ou deux adverbes (e). Dans (f) la construction syntaxique est très audacieuse: La séquence sujet au singulier -I- verbe au pluriel + deuxième sujet au singulier est, en effet, très rare. Dans (g) c'est le sujet qui occupe la place axiale, tandis que les deux verbes coordonnés se placent en équilibre autour de l'axe médian. La place du verbe en position axiale n'est donc pas incontestée en ancien français.

Les exemples c-g soulignent le fait que la structuration de la phrase selon les critères axe-équilibre est un phénomène syntaxico-rhétorique, car on reconnaît tout de suite dans la disposition équilibrée des coordinations binaires la figure rhétorique communément appelée hyperbate, souvent définie comme «une disjonction de l'ordre normal» ou comme «eine Zwischenstellung» (Arbusow). Cette figure rhétorique comporte de très nombreuses variantes. C'est une variante concrète de cette figure que nous allons étudier dans les pages que l'on va lire, à savoir celle où un verbe en position axiale est encadré de deux objets directs nominaux, donc des exemples du type:

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h. Joie mainent et grand baudor. (Barlaam)

Ici, les deux objets directs (joie ti grand baudor) sont disposés symétriquement autour de l'axe médian (mainent). L'étude de cette séquence particulière sera entreprise dans une perspective syntaxico-rhétorique, car, en ancien français, la syntaxe et la rhétorique ne sont jamais séparées par des cloisons étanches. Et il y a plus encore. Il y a aussi une voie qui mène, directement et naturellement, de l'étude d'une figure rhétorique à la notion difficilement accessible qu'est la formule. C'est donc dans la triple optique syntaxe-rhétorique-formule que se situent nos réflexions.

La séquence particulière que nous allons étudier est donc composée d'un
axe verbal (V) encadré de deux compléments d'objet directs nominaux, (O1
etO2)


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équilibre

Fondamentalement, ou, si l'on veut, syntaxiquement, notre construction comporte trois éléments: l'axe verbal et les éléments O1O1 et O2O2 en équilibre autour de l'axe médian. Corollairement, ou, si l'on veut, rhétoriquement, une nouvelle distinction s'impose: Les deux éléments O1O1 et 02, en équilibre séquentiel peuvent être construits:

a. sans déterminants.
b. sans déterminants anaphoriques.
c. avec déterminants anaphoriques


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équilibre

O1 et O2 sans déterminants

1. Déduit amoit et druerie: (Lais, Equitan, 15)

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13. Vis lur mua e vestemenz; (Brut, 8728)
14. Humes purchaca e navie (Brut, 8185)
15. Chrestïenté prist et baptesme, (Mir.4, 128,460)
16. Chrestienté quiert et baptesme. (Mir.4, 21,523)

Les hyperbates citées sont régulières: Deux noms sans déterminants sont disposés en équilibre autour de l'axe verbal. Et cette figure rhétorique est rhétorisable. Constatons sommairement que les compléments d'objet directs en équilibre sont choisis de façon à former des:

a. Allitérations:

1: deduit-dmerie,

3: haubers-hauberjons,

13: vis-vestemenz.

b. Polyptotes:

3: haubers-hauberjons

L'exemple 8, relevé deux fois, est à considérer comme une hyperbate figée,
donc une formule, tandis que les exemples 15 et 16 semblent indiquer une
hyperbate devenue une quasi-formule.

O1 et O2 sans déterminants anaphoriques

1. O-déterminant- adjectif qualificatif antéposé.

17. Mais pesance ai et grand dolur (Thomas, Douce, 147.)
18. Armes li donne et bon conroi (Thèbes, 2839)
19. Miracles fet et granz vertuz (Brut, 7917)
20. Pais i fist faire et grant silenche (Barlaam, 25,13)
21. Joie mainnent et grant baudor (Barlaam, 25,13)
22. Honour t'ai fait et molt grant bien (Barlaam, 75,10).

Cette variante particulière de Phyperbate qui nous intéresse est fort régulière: O1O1 sans déterminant, O2O2 déterminé par un adjectif antéposé. Dans 5 exemples sur 6 il s'agit de l'adjectif grand, qui, une fois, ex. 22, est déterminé par l'adverbe de degré molt.

2. O-déterminant- adjectif qualificatif postposé.

23. trauail orent et paine grant (Floire, 167)
24. Mengieres ont et viandes chieres, (Amadas, 2121)

3. Déterminant adjectival postposé- O-déterminant.

25. prouesce a grant et hardement. (Thèbes, 1539)

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L'exemple montre que si l'élément O1O1 comporte un déterminant et que l'élément
O2O2 n'en ait pas, O1O1 peut se réaliser en hyperbate ou en syntagme
disjoint selon le schéma nom + verbe + déterminant.

4. Déterminants: article défini- adjectif possessif.

26. Le roi guerpist et sa couronne, (Barlaam, 5,31)
27. Le roi guerpist et son linage (Barlaam, 5,33)
28. Le roi salue et son barnage. (Thèbes, 1287)

Les trois exemples montrent une hyperbate devenue une quasi-formule: L'élément O1O1 est identique dans les trois exemples, le verbe est identique dans les deux premiers, et l'élément O2O2 est formé par deux noms synonymisants dans les deux derniers exemples. Sémantiquement, les éléments O1O1 et O2O2 sont toujours en rapport de complémentarité.

5. Adjectif1+ Nom-Adjectif2 + Nom.

29. Bon oré eurent et fort vent. (Lais, Milun, 508) 30. Bon orét out et suefvent, (Lais, Guigemar, 194) 31. Dreit vent orent et bon oré: (Troie, 3445) 32. Belle bouche a et dous regarz. (Troie, 1269) 33. Gent cors out e bêle faiture; (Lais, Equitan, 33) Les exemples 29-30-31 montrent certaines variantes d'une quasi-formule: Le verbe est identique dans les trois exemples, les noms déterminés dans O1O1 et O2O2 sont synonymes (oré, orét, vent) et l'adjectif bon se retrouve dans les trois phrases. On voit ici des variantes d'une formule météorologique. Dans les exemples 32 et 33 on voit vaguement les contours d'une formule de description personnelle ou, si l'on veut, de la possession inaliénable.

6. Adjectif-Nom + Nom-Adjectif

34. Bons ponz fist faire et chemins hauz (Brut, 2611)

Les deux syntagmes nominaux construits en hyperbate sont aussi disposés en
chiasme. Nous avons déjà souligné la tendance incontestable des figures
rhétoriques à se réunir en combinaisons pluri-figurielles.

7. Art. déf. + Nom-Art, indéf. + adjectif + Nom.

35. Un brait jeta et un grant cri (Mir.4. 320,502)

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Cet exemple nous servira de transition entre les deux types O1O1 et O2O2 sans et avec déterminants anaphoriques. L'article indéfini et le nom sont là dans les deux exemples, mais le dernier syntagme comporte aussi une expansion adjectivale.

O1 et O1 avec déterminants anaphoriques

1. L'article défini.

36. Les oilz li baise" et la face. (Lais, Eliduc, 937)
37. les eulz li baise et la face, (Thèbes, 9782)
38. Le nés li baisent et la bouche; (Mir.4, 234,455)
39. les mains li baisent et les pies; (Floire, 941)
40. les eulz li baise et puis le front. (Thèbes, 2416)
41. les portes li clost et les murs (Eracle, 6400)
42. Lame enporterent et le cors (Mir.2, 103,52)

Les exemples 36 et 37 sont identiques et représentent une formule concrète. Les exemples 38-39 et 40, ayant tous le même verbe, baisier, en position axiale, n'ont été relevés qu'une seule fois, mais ils peuvent bien être des formules réelles. L'article défini, déterminant O1O1 et 02,O2, est souvent représenté par deux formes morphologiques différentes, donc par une réalisation élémentaire de la figure traditionnellement appelée polyptote.

2. L'adjectif possessif.

43. son cors avilie et son parage. (Eracle, 3679)

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58. s'onnor pert toute et s'onnesté. (Eracle, 3671)
59. Sa dignité vi et sa gloire (Barlaam, 85,4)

On constate que les exemples 44-47, ayant le même verbe debatre en position
axiale, sont très similaires. Les exemples 46-47 sont identiques, et représentent,
corollairement, une formule.

Soulignons aussi le fait que les exemples 50-52 avec le verbe laissier en
position médiane, sont des quasi-formules. Dans les exemples 51 et 52, l'élément
O et le verbe sont identiques.

Dans l'exemple 58 les deux noms déterminés dans O1O1 et O2O2 sont allitérants:

3. L'adjectif tel anaphorique.

60. Tele angosse aet tel hascuie (Amadas, 542)
61. Tel dolor aet tel haschiee (Troie, 16486)
62. Tel duel en aet tel contraire (Mir.3, 113,164)
63. Tel duel en aet tel anui (Mir.2, 209,109)
64. Tel hide en aet tel freiir. (Mir.l, 11,191)
65. Tel hide en aet tel freür (Mir.3, 158,207)
66. Tel honte en aet tel contraire (Mir.4, 300,136)
67. Tel ire en aet tel tenreur (Amadas, 3477)
68. Tel ire en aet tel anui, (Amadas, 5803)
69. Tel ire en ont et tel contraire (Mir.3, 339,927)
70. Tel pooir ont et tel baillie; (Barlaam, 132,30)
71. tel nature aet tel costume: (Eneas, 6516)
72. tel robes li trouvera et dras (Amadas, 4014)

Les treize exemples ici cités sont très réguliers. Dans douze sur treize des exemples c'est le verbe avoir qui est en position axiale. Les noms en équilibre sont tous des noms abstraits, sauf les deux noms du dernier exemple. L'élément O1O1 est identique dans les exemples 62 et 63, dans 67, 68 et 69, tandis que l'élément O2O2 est identique dans 60 et 61, dans 62, 66 et 69, et dans 63 et 68. Les exemples 64 et 65 sont identiques. Il semble donc que cette variante particulière de la figure que nous étudions connaisse un répertoire varié de quasi-formules et aussi au moins une formule parfaite.

4. Les adjectifs beaus, bons, long et riche.

73. Biau samblant fait et bêle chiere. (Mir.4, 352, 329)

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77. Longhe barbe a et longhe come. (Barlaam, 279, 32)
78. Riche frain ot et riche sele; (Thèbes, 9022)

Les quelques exemples dont nous disposons ne semblent montrer aucune tendance à créer des formules. Signalons pourtant que l'exemple 74 ressemble beaucoup aux exemples 29, 30 et 31. La seule différence est l'emploi anaphorique de l'adjectif bon dans l'exemple 74.

5. L'adjectif grant.

79. Grant cuer ae grant volente (Troie, 867)
80. Grant désir ont et grant talent (Amadas, 1608)
81. Grant duel en aet grant contraire; (Amadas, 2625)
82. Grant duel en ot e grant pesance: (Troie, 1062)
83. Si grant duel a e si grant ire (Troie, 2691)
84. Si grant duel aesi grant ire, (Troie, 7436)
85. Grant force aveit e grant vertu. (Troie, 731)
86. Grant hide avoit et grant peür (Mir.3, 88, 372)
87. Car grant hysde a et grant peür (Mir.2, 218, 354)
88. Grant hide en aet grant paor (Mir.3, 330, 684)
89. Grant honte en ont et grant vergoingne, (Mir.3, 334, 803)
90. Grant joie iote grant déduit. (Troie 4486)
91. Grant pitié a-et grant tenreur. (Mir.4, 10, 239)
92. Grant talent eut et grant désir, (Mir.2, 114, 17)
93. Grant valor ot e grant proëce; (Troie, 30266)
94. Grans colz li donent et grans fias (Mir.3, 342, 1003)
95. Grans offrandes fait et grans dons, (Mir.4, 37, 173)
96. Grans caroles font ey grant veille, (Mir.4, 128, 465)
97. grant parolle an font et grant bruit, (Eneas, 792)
98. Grant mal i físt e grant damage. (Brut, 5762)
99. Grant sens a fait et grant barnage (Mir.3, 95, 562)
100. Grant painne i met et grant estude (Mir.4, 33, 54)
101. Grant tere i met e grant aveir: (Lais, Eliduc, 1139)

Dans les exemples 79-93 c'est le verbe avoir qui figure en position axiale. Dans les exemples 81 et 82, l'élément O1O1 est identique, et dans les exemples 83 et 84, et 86, 87 et 88 on trouve des formules parfaites. Les exemples 80 et 92 présentent une disposition inverse des éléments O1O1 et 02.O2.

Dans l'exemple 94 on trouve le verbe doner en position axiale, position
qu'occupe le verbe faire dans les exemples 95-99 et le verbe (i) mètre dans les
deux derniers exemples.

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Dans les pages qui précèdent nous avons tâché de réunir trois domaines
grammaticaux dans une sorte de triple optique:

1. La phrase en ancien français semble préférer, syntaxiquement, les structures
séquentielles dotées de deux qualités fondamentales: axe et équilibre.

2. Si la syntaxe préfère les constructions qui réunissent les qualités de l'axe et de l'équilibre, la rhétorique ne le fait pas moins. Une figure classique comme Phyperbate, traditionnellement définie comme une disjonction de l'ordre normal ou de Zwischenstellung, dispose deux éléments en équilibre autour d'un axe médian.

3. Les figures rhétoriques les plus généreusement rhétorisées montrent une tendance à se figer lexicologiquement, donc à créer des formules. Ainsi, on aura tout intérêt à réunir les perspectives de la syntaxe séquentielle, la rhétorique et les formules dans une même et triple optique en ancien français.

Reprenons, pour terminer, notre exemple 86:

Granì hide avoit et grant peür,

pour constater à quel point cette formule est hautement rhétorisée:


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L'axe verbal est formé par le syntagme avoit; les deux compléments d'objet
directs sont disposés en équilibre. O1O1 et O2O2 sont anaphoriquement introduits
par l'adjectif grant. Les deux noms, hide et peür, sont synonymes.

A l'intérieur de ce petit vers octosyllabique on trouve donc une formule caractérisée, séquentiellement, par les deux qualités axe-équilibre, et, rhétoriquement, par une hyperbate formelle, dont les deux éléments déterminés sont des synonymes anaphoriquement introduits.


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Les exemples cités ont tous été relevés dans des textes octosyllabiques. Il est absolument sûr qu'une étude détaillée d'un corpus décasyllabique ou d'un corpus en alexandrins aurait donné des résultats fort différents, pour ne pas parler d'un choix de textes en prose. Mais pour qui désire connaître à fond les mystères de la séquentiation de la phrase en ancien français, c'est une étude qui s'impose.

Helge Nordahl

Université d'Oslo

Résumé

Dans l'article que l'on vient de lire l'auteur part de la constatation que la structuration séquentielle de la phrase en ancien français est dominée par deux principes-clef: Axe et équilibre. Ce même tandem axe-équilibre est aussi caractéristique d'une figure rhétorique comme l'hyperbate. Mettant sous la loupe une centaine d'exemples d'une variante particulière de l'hyperbate, l'auteur arrive à la conclusion que le point de départ syntaxico-rhétorique peut avoir un certain intérêt pour l'étude des formules.