Revue Romane, Bind 25 (1990) 2La liberté dans les «Lettres persanes»par John Pedersen II y a deux façons de ne rien comprendre aux Lettres persanes: les réduire à un jeu superficiel imité d'après des formules déjà bien usées, ou bien les considérer comme une réflexion socio-politique dont l'aspect «littéraire» ne serait qu'un emballage à jeter avant usage. Avant toute autre chose, il convient d'accepter de la main de Montesquieu un texte dont le caractère réflexif n'enlève rien à l'importance de la fiction. En fait, l'originalité du roman réside sans doute dans l'habileté de Montesquieu à forger une 'fable' qui se présente à la fois comme une invention et une réflexion, c'est-à-dire comme une unité lisible à plusieurs niveaux. Chacun se souvient de la célèbre «chaîne secrette» dont se vante Montesquieu dans sa préface de 1754. A en croire qu'il soupçonne ses lecteurs de n'avoir jamais saisi la complexité inscrite dans son texte. L'analyse que l'on se propose ici aura pour but principal de suggérer une explicitation de l'élément unificateur que mentionne, sur un ton légèrement désabusé, Montesquieu dans la préface. Nous chercherons en effet un des principes organisateurs du roman dans l'idée de la liberté que semble élaborer l'auteur en rédigeant son texte. Lettres persanes, roman épistolier, document d'un 'genre' à jamais révolu? Sans doute. Mais aussi texte saisisssant, œuvre parfois éblouissante dans son 'actualité' si l'on veut bien comprendre par là un potentiel de signification qui n'a pas cessé de nous concerner. En effet, le roman par lettres profite de bien des 'avantages' que lui procurent ses particularités structurelles. Non seulement le problème du point de vue y est réglé de façon très efficace, mais la situation matérielle des correspondants ne cesse d'être présente à l'esprit du lecteur. Par exemple, la distance d'un correspondant à l'autre est constamment soulignée, le partenairerestant par définition invisible, mais parfois d'autant plus présent. Le
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fait que la communication se fasse nécessairement par interruptions plus ou moins prolongées joue aussi un rôle important, que l'effet en soit une impatience désespérée ou des réflexions pondérées. Tous ces facteurs, Montesquieules utilise magistralement, comme s'il avait été un romancier chevronnéet non un inconnu risquant son premier coup. Or, les Lettres persanes sont aussi un 'récit de voyage', ce qui ouvre d'autres registres, d'autres questions pour stimuler la lecture. Quel est, par exemple, le vrai motif du voyage d'Usbek? Dans quelle mesure en est-il conscient lui-même? S'agit-il d'une fuite masquée? Y aurait-il une angoisse sous-jacente que tend à camoufler la recherche d'autres mœurs, d'autres mondes? Et une fois situé dans le monde occidental, comment réagit-il face au dépaysement inévitable auquel il s'expose. La relativisation des valeurs morales et autres, l'induit-elle à une véritable expérience du monde à l'envers? Saura-til tirer des conclusions 'valables' (disons: qui correspondent à sa philosophie personnelle) des bouleversements qu'il subit? Le lecteur des Lettres persanes saura trouver réponse à ces questions. Ce qui, dans un premier temps, nous occupe ici, est plutôt la façon dont Montesquieu est parvenu à intégrer les éléments caractéristiques du roman épistolier aussi bien que ceux du récit de voyage dans le drame passionnel qui domine la fiction. Car les passions déchaînées dont témoignent les événements du sérail soulignent qu'il s'agit d'un roman de l'amour et de la terreur, un roman qui étale l'impuissance de la volonté totalitaire face à la soif absolue de liberté. Les contraintes qu'Usbek impose à ses femmes n'ont en effet pour résultat que d'augmenter l'indépendance intérieure d'une Roxane. C'est dans la prison et dans la mort qu'elle trouve sa liberté, et son geste suicidaire anéantit totalement le 'système' dont Usbek s'est fait le porte-parole dans la correspondance avec ses égaux. L'échec d'Usbek est aussi l'échec d'une théorisation semi-hypocrite sur la liberté. Le thème de la liberté, thème central du roman, est, osons le redire, une des idées majeures du siècle. Qu'est-ce à dire que cette idée figure comme thème dans le roman de Montesquieu? Avant tout, qu'à la présence quasi permanente du concept dans le texte se joint (et c'est là l'important) un jeu dialectique en profondeur entre le concept et son antithèse. En effet, la thématique d'une œuvre narrative s'articule, d'après nous, en oppositions privilégiées, dont le dynamisme sous-tend la portée idéologique, voire philosophique de l'œuvre. Dans le cas des Lettres persanes, il semble évident que c'est à travers A ce jeu thématique tranchant correspond, au niveau de l'intrigue, le jeu
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Le concept de liberté fonctionne, à proprement parler, à plusieurs niveaux du roman: aux niveaux politiques et sociaux, aussi bien en Orient qu'en France, tout comme au niveau individuel des personnages principaux. L'importance extraordinaire de l'idée de liberté constitue, en fin de compte, la clé de la faillite du personnage d'Usbek. Son drame intérieur s'explique avant tout par ses rapports ambigus avec cette liberté qu'il prône partout en France, tout en la refusant à ses femmes au sérail. Attitude ambiguë qui s'élève au niveau tragique quand, à la fin du roman, Roxane entreprend de lui expliquer son échec. Le caractère paradoxal du personnage d'Usbek atteint ici son point culminant: c'est au moment où il utilise la violence la plus cruelle qu'il finit par déclencher la révolte, l'expérience bouleversante de la liberté dans son sérail-prison. Il ne serait pas impossible, pour un peu, de voir dans l'attitude et les actes d'Usbek une préfiguration de la Terreur. Anticipant de quelque soixante-dix ans, Montesquieu étale, grâce à l'intrigue du sérail, la même haine aveugle envers les adversaires d'une idée que l'on veut pure tout en l'ensanglantant par une série interminable de sacrifices et de victimes. Il y a plus de prophétie politique dans la cruelle fin de l'histoire du sérail que dans les lettres, parfois trop sollicitées, sur les Troglodytes. Le mouvement vers la catastrophe dont il est question ici est en réalité inscrit dès l'ouverture du roman. Ce qui caractérise les dix premières lettres (celles qui précèdent l'histoire des Troglodytes) est avant tout l'instabilité qu'elles révèlent et qui concerne Usbek autant que ses femmes et ses esclaves. En partant pour l'Europe, Usbek semble en effet se cacher les véritables motifs de son voyage; en tout cas il les cache à ses correspondants. Sa soif d'apprendre, son envie de voir d'autres régions, d'autres mœurs, n'équilibrent guère son inquiétude pour la situation au harem, ni sa position délicate à la cour. C'est visiblement un homme en crise qui se décide à un voyage qui lui ouvrira fatalement des perspectives totalement inattendues. Au début, cependant, il assume à la perfection son rôle de spectateur-apprenti, bien disposé à capter toutes les leçons que lui offre son programme de voyage. Mais assez tôt, le renversement de ses propres valeurs, qu'il estime voir dans la France politique et sociale qu'il visite, produit un renforcement de sa crise initiale. Le seul remède qu'il possède, sa seule possibilité de rester maître chez soi (et maître de soi) réside dans sa correspondance. Comme il reçoit très irrégulièrement des nouvelles de chez lui, il note de plus en plus désespérément ses ordres aux femmes et aux gardiens eunuques. Sa propre identité, déjà en voie de perdition face aux miroirs européens, semble dépendre entièrement de ses contacts intermittents avec le sérail. Ce sont les lettres ou le néant. C'est en refusant avec violence l'exigence de liberté que lui adressent plusieurs de ses femmes qu'il perd définitivement sa propre liberté.
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Trop tard, Usbek découvre que sa confiance en la Loi et en la Vertu n'aura été qu'une illusion tragique. Trop longtemps l'éducation, pour lui, s'est résumée dans les termes de culpabilité et de punition. La rationalité rigoureuse dont, à travers le roman, il témoigne face à ses correspondants, se révèle être un système dogmatique et autoritaire qui implique un refoulement de la liberté du côté de l'irrationnel. Et c'est dans sa lutte acharnée contre l'irrationnel qu'Usbek semble perdre définitivement sa liberté. A ceci rien de nouveau... si l'on pense au débat bien connu sur les Lumières et ses séquelles totalitaires. Or, comme chacun sait, nous sommes, avec les Lettres persanes, en pleine Régence! Voilà sans doute une des raisons pour lesquelles ces Lettres ne cessent d'incommoder bon nombre d'historiens littéraires, qui voudraient y voir, avant tout, des badinages licencieux. Nous retrouvons là les difficultés de tout lecteur à se situer correctement par rapport à un roman décidément plus complexe qu'il n'en a l'air. En partant de ce constat, nous allons consacrer les pages suivantes à l'analyse de quelques lettres importantes pour notre problématique. Les lettres XI à XIV, consacrées à la célèbre fable des Troglodytes, constituent une unité parmi les mieux connues de tout le roman. Quoique le terme de «liberté» n'y figure guère, cette unité de lettres mérite néanmoins qu'on s'y attarde, même dans l'optique particulière de cet article. Car l'aspect politique de notre thème central est constamment présent dans ces réflexions fabulantes sur trois types de régimes. On sait que, dans cette fable, l'histoire d'un peuple nommé les Troglodytes traverse trois étapes. La première est celle de l'anarchie, caractérisée par la corruption de la nature humaine, les hommes vivant sans vertu dans un état sauvage, ignorant l'intérêt de la communauté. La phase suivante de l'histoire, en revanche, est celle de la nature vertueuse. Y régnent l'humanité et la justice, autrement dit la démocratie! C'est un état idéal, où l'adjectif «heureux», par la nature des choses, qualifie parfaitement le pays des Troglodytes, et où s'impose le terme «félicité» pour caractériser la situation du peuple. Or, il semble qu'à la longue, la vertu entraîne la fatigue et non plus le bonheur. Comme dit le vieux sage: «Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous» (XIV). N'ayant point de chef, les Troglodytes «crurent qu'il était à propos de se choisir un roi», et que la monarchie devait remplacer la démocratie libre. Pourquoi, au fait? Quelle est l'explication que fournit la fable à ce changement apparemment illogique vu le bonheur créé par la démocratie? Pour toute explication, on apprend que «le Peuple grossissait tous les jours» ce qui revient à dire qu'ici, la sage prudence du président à mortier l'emporte sur le rêve utopique de la
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fable. Les républiques semblent avoir eu leur temps ainsi que l'affirme implicitementl'importante En tout état de cause, les lettres sur les Troglodytes esquissent une théorie politique centrée sur la vertu et visant des citoyens libres. Mais comment concilier, dans une unité romanesque, cette histoire et la fiction sur le sérail? Cela est parfaitement possible, et nous ne sommes pas les premiers à l'affirmer. Il convient en effet de considérer l'histoire sur les Troglodytes comme la théorie d'Usbek lors de son arrivée en France. Le drame du sérail, en revanche, qui nous montre sa pratique dans le domaine, constitue sa propre tragédie bien réelle à la fin du séjour en France. Les deux fictions démontrent combien contrainte et violence provoquent un surplus de violence, et, aussi, que la liberté, vécue sans responsabilité, risque de faire perdre la vertu. Sans l'histoire des Troglodytes, le drame personnel d'Usbek perdrait en Les lettres sur les Troglodytes contribuent ainsi à rendre inévitable la lecture métaphorique du sérail: dans les deux cas, contrainte et liberté déterminent des rapports de force, des images sociales, des modèles politiques. En tout état de cause, le personnage d'Usbek n'acquiert ses véritables dimensions romanesques qu'à condition de juxtaposer, dans la lecture du roman, l'histoire des Troglodytes et la fin violente de l'histoire du sérail. Les deux fictions se complètent, voire se présupposent pour bien structurer l'univers Pour ce qui est de la vie sociale, dans le sens 'la vie en société', il est donc évident que la liberté y figure comme un thème central. Il est à remarquer en outre combien Montesquieu insiste sur le même thème à un niveau tout à fait parallèle de i'intrigue. Les rapports entre les citoyens plus ou moins libres et leurs souverains sont en effet constamment rapprochés des relations presque 'politiques' entre femmes et hommes. Les préoccupations d'Usbek dès le début du roman le montrent de manière précise, et les nombreuses constatations de Rica vont dans le même sens: «II semble ici que les familles se gouvernent toutes seules. Le mari n'a qu'une ombre d'autorité sur sa femme; le père sur ses enfants» (LXXXVI). La lettre de Rica d'où est tirée cette citation se complaît à la suite dans une description détaillée des péripéties de la célèbre épreuve dite «du Congrès». Dans notre contexte, cependant, il importe de noter l'introduction de la sexualité comme domaine privilégié dans la thématique du roman. Le roman, en effet, ne se contente pas d'exploiter, à la surface, les côtés séducteurs du thème; bien au contraire, la sexualité sera intégrée au système de valeurs hiérarchiquement supérieur, celui de la contrainte face à la liberté.
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Cela se voit de nombreuses fois à travers le roman. Prenons comme exemple la lettre CVII, dans laquelle Rica s'étonne du pouvoir que détiennent les femmes dans la vie politique et sociale de la France. A tel point que ces femmes «ont toutes des relations les unes avec les autres et forment une espèce de république...» Rica en tire la conclusion qu'en France, «les femmes en général gouvernent, et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute l'autorité». De telles constatations de la part de Rica contribuent bien entendu à renforcer les liens préalablement établis entre rapports politiques et rapports erotiques. Les différents emplois que font les correspondants du vocable 'vertu' en constituent un autre exemple, qu'il est facile d'étudier en comparant les lettres sur les Troglodytes à la lettre XX. Dans les premières, le mot vertu est sans cesse pris dans le sens 'vertu civique', alors que, sous la plume d'Usbek la lettre XX nous le présente, carrément comme le synonyme de 'célibat'. Dans ladite lettre, Usbek reproche en effet à sa femme Zachi de se vanter «d'une vertu qui n'est pas libre». Selon la philosophie d'Usbek, donc, la vertu qui ne s'exerce pas spontanément et en toute liberté, est dépourvue de valeur. Il appartient à Roxane de renverser totalement cette idée, Roxane, qui au départ n'a «d'autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté». C'est dans sa sublime lettre d'adieu que Roxane exprime, en termes aussi D'une part, les illusions d'Usbek lui sont cruellement révélées: Roxane le trompe, et son régime autoritaire n'a contribué qu'à renforcer la soif d'indépendance et de liberté chez ses femmes-esclaves. La lettre de Roxane souligne en effet que servitude et liberté ne se trouvent pas toujours où l'on croit, le geôlier étant parfois moins libre que son prisonnier. Un des raffinements majeurs de cette fin du roman réside en ceci qu'il n'y a strictement rien dans la lettre qui contredise les affirmations politiques d'Usbek à travers le roman. Sur le plan personnel, cependant, tout s'écroule autour de lui, sa pratique aura entièrement anéanti ses fragiles constructions théoriques. Il est la victime désarmée de ses propres théories sur la liberté, qui l'ont mené jusqu'à défendre, en principe! le droit de chacun de mettre fin à sa propre vie. Le suicide de Roxane inflige un commentaire cinglant à ses théories sur ce point précis. La répression sévère de la sexualité des femmes finit par déclencher à la fois un état de libération et de licence au sérail. Et ce n'est pas qu'un paradoxecurieux ou divertissant. Il convient d'y voir une remise en question de toutes les valeurs prônées jusqu'ici par Usbek. Comme, fort heureusement, Montesquieu s'est abstenu d'ajouter de lettre montrant les réactions d'Usbek,le
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bek,lelecteur aura toute liberté d'imaginer celles-ci. Se souviendra-t-il, par exemple, de l'avertissement formulé par Rica: «II me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes» (LIX)? Usbek, a-t-il fait autre chose au cours du roman? Peut-on réfléchir sur la liberté des autres sans passer obligatoirement par la sienne? Voilà le type de questions que pourrait susciter la lecture que nous proposons ici de la fin des Lettres persanes. «Ce langage, sans doute, te paroît nouveau» (CLXI). En fait, ces paroles de Roxane, adressées à Usbek, pourraient être celles de l'auteur à l'intention de tous ses lecteurs, contemporains et futurs. Pour un texte paru en 1721, il y a incontestablement du nouveau dans ce langage romanesque qui nous parle, sans ambages, des illusions qui marquent nos rapports avec la liberté. Nous ne sommes pas habitués à trouver ce ton en pleine Régence. Est-ce à dire que nous avons mal lu les textes de cette période? Nous sommes-nous fondés sur des contextes pas tout à fait pertinents? Ces questions mériteraient un regard sur d'autres textes de l'époque qui cherchent un langage pour parler de la liberté. Le cadre de cet article, cependant, ne nous permet guère que de brèves remarques sur quelques textes de Montesquieu. La juxtaposition évoquée plus haut, qui permet de discerner la liberté politique (esquissée dans l'histoire des Troglodytes) et la liberté philosophique (ou liberté d'esprit) qu'acquiert dans sa détresse Roxane, se retrouve, sous forme renforcée, dans les écrits ultérieurs de Montesquieu, avant tout, évidemment, dans VEsprit des lois: La liberté philosophique consiste dans l'exercice de sa volonté, ou du moins (s'il faut parler dans tous les systèmes) dans l'opinion où l'on est que l'on exerce sa volonté. La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l'opinion que l'on a de sa sûreté. (Xîî,2) Mis à part la concision des deux définitions, le lecteur moderne verra avant tout, dans cette citation, l'expression d'une réserve dont le scepticisme semble nous mener loin. Les deux ajouts parallèles, «ou du moins dans l'opinion..», ont en effet tendance à minimiser la portée des affirmations positives: l'exercice de sa volonté et la sûreté. Qu'en est-il en réalité? Il se pourrait que le parallélisme apparent entre les deux types de liberté soit assez loin d'être absolu. C'est que la parenthèse, introduite dans la définition de la liberté philosophique, a pour effet de rendre moins générale la réserve formulée à son égard. C'est sans doute pourquoi, dans l'Esprit des lois, Montesquieu s'occupe presque uniquement de la liberté politique: l'ouvrage dans son ensemble vise la généralité, et le discours qu'il a forgé pour y atteindre ne lui permet guère d'approfondir ses idées sur la liberté philosophique. En revanche, l'originalitédes Lettres persanes réside, dans une large mesure, en ceci que Montesquieuromancier
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quieuromancierest parvenu à intégrer dans son discours la liberté d'esprit, Est-ce à dire que le roman, avec ses éléments de fiction, permet à Montesquieu de formuler, sur le thème de la liberté, des vérités qu'il ne lui serait pas possible d'inscrire dans sa réflexion théorique? Disons simplement que, par exemple dans YEsprit des lois, il n'y a que des traces minimes de cette liberté d'esprit que le romancier avait inventé pour sa Roxane. Sans doute ne faut-il pas trop s'en étonner, vu les contextes fort différents qui déterminent les deux,discours. Cela mérite néanmoins notre attention que dès 1721, dans une œuvre de fiction, Montesquieu ouvre un débat sur la liberté d'esprit, la liberté individuelle, qui semble dépasser, à certains égards, ses analyses politiques ultérieures. Les Lettres persanes sont indispensables à toute réflexion sur la pensée philosophique et politique de Montesquieu. En somme, ce qu'en 1721 Montesquieu construit très sciemment est un roman 'complet', digne des chefs-d'œuvre du genre qui n'apparaissent que bien plus tard. Or, ce qu'à travers son roman il parvient à exprimer pourrait fort bien dépasser ses propres intentions et convictions. Il ne s'agit nullement, ici, de 'réduire' l'importance de l'auteur, mais il convient de respecter une certaine autonomie de l'œuvre littéraire, autonomie qui n'est pas seulement actuelle de nos jours. Ou bien elle n'est nulle part, ou bien elle est partout, et devant cette alternative, notre choix est fait d'avance. Comme toute œuvre littéraire, les Lettres persanes jouissent d'un double ancrage: celui que constitue son époque historique et celui qu'apporte chaque nouveau lecteur en vertu de ses expériences littéraires, historiques et autres. Parmi les contributions des dernières décennies, trois lecteurs se distinguent: Dans Starobinski (1953), on trouve des pages admirables sur les Lettres persanes. Quand le maître genevois affirme, cependant, à propos de Y ironie libératrice, que «l'ironie, chez lui, ne traduit pas un approfondissement du moi; elle est impersonnelle» (p. 64), nous nous permettons un léger désaccord. Car, quelles que soient les intentions de Montesquieu, son texte semble néanmoins radicalement personnel en démasquant la psychologie d'Usbek. Et quand, vingt ans plus tard, l'auteur déclare qu'Usbek «reste par quelque côté l'homme d'une civilisation et d'une morale particulière» (Starobinski, 1973, p. 28), nous aurions envie d'ajouter que la figure romanesque n'en est pas moins aussi l'image valable d'un esprit aveuglé, d'un conflit psychologique universel. La vérité n'est jamais simple dans les Lettres persanes. C'est sans doute pourquoi les travaux de Laufer et de Benrekassa se complètent si admirablement, l'un misant sur une analyse apolitique (Laufer, 1963), l'autre insistant sur les aspects idéologiques et sur les différents discours discernables dans les textes (Benrekassa, 1980). Bel exemple de complémentarité dans la littérature critique.
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Le caractère éminemment romanesque du texte se révèle sans doute justement en ceci que toute stratégie de lecture, prise isolément, a tendance à se révéler insatisfaisante. Mais s'il y a roman et essai politique sous forme allégorique, on pourrait se demander, en tant que lecteur, où mettre l'accent? La question, en fait, n'aurait pas beaucoup de sens, car l'acceptation d'un 'pacte de fiction' nous obligera de respecter à la fois la fable en tant que telle et ses possibles attaches au monde réel. S'il y a mise en question des lectures 'univoques', c'est sans doute aussi à cause de la plus vaste mise en question que représente le roman de Montesquieu par rapport aux préjugés habituels concernant le siècle des Lumières. Les Lumières sont- elles la période rationaliste dans laquelle s'établissent des systèmes supposés capables de nous mener tous au pays de la liberté? La réponse que nous offre le roman correspond à celle de l'Histoire: les systèmes mènent ailleurs! Dans le sérail, cependant, la liberté semble naître de l'oppression... Les paradoxes ne cessent de nous harceler: Pérotisme y fonctionne en effet comme pouvoir despotique aussi bien que comme modèle émancipatoire. Mais la liberté d'esprit, à la fin du roman, semble vaincre cette autre liberté qui nous permet de dominer et d'exercer le pouvoir. Mais c'est une victoire qui ne se gagne que dans la mort, et qui ressemble donc fort à une défaite. Décidément, Montesquieu exploite avec virtuosité le potentiel que lui offre la structure romanesque qu'il développe à travers l'œuvre. Toute affirmation y semble1 déclencher fatalement son contraire. Ce principe générateur du roman se reflète avec un maximum d'éclat dans le personnage d'Usbek, qui conjugue une cécité remarquable face à ses propres contradictions et une perspicacité pénétrante comme spectateur du monde occidental. En même temps, sa soif de raison et de vérité se combine avec une capacité extraordinaire de vivre sur des illusions, des mensonges. Par ce fait même, il dépasse l'ordre des personnages romanesques pour s'élever au rang d'image valable de la complexité de l'être humain. Montesquieu ne dira-t-il pas en préfaçant l'Esprit des lois: «Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même». (Pléiade, tome 11, p. 230). Pour avoir préfiguré, sous forme romanesque, de telles idées concernant
John Pedersen Université de Copenhague
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RésuméFace à une tradition critique qui a souvent eu tendance à considérer les Lettres persanes ou bien, comme un roman léger et superficiel, ou bien, comme une série d'essais satiriques ou politiques, nous nous proposons une lecture englobant les deux aspects, invention et réflexion, dans la fiction. En nous fondant sur le thème de la liberté, nous cherchons à interroger le texte à plusieurs niveaux. Il en résulte une lecture qui présente les Lettres persanes comme une 'mise en question' d'une portée considérable, et Usbek comme l'image universelle d'une contradiction psychologique et idéologique. BibliographieMontesquieu: Œuvres complètes. Ed. Roger Caillois. Bibl. de la Pléiade I-11. 1949-51. Benrekassa, Georges (1980): Le parcours idéologique des Lettres persanes. In: Le - (1987): Montesquieu. La liberté et l'histoire. Biblio Essais. Berman, Marshall (1970): Montesquieu's Persian Letters. In: The Politics ofAuthenticity, Landi, Lando (1981): L'lnghilterra e il pensiero politico di Montesquieu. Padova Laufer, Roger (1963): Les Lettres persanes. In: Style rococò, style des Lumières. Paris, Starobinski, Jean (1953): Montesquieu par lui-même. Paris. Strong, Susan G. (1985): Why a secret chain?... In: Snidies on Voltaire and the Eighteenth Todorov, Tzvetan (1983): Réflexions sur les Lettres persanes. Romanie Review, |