Revue Romane, Bind 25 (1990) 2L'épisode de «Tristan ménestrel» dans la «Continuation de Perceval» par Gerbert de Montreuil (XIII siècle). Essai d'interprétationpar Jonna Kjær «Tristan ménestrel» (TM dans ce qui suit) est l'appellation consacrée par les critiques pour un épisode (v. 3309-4832; K. Busby, 1983, p. 145, préfère le commencer au vers 3248) de la Continuation de Perceval par Gerbert de Montreuil (éd. M. Williams et M. Oswald, t. Mil, 1922-75), où Tristan déguisé en ménestrel arrive à la cour du roi Marc pour revoir Iseut. Le roman de Gerbert est écrit entre 1226 et 1230; nous en connaissons deux manuscrits. C'est une des quatre continuations de Perceval ou le conte du Graal (écrit après 1181) par Chrétien de Troyes. Dans la suite de Gerbert, l'action commence chez le Roi Pêcheur, où Perceval a joint les fragments de l'épée brisée, mais la soudure est incomplète, et à travers les quelque 17.000 vers du roman de Gerbert, les aventures de Perceval sont racontées jusqu'au moment où il réussit à rasalder l'épée. Cette épreuve est nécessaire pour qu'il puisse être initié aux mystères du Graal et de la lance qui saigne. Dans TM, Perceval rencontre Tristan à la cour de Marc. L'action de TM n'est connue dans aucune autre version tristanienne (Tristan se déguise en ménestrel chez Eilhart, éd. D. Buschinger, 1976, v. 8201-8548, dans des circonstances tout à fait différentes). L'épisode est sans doute créé par Gerbert même, et intégré par lui dans l'action principale, Tristan en est le protagoniste, et il n'est pas mentionné ailleurs dans la Continuation. Il est évident que Gerbert a connu le Perceval de Chrétien. A travers
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TM représente un stade entre les versions en vers et la version en prose. M. Wilmotte, p. 175, semble penser au contraire que TM s'inspire directement du Tristan en prose). En plus, Gerbert fait allusion à plusieurs autres textes littéraires. Si son TM est difficile à interpréter, je crois que la raison en est Pintertextualité qu'il utilise et qui apparaît surtout dans les motifs symboliques.Il arrive que des chercheurs avisés accusent Gerbert d'incompétence poétique (K. Busby, 1980, pp. 200 et 204) ou de manque de clarté (P. E. Bennett), mais il est probable que la dimension symbolique de son langage n'a pas posé de problèmes à son public contemporain. Un exemple de la distance qui sépare les horizons d'attente médiéval et moderne se présente déjà dans le titre donné à notre épisode, car au vers 7018, celui-ci est nommé «La lutte de Tristan» et non pas «Tristan ménestrel»: le rédacteur parle de la reprise et du développement que fait Gerbert de la matière racontée par Chrétien, empêché par la mort de conclure son récit. A la fin de ce discours, on lit: Puis enencha le nous retrait J. Kelemina (p. 161) commente le passage en disant: «fur unser Empfmden ist aber nicht die Luite, sondern das Motiv der Verkleidung die Hauptsache», et il est vrai que les déguisements et les dons musicaux se trouvent dans toute la tradition tristanienne et caractérisent autant Tristan lui-même que son amour avec Iseut (cf. J. Kjasr). Je citerai plus tard des exemples qui montreront que Gerbert aime bien les ménestrels, mais je vois dans le titre Luite de Tristrant une mise en relief de l'importance structurale et sémantique de cette lutte (qui couvre les vers 3703-71 de TM) et une indication possible du fait que la lutte est l'invention propre de Gerbert. Une brève analyse montrera la place de la lutte dans le récit de TM. 1) Tristan arrive incognito à Carlïon où il triomphe de trois chevaliers arthuriens. Quand il se bat avec Gauvain, un ménestrel le reconnaît et Arthur interrompt le combat. Ensuite, Tristan a une lutte avec Gauvain dans l'intimité; il en sort vainqueur et ami de Gauvain et se souvient d'lseut qu'il veut revoir. Arthur le prie en vain de rester chez lui. Déguisés en ménestrels, Tristan et 12 chevaliers arthuriens partent pour Lancïen. - 2) Ils y arrivent et sont engagés comme guetteurs chez Marc. Iseut reconnaît Tristan quand il joue le lai du 'Chievrefoil' à la flûte; ils font Y amour en
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cachette. Le lendemain, les ménestrels participent en faveur de Marc dans un tournoi.Perceval y arrive incognito, combat pour l'autre parti, contre Tristan, qu'il vainc, et des chevaliers arthuriens parmi lesquels se trouve Gauvain qui le reconnaît. Alors, le combat est interrompu (de même que le tournoi). A la fête qui suit, Gauvain demande, avec Yvain et Perceval, à Marc de pardonner à Tristan, et Marc permet à Tristan de rester chez lui à condition qu'il n'entre dans la chambre de la reine que quand Marc s'y trouve aussi. Tristan accepte cette condition. Les autres retournent chez Arthur, Gauvain se met en route pour Montesclaire, Perceval continue sa quête du Graal. (Chez Béroul, Tristan obtient, dans une situation autre mais remarquable, L'on voit la mise en parallèle et la symétrie des deux parties de TM: arrivées incognito de Tristan et de Perceval; reconnaissances et combats avec Gauvain interrompus. Entre les deux parties, Tristan se déguise en ménestrel, après la lutte avec Gauvain et avant Y amour avec Iseut. TM est, simultanément, le récit par Gerbert d'une histoire de Tristan achevée et une partie de son histoire de Perceval, et il faudra prendre en considération les deux contextes, celui de la légende de Tristan et celui de la Continuation de Perceval. Soit dit cependant que si les deux sont nécessaires pour comprendre TM, le contraire n'est pas vrai. Dans cet essai d'interprétation, je commencerai par les références possibles à la légende de Tristan et le cas échéant, je chercherai ailleurs. En guise de conclusion, j'essaierai de voir quelle est l'attitude morale de Gerbert vis-à-vis de son Tristan. TM se place naturellement dans la dernière partie de la légende, où Tristan exilé du royaume de Marc y retourne, déguisé de manières variées, pour revoir Iseut. De façon plus précise, je propose de placer TM par rapport à la situation racontée par exemple au chapitre 68 de la saga norroise de Tristan (éd. E. Kòlbing, 1878-82). A ce moment de l'histoire, Tristan voyage dans le monde, avant d'arriver en Bretagne et d'épouser Iseut aux Blanches Mains. Pour apprécier pleinement l'emploi que fait Gerbert de la tradition tristanienne, je trouve opportun de classer les versions en deux groupes que j'appelle «primaire» et «secondaire». Le critère du classement différencie les versions secondaires en cela qu'elles respectent en principe le récit commun aux versions primaires, mais en le complétant, par exemple en ajoutant des rencontres amoureuses du couple Tristan-Iseut. Les versions primaires (datant de la fin du XIIe siècle) sont celles d'Eilhart,de
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norroise {Tristrams saga ok Îsôndar, 1226). - Dans le groupe des versions secondaires, je compte les récits épisodiques (du XIIe siècle) suivants: le lai du Chievrefoil de Marie de France, les deux Folies Tristan, et (après 1220) «Tristan rossignol» (in éd. G. Paris: Le Donnei des amants, Romania, 25, 1896) - et «Tristan ménestrel». Comme ce dernier, les autres versions secondairesse laissent situer par rapport à la fin du récit commun, et elles se concentrent toutes sur une seule action, le retour de Tristan déguisé (en fou, en poète, en rossignol). Il est intéressant de constater que Gerbert semble utiliser non seulement le récit commun, mais aussi toutes les autres versions secondaires: il donne à Tristan une rencontre amoureuse avec Iseut, comme dans les Folies et «Tristan rossignol», et l'espoir que Marc le rappelle pour se réconcilier avec lui, comme dans Chievrefoil; il exploite tout cela dans une esthétique subtile, quand il fait par exemple du Chievrefoil le moyen de reconnaissance entre Tristan et Iseut dans TM. En plus, il complète les versions existantes en terminant définitivement (mais autrement que par la mort) les transgressions amoureuses de Tristan; c'est ainsi que j'estime son intention créatrice primordiale. Le premier motif à éclaircir sont les deux vœux de Tristan dans TM. Il y a plusieurs vœux dans le roman entier de Gerbert (on en trouve aussi chez Chrétien) et ils sont toujours accompagnés d'une privation ou autre incommodité que l'on s'impose jusqu'à ce que le vœu soit accompli (cf. par exemple w. 8906 ss., 10096 ss., 15134 ss. et 16193 ss.). Ainsi, dans TM, Tristan s'est promis de porter des amies dorées jusqu'à ce qu'il ait trouvé des aventures difficiles et vaincu un chevalier arthurien. Il arrive donc avec ces armes dorées - et sur un cheval fauve - chez Arthur, et ce sont ces armes qui permettent au ménestrel de le reconnaître et de révéler son identité et son histoire devant l'assemblée. La question que je me pose est la suivante: comment peut-il être désagréable pour Tristan de porter des armes dorées? Dans la Saga, Tristan porte des éperons d'or, un bouclier doré et monte un cheval fauve dans son combat avec le Morholt (éd. cit., chap. 28). Dans son combat avec le Dragon, son Bouclier est doré des deux côtés (ibid., chap. 37-38) (le texte de Thomas n'existe plus pour ces passages et chez Gottfried, il n'y a pas d'armes dorées aux endroits correspondants, éd. G. Weber, 1967, w. 6534-6711 et 9331-82). Le ménestrel qui raconte l'histoire de Tristan devant la cour d'Arthur, mentionne et le Morholt et le Dragon, et il faut croire que Gerbert a connu un texte où Tristan porte des armes dorées dans ces deux combats. Ajoutons que dans le combat final de Tristan, où il reçoit sa dernière blessure mortelle en venant au secours de Tristan le Nain (son «double» selon ma conception), celui-ci, qui meurt en combattant, porte des armes dorées dans le texte de
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Thomas (éd. B. H. Wind, 1960, Douce, v. 907-16); dans la Saga, son armure S'il est vrai que Gerbert a su, probablement par le texte complet de Thomas, que les armes de Tristan sont dorées dans les deux (ou trois) grands combats décisifs, où il est chaque fois mortellement blessé, on comprend mieux le sens de ces armes que Tristan s'impose de porter dans TM. Il est possible que Gerbert fasse aussi une allusion discrète à Perceval dans le roman de Chrétien qui refuse les armes dorées offertes par Arthur, parce qu'il préfère les armes du Chevalier Rouge (éd. W. Roach 1959, v. 4100-09). L'allusion impliquerait que Tristan aimerait mieux porter des armes rouges comme Perceval. L'autre vœu de Tristan concerne Iseut qu'il désire revoir. Jusqu'à ce que ce vœu soit accompli {Dusqu 'al ternie qu 'il avoit misi A tele a en alcun pais, v. 3677-78), il s'impose de ne pas porter d'agrafe, de fremail, ni d'anneau (v. 3675-76), c'est ce qu'il explique à Gauvain quand ils se changent après leur combat et que Tristan refuse le «fermail» qu'on lui tend pour fermer sa tunique au cou. L'anneau symbolise l'union (Ferguson, p. 178-79), et le «fermail» qui sert à fermer, quand ses deux moitiés sont attachées l'une dans l'autre, comporte sans aucun doute une symbolique similaire, éventuellement avec un sens erotique supplémentaire. Tristan se refuse donc les symboles de son amour pendant sa séparation avec Iseut. L'on sait que l'anneau comme symbole de l'amour est important dans beaucoup de textes tristaniens. Il est à noter particulièrement que, dans la fin de Thomas, Kaherdin donne à Iseut une agrafe, un afiçail ovré de or fin, en même temps qu'il lui montre son anneau (éd. cit., Douce, v. 1411-22) en signe de reconnaissance de Tristan mourant qui la prie de venir le rejoindre en Bretagne. Gerbert semble donc se référer à Thomas pour la combinaison de l'agrafe et de l'anneau, mais pour le mot même de «fermail» et pour la valeur de don d'amour en souvenir, il a bien pu s'inspirer du Lancelot en prose (composé aux environs de 1225), où l'on se reportera à un exemple significatif qui montre la dame de Roestoc donnant un «fremal» à Gauvain comme daterie et en ramenbrance (éd. A. Micha, 1978-83, t. VIII, p. 175). Pourtant, Gauvain oublie la dame et transmet son cadeau à une demoiselle charmante. Cet oubli malgré la symbolique voulue par la donatrice peut rappeler l'oubli fameux d'Yvain malgré l'anneau de Laudine (Chrétien de Troyes: Le chevalier au Lion (Yvain), éd. M. Roques, 1968, v. 2602 ss.). Par contre, Tristan n'oublie jamais. Finalement, il me semble pertinent de relever un parallélisme sans doute voulu entre la symbolique profonde de l'agrafe et de l'anneau dans TM et celle de l'épée que Perceval doit rasalder, symbolique qui crée une ressemblance entre Tristan et Perceval.
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Après les armes et bijoux liés aux vœux de Tristan, le prochain motif à interpréter, et qui n'est pas connu ailleurs dans la légende de Tristan, est l'œil fermé de Tristan (L'un œilot clos, v. 3886) qui fait partie de son déguisement en ménestrel. C'est son œil gauche qui est fermé v. 4080), et son apparence sème la terreur quand il traverse le village de Lancïen (dans ce qui suit, je trouve préférable de négliger le renvoi fait par J. L. Weston au dieu scandinave Odin, ne fût-ce que pour la seule raison que c'est l'œil droit que celui-ci sacrifie au puits de Mimir (voir par exemple W. Deonna, p. 200)). Tristan étant borgne, Iseut le reconnaît difficilement, d'abord quand elle croit pourtant reconnaître sa voix, ensuite quand il joue la mélodie du Chievrefoil. Elle comprend cependant que c'est son loyal ami qui s'est déguisé pour elle et qu'elle ne doit pas le mépriser à cause de son vilain aspect (v. 4073-95). En partant de ces réflexions d'lseut, on croit découvrir une référence à Ule et Galerón de Gautier d'Arras (entre 1167 et 1178; éd. Y. Lefèvre, 1988): Ille perd son oel senestre (v. 1658) dans un tournoi après avoir épousé Galerón, il craint que sa femme ne l'aime plus à cause de son défigurement, mais il s'avère qu'elle l'aime toujours. La question de savoir si les femmes peuvent (et doivent) aimer leurs amis défigurés se retrouve dans le jugement cité par André le Chapelain dans son Traité de l'amour courtois (traduit en français seulement en 1290) qui dit: «...Une femme est considérée comme indigne de tout honneur si elle décide de repousser son amant pour une infirmité due aux hasards habituels de la guerre et qui n'arrive normalement qu'aux vaillants combattants...» (trad. Cl. Buridant, 1974, p. 172). Mentionnons aussi le topos de l'amour naissant par la vue et la métaphore de l'œil blessé par (la flèche de) l'Amour si célèbres dans la lyrique des troubadours et chez Chrétien aussi (par exemple dans Yvain, éd. cit., v. 1366 ss. ) (cf. aussi André le Chapelain: L'Amour est une passion naturelle qui naît de la vue..., op. cit., p. 47). Un exemple dans la Continuation de Perceval (v. 12485-88) montre que le topos en question était familier à Gerbert. Une signification de caractère très différent renvoie à la mythologie celtique, à savoir aux Fomorés et à leur roi Balor, monstres borgnes de l'œil gauche (sur les Fomorés et Balor, cf. G. Schoepperle Loomis, p. 331-38, J. Marx, pp. 120 et 130, et A. Rees & B. Rees, p. 40; sur Balor, cf. en particulier A. Haggerty Krappe). Ces monstres sont connus pour leur arrivée inopportune et leur exigence de tribut, ce qui est comparable à Tristan arrivant chez Marc pour revoir Iseut dans TM. Dans le folklore, on connaît la croyance au regard maléfique, «le mauvais
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II me semble que le motif de l'œil perdu, blessé ou malade de Tristan déguisé, peut bien, comme c'est souvent le cas pour les symboles, comporter simultanément les deux valeurs opposées: Tristan a l'apparence d'un monstre terrifiant, mais il est aussi blessé comme l'amant dans la littérature courtoise la plus sophistiquée! Dans l'exégèse allégorique, l'œil droit qui contemple Dieu est fréquemment appelé l'œil de l'amour (G. Schleusener-Eichholz, p. 317-47, 372, 769). L'œil gauche, tourné vers la terre, peut symboliser l'adultère (ibid., p. 375). Dans cette optique, l'œil gauche fermé de Tristan préfigurerait la chasteté de la fin de TM. Par contre, c'est la voix de Tristan qui fait qu'lseut soupçonne son identité, et c'est la mélodie du Chievrefoil qui confirme le soupçon et le lui fait reconnaître. Tout en utilisant le lai du Chievrefoil de Marie de France, Gerbert insiste donc sur la musique de ce lai (chez Marie, Tristan compose le lai à la harpe «pur les paroles remembrer», Les lais de Marie de France, éd. J. Rychner, 1968 (1966)). La musique représente une communication «sublimée» de la voix parlée, comme le chant d'oiseau qui est le moyen de reconnaissance dans «Tristan rossignol»; le son de la voix de Tristan le fait reconnaître (par son chien) dans Folie de Berne et (par Iseut) dans Folie d'Oxford. C'est d'ailleurs possible que ce soit dans cette dernière que Gerbert a trouvé l'inspiration pour faire de Tristan un ménestrel (ici, Tristan fait allusion à ses propres dons musicaux en demandant: Reis, ne sui je bon ménestrel?, éd. E. Hoepffner, 1963 (1943), v. 527). Ce faisant, il a inventé l'œil fermé, vraisemblablement pour établir une dichotomie entre la voix (ou musique) et la vue (ou l'apparence; cf. plus bas: Yêtre et le paraître). Un exemple du motif de l'œil dans la tradition tristanienne se trouve chez Béroul où c'est en envoyant une flèche à travers l'œil du dernier baron félon que Tristan tue celui-ci en train d'espionner les amants (éd. cit., v. 4461-77). Cette blessure infligée à l'ennemi est intéressante parce que le thème de la surveillance est important dans TM. La première apparition de ce thème étonne: les ménestrels et même Tristan borgne sont engagés comme guetteurs, gaites, chez Marc. La situation ressemble aux Folies Tristan par les paroles ambiguës et moqueuses de Tristan qui propose de servir Marc en gardant, de gaiter, ses tours. Tristan doit jouer sur la plurivalence du mot gaiter (garder/espionner ou surveiller) et du mot tour (tour de château/ruse), mais Marc parle de garder sa maison {ma maisonIGaiterez queje vous detien, v. 3918-19). Quand les ménestrels soutiennent Marc dans son tournoi, ils gardent leurs instruments autour du cou. Perceval arrive, et c'est à travers lui que le mot gaite semble recevoir son vrai sens, c'est-à-dire comme une critique contre Marc pour sa surveillance des amants. Au moment de la reconnaissance, Perceval demande à Gauvain pourquoi il porte un instrument de musique, et
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après l'explication de Gauvain que Tristrans les amena/Devant le roi et demena/Toutensement Dist Perchevaus: Fols est qui gaite Appliquées à la situation spécifique, ces paroles signifient que la surveillance La surveillance de Tristan et Iseut par Marc ou ses auxiliaires qui provoque les pires hardiesses est présente dans toutes les versions, mais c'est «Tristan rossignol» qui doit à mon avis être considéré comme la source la plus directe de Gerbert pour ce thème dans TM. L'épisode de «Tristan rossignol», de deux cents vers seulement, raconte les retrouvailles nocturnes dans le jardin quand Tristan revient de Bretagne et appelle Iseut en chantant comme le rossignol. Bien qu'lseut soit gardée par 10 chevaliers (des guaites) et le nain félon, elle réussit à s'échapper dans le jardin. Marc est qualifié de jaloux, et la surveillance exercée par les maris jaloux est le sujet d'une digression d'une quarantaine de vers. Dans le contexte du Donnei des amants (la conversation amoureuse), l'exemple sert à démontrer tout ce qu'lseut a fait pour Tristan, mais chez Gerbert, le motif de la gaite devient surtout une critique contre Marc dans la bouche de Perceval qui se solidarise ainsi avec Tristan. L'un des vœux de Tristan le fait venir à la cour d'Arthur, et l'autre concerne Iseut à la cour de Marc, mais c'est la lutte de Tristan qui crée le mouvement entre les deux cours, et c'est le déguisement en ménestrel qui donne accès à la dernière, permettant ainsi l'accomplissement du second vœu. Il nous reste à voir si ces deux motifs centraux recouvrent aussi un sens profond, une attitude Dans sa lutte avec Gauvain, Tristan triomphe de lui en le jetant à terre et en se couchant sur son ventre. Il se relève en riant par grant amour, met sa main sur le fremali de Gauvain et demande ce qu'il pense de sa manière de lutter. En souriant par grant amour, Gauvain s'avoue vaincu. Ils deviennent amis et entreprennent des aventures ensemble, jusqu'à ce que Tristan se souvienne d'lseut (Tant que d'lseut li a membre,/De li veoir a volente, v. 3763-64).
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II me semble certain que la lutte véhicule des connotations homosexuelles. L'homosexualité est condamnée ailleurs par Gerbert, surtout dans l'épisode de la chaiere wide (v. 1333-1612), un siège se trouvant à la cour d'Arthur et qui punit ceux Qui plus aiment les jovenciauslQue puceles (au vers 5716, le Diable est appelé tout simplement // tyrans soudomites). Dans l'épisode en question, Perceval réussit l'épreuve de la chaiere wide (qui ressemble - sauf pour l'incrimination des homosexuels - à celle du siège périlleux dans d'autres romans du Graal); je cite la morale de l'épisode: Beneois soit cil qui conduit Gerbert n'est pas quelqu'un qui s'offusque de l'amour erotique entre les sexes, au contraire: par ses aventures, Perceval prend souvent le rôle du redresseur des alliances amoureuses menacées, et Gerbert ne craint pas d'élaborer des scènes intimes joyeuses (par exemple avec Gauvain, v. 13399-457). est vrai que Gerbert plaide pour le mariage, et qu'il préfère l'amour qui y mène. Selon lui, l'amour dans le mariage sert à procréer ou à éviter le péché (v. 6886-92), mais le mariage de Perceval avec Blancheflor est chaste, parce que Perceval est le chevalier du Graal élu chez Gerbert. Il faut conclure que Gerbert éprouve de la sympathie pour l'amour fidèle de Tristan, et si la lutte avec Gauvain est équivoque, Tristan est au-dessus de tout soupçon, puisqu'il en profite pour se rappeler Iseut. Cependant l'adultère d'lseut doit gêner Gerbert, bien qu'il ne le dise pas explicitement. Sa sympathie pour Tristan ressort aussi du déguisement en ménestrel, bien que misérable et ridicule (toute la cour arthurienne en rit, quand Tristan et ses compagnons partent pour Lancïen, et la roube maltaillie de chacun (v. 3803) est sûrement une allusion au conte du Mantel mautaillé (avant 1210), donc à l'amour adultère). La valeur positive des ménestrels en général est exprimée dans deux passages remarquables du roman de Gerbert, dont l'un raconte les noces de Perceval et la rémunération convenable faite aux ménestrels, après quoi Gerbert professe une plainte sur la corruption des mœurs actuelles sous ce rapport (v. 6703-47), et l'autre raconte l'effort fourni jusqu'à en mourir par un ménestrel qui combat pour Perceval attaqué par huit chevaliers; celui-là obtient un enterrement chrétien honorable au cours duquel est dite une prière recommandant d'aimer tous les ménestrels à cause de lui (v. 11965-976). Pendant le tournoi de Marc dans TM, les ménestrels combattent vaillamment(ils
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mépriser par les autres combattants qui trouvent déshonorant de se battre avec des ménestrels. Tel est aussi l'avis de Perceval arrivant, comme son cheval, dans un état déplorable, harassé après des aventures pénibles. C'est pourquoi Gauvain a du mal à se convaincre que ce chevalier courageux est bien Perceval, qu'il pense pourtant reconnaître; il réfléchit longuement, et je crois que la conclusion de son débat intérieur nous livre la morale de l'épisodeentier de TM: Ce n'est il pas? Si est, por voir: Cette morale qui pèse la valeur extérieure, la beauté, contre la valeur intérieure, la bonté, pour statuer que celle-ci est plus vraie que celle-là, comme Y être par rapport au paraître, se retrouve ailleurs dans le roman (par exemple v. 15254-57) (cf. E. Kòhler pour le concept, similaire, du prodome dans d'autres textes). Dans TM, le tournoi sert à illustrer cette idée, qui est sans doute le fondement ultime de TM - et de la continuation de Gerbert. En conclusion, mon essai d'interprétation aura démontré que Gerbert maîtrise excellemment sa narration: par la lutte, il fait de Gauvain le moteur de Tristan dans sa quête d'lseut, et c'est aussi Gauvain qui prononce la morale du TM entier; d'autre part, Gerbert met en parallèle les quêtes différentes de Tristan et de Perceval, quête de l'amour et quête du Graal, et il revient à Perceval de tirer la morale du «fol usage» de Tristan par une critique de Marc. Ainsi, TM est bien intégré dans le roman de Gerbert. C'est aussi par la médiation de Gauvain et de Perceval (avec Yvain qui doit certainement mettre en relief le retour fidèle de Tristan) que Marc pardonne et accueille Tristan, qui de son côté accepte les conditions en promettant de renoncer à l'erotique. Le fait que Gerbert mentionne Brangien avant Iseut dans les deux derniers vers de TM, me semble indiquer qu'il insiste sur une chaste amitié future entre les anciens amants (cf. les vers 3643-44 où l'ordre des deux femmes est inversé). Par ce compromis, Gerbert pense manifestement achever l'histoire de Tristan et de son amour qui - comprenons-nous - assez est mieldres que biaus, pareillement à son cheval fauve du début (v. 3400).
Jonna Kjœr Université de Copenhague
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RésuméEarticle se se propose de résoudre quelques problèmes épineux d'interprétation dans l'épisode «Tristan ménestrel» par Gerbert de Montreuil (Continuation de Perceval, v. 3309-4832). Des motifs symboliques sont considérés par rapport surtout aux deux contextes constitués par la légende de Tristan en vers et par le roman entier de Gerbert. Il est montré comment Gerbert crée une version de l'histoire de Tristan qui clôt cette histoire en l'intégrant dans la morale de la Continuation de Perceval. BibliographieBennett, P. E. (1977): Compte rendu de 'La Continuation de Perceval'. By Gerbert de Busby, K. (1980): Gauvain in Oíd French Literatiire. Amsterdam. Busby, K. (1983): Der 'Tristan Ménestrel' des Gerbert de Montreuil und seine Stellung Deonna, W. (1965): Le symbolisme de l'œil. Ecole franc. d'Athènes, fase. XV. Paris. Kelemina, J. (1923): Geschichte der Tristansage nach den Dichtungen des Mittelalters. Kjaer, J. (1985-1986): Disguise and Communication in the French Verse Tradition of Kôhler, E. (1970 (1956)): Ekskurs: Prodome im Artusroman, besonders bei Chrestien. Krappe, A. Haggerty (1927): Balor with the Evil Eye. Studies in Celtic and French Loomis, G. Schoepperle (1970 (1913)): Tristan and Isoli A Studyofthe Sources ofthe Marx, J. (1981 (1952)): La Légende Arthurienne et le Graal. Reprint Slatkine, Genève. Rees, A. & Rees, B. (1975 (1961)): Celtic Héritage. Anciènt Tradition in Ireland and Schleusener-Eichholz, G. (1985): Dos Auge im Mittelalter. Miinstersche Mittelalterschriften Weston, J. L. (et Bédier, Joseph, éd.) (1906): 'Tristan ménestrel'. Extrait de la continuation Wilmotte, M. (1900): Gerbert de Montreuil et les écrits qui lui sont attribués. Bulletin |