Revue Romane, Bind 25 (1990) 2

L'acquisition du français par des apprenants universitaires suédois - quelques aspects

par

Inge Bartning

1. Préliminaires

'L'interlangue française des apprenants universitaires suédois - aspects d'acquisition et de développement' est une étude menée à l'université de Stockholm depuis l'automne 1988. Après une présentation du projet et un bref aperçu des recherches antérieures en «acquisition d'une langue étrangère par adultes», nous traiterons dans ce qui suit la collecte et l'établissement des données et nous donnerons quelques résultats préliminaires d'une étude longitudinale du projet1.

L'objectif du projet est d'établir un corpus de l'interlangue française d'un certain nombre d'apprenants universitaires suédois en vue de saisir et de décrire certains traits caractéristiques de leur syntaxe et de leur morphologie. Nous nous intéressons aussi à la structuration textuelle et aux stratégies acquisitionnelles de ces apprenants. L'étude vise en premier lieu la langue parlée mais des productions écrites ont aussi été rassemblées pour avoir une vue plus globale de l'usage langagier des apprenants. Dans l'espoir que cette étude jettera quelque lumière sur le français de nos étudiants à des stades différents, nous avons entrepris de les étudier à la fois de manière longitudinale et transversale. En étudiant l'usage correct et incorrect des différentes règles, nous espérons aboutir à des résultats qui devraient pouvoir donner une image du développement de leur interlangue dans les domaines étudiés.

Le projet s'inscrit dans le cadre des études sur l'acquisition d'une deuxième langue qui abordent les interlangues, systèmes qui sont considérés comme des stades intermédiaires dans le développement de L2 et où l'apprenant et son développement langagier sont au centre de l'intérêt. En établissant le corpus nous avons pourtant été frappée de voir à quel point cette

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interlangue peut varier, non seulement entre les individus mais aussi entre les tâches qu'on leur soumet. Il nous semble donc important de tenir compte de ce qui est systématique et de ce qui est variable dans l'usage et l'acquisition du français de nos apprenants (cf. Tarone 1988, Tarone & Parrish 1988, Ellis 1987, Towell 1987).

2. Recherches antérieures

Les études concernant le français langue étrangère - sous l'optique qui nous intéresse ici - ont jusqu'ici concerné surtout deux domaines: premièrement l'acquisition du français en milieu naturel par des immigrés (arabophones et hispanophones) examinée au sein du projet ESF 'L'acquisition du français par des adultes immigrés' et deuxièmement l'acquisition du français par des adolescents anglophones dans les programmes d'immersion au Canada. Dans les deux cas, beaucoup de rapports ont été publiés. Nous ne mentionnons que Perdue (éd.) 1984, Klein & Perdue 1988, Bhardway, Dietrich & Noyau 1988 et Cummins & Swain 1986. Depuis quelques années on voit pourtant apparaître beaucoup d'études sur l'acquisition du français langue étrangère en milieu formel, à savoir Giacalone-Ramat & Ceriana 1986 (acquisition des relatives par des adolescents italiens), Forti 1986 (étude d'interviews faites avec des adolescents italiens), Greidanus & van den Linden 1986 (acquisition des relatives par des apprenants hollandais) et Andersen 1986 (acquisition des pronoms personnels par des étudiants danois). (Pour d'autres études dans ce domaine, voir les deux tomes de Giacomo & Véronique 1986.) Une étude d'un intérêt particulier pour notre projet est celle de Towell 1987, qui examine la variation et le développement chez une étudiante anglophone avancée et qui fait partie d'une étude longitudinale de cinq étudiants anglais 'suivis' pendant quatre ans à l'université de Lancaster. L'acquisition du français par des anglophones a aussi été étudiée par Lightbown 1977 et 1980. En ce qui concerne l'acquisition du français par des Suédois, il n'y a, à notre connaissance, que les études de quelques apprenants adultes en milieu naturel par Schlyter 1984.

Les résultats des recherches concernant des phases acquisitionnelles et des catégories d"erreurs' en français langue maternelle sont d'un intérêt primordial pour notre projet, surtout que l'acquisition de Ll et celle de L2 suit souvent les mêmes principes (cf. Wode 1981). Pour des aperçus très informatifs sur le développement du français langue maternelle, voir Clark 1985 et Heinen & Kadow, à paraître.

3. Le corpus

Pour l'étude longitudinale nous avons suivi un certain nombre d'étudiants -
huit pendant les deux premiers semestres et six d'entre eux pendant le troisième
- pendant leur formation universitaire en français (de 20 à 60

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Fig. 1 Nombre d'apprenants dans les deux études

«points»). Cette analyse sera complétée par une étude transversale concernant12 autres apprenants du premier semestre, 6 du deuxième semestre et 6 du troisième semestre. Le corpus couvre donc 32 apprenants différents et 46 en tout pour les trois semestres:


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Fig. 1 Nombre d'apprenants dans les deux études

Les apprenants.

La plupart des apprenants sont des étudiantes de 20 à 25 ans ayant étudié le français de 3 à 6 ans au collège et au lycée. Ils ont passé entre 5 semaines et 18 mois dans un pays francophone et leur langue maternelle est le suédois. Ils ont donc appris le français de façon formelle aussi bien qu'informelle.

La collecte des données.

La collecte des données a été effectuée à plusieurs reprises chaque semestre: le corpus couvre des interviews (par exemple 4 interviews de 15 à 20 minutes pour chaque apprenant longitudinal), des tests de reproduction orale de films muets vidéo et de bandes dessinées sans texte ainsi que quelques compositions écrites (200-250 mots). Pour pouvoir examiner la capacité langagière sous des aspects multiples nous avons jugé important d'établir un corpus aussi varié que possible. Nous en donnons un aperçu dans la figure 2:

Fig. 2 Différents types de données pour l'étude longitudinale

ler1er semestre (automne 1988; nombre d'apprenants: 8)

1. Interview 1 (sept.)
Enquête sociale

2. Reproduction orale de BD 1 (nov.)

3. Composition écrite 1 (nov.)

2 e semestre (printemps 1989; nombre d'apprenants: 8)

4. Interview 2 (févr.)

5. Reproduction orale de films vidéo 1 (mars)

6. Reproduction orale de BD 2 (mai)

7. Composition écrite 2 (mai)

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3e3e semestre (automne 1989; nombre d'apprenants:6)

8. Interview 3 (sept.)

9. Reproduction orale de films vidéo 2 (sept.)

10. Reproduction orale de BD 3 (nov.)

11. Composition écrite 3 (nov.)

12. Reproduction de films vidéo 3 (nov.)

13. Interview 4 (déc.)

14. Rétrospection (déc.)

15. Test d'acceptabilité (syntaxe) (janvier 1990)

Pour l'étude transversale les données suivantes ont été rassemblées (automne 1988): Interviews 1-3, Reproductions de BD 1-3 et Compositions écrites 1-3 par 12 autres apprenants du premier semestre, 6 du deuxième et 6 du troisième.

Nous avons complété ces matériaux par des 'données de contrôle': la reproduction orale de BD, les films et la première interview ont été faits par des francophones. Les films vidéo ont aussi été reproduits en suédois par les huit apprenants 'longitudinaux' du deuxième semestre.

Les interviews.

Les interviews, qui sont les données les plus informelles, sont toutes individuelles, de 15 à 20 minutes chacune et faites avec le même interviewer francophone. Elles sont semi-dirigées dans ce sens qu'elles suivent certains centres d'intérêts préétablis. Elles commencent toutes par une présentation de l'apprenant; les thèmes sont ensuite

- dans la première interview: famille, préoccupations quotidiennes,
loisirs, voyages, études antérieures, films et lectures, avis des apprenants
sur les cours de français.

- dans la deuxième interview on discute des différences entre la France et la Suède: vie familiale, relation homme - femme, éducation des enfants, école, habitudes, Français et Suédois typiques (stéréotypes

- dans la troisième interview, on parle du marché du travail, de l'avenir
de l'apprenant, de la politique, des cours de français.

- dans la quatrième, les apprenants sont invités à parler de leur domaine favori (loisir, études ou travail), du racisme en Suède et en France (cf. les sujets des compositions sous c)), de leurs avis sur les cours de français et encore une fois de leur avenir.

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Les 15 à 20 minutes semblent couvrir au moins 100 énoncés des apprenants,
ce qui nous semble un minimum.

Les interviews contiennent donc le français le plus spontané de nos apprenants. On peut les étudier sous des aspects divers, par exemple l'interaction entre l'interviewer et l'apprenant, la structuration des dialogues, l'influence de l'interaction sur la syntaxe de l'apprenant (cf. Hatch 1978, Ellis 1985), les pauses, les répétitions et les hésitations. Elles peuvent aussi être étudiées sous des aspects plus 'linguistiques' et être comparées au français dans les autres tâches langagières du corpus.

Le langage utilisé dans ces interviews peut être décrit comme un style vernaculaire, c'est-à-dire un langage familier spontané où l'attention se porte sur le contenu plutôt que sur la forme (cf. Tarone 1979, 1982, 1983). L'une des hypothèses de Tarone 1982 est que ce style serait la variante la plus systématique de l'interlangue d'un apprenant. Selon elle, il importe de recueillir des données où les apprenants ne se concentrent pas sur la forme, si on veut étudier une interlangue sous sa forme la plus systématique.

On pourrait aussi prétendre que le français employé dans les interviews est le plus stable, peut-être le plus 'correct', puisque l'apprenant décide lui-même de ce qu'il dit par opposition aux situations où il est contraint par un cadre référentiel spécifique (cf. la reproduction des films vidéo).On dit d'habitude que les règles qui sont employées dans une situation de communication spontanée présupposent qu'elles sont plus ou moins automatisées: si l'apprenant n'a pas une grammaire intermédiare suffisamment développée, cela doit être reflété soit par beaucoup d'écarts par rapport à la norme, soit par le fait que l'apprenant ne 'choisit' que des structures qu'il domine.

C'est dans le but d'essayer d'éclaircir ces hypothèses que nous avons établi un corpus basé sur un nombre assez varié de tâches, comme il ressort de la figure 2. Le français utilisé dans ces différentes situations pourrait jeter quelque lumière sur la variation stylistique de la capacité langagière des apprenants.

Elicitation d'autres types de données.

Comme il ressort de la figure 2, les interviews ont été complétées par d'autres
types de données, à savoir:

a) deux reproductions orales de deux bandes dessinées d'une page, 'Soirée dramatique' et 'Garçon, il y a une mouche dans mon assiette', tirées de Kahlmann 1985. Ces tests ont été employés pour éliciter, entre autres, des expansions des phrases nominales et verbales, l'accord entre le sujet et le verbe. Ce sont les seuls tests qui aient été donnés durant tous les trois semestres dans l'étude longitudinale et à tous les niveaux de l'étude transversale.

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b) trois reproductions orales de trois films vidéo muets (par le dessinateur Mordillo) faites devant une personne francophone tout de suite après les films. Le but essentiel est d'étudier l'emploi des unités plus larges que les énoncés chez les apprenants, la compétence textuelle dont parlent Canale & Swain 1980 (cf. Viberg 1987b), mais aussi des phénomènes de syntaxe et de morphologie.

On comprend que les tests sous a) et b) s'opposent complètement aux interviews: le contenu des films vidéo confine l'apprenant dans un cadre référentiel spécifique et exige un accès rapide au lexique. Ces films semblent être des tests de vocabulaire efficaces fournissant un matériau intéressant pour l'étude des stratégies compensatoires. On pourrait croire que les reproductions n'éliciteraient pas beaucoup de syntaxe, celle-ci étant bloquée par le souci de l'apprenant de trouver les mots justes. Or, il s'est montré que les films engendrent, par exemple, un nombre assez important de subordonnées, surtout des relatives et des causales. Il faut dire aussi que la complexité syntaxique dans les reproductions varie beaucoup entre les six apprenants longitudinaux. Les causes en sont multiples. L'une pourrait concerner la variable 'type d'apprenant': il y a toute une gamme de variation entre 'celui qui prend des risques' en produisant des histoires riches en syntaxe et en vocabulaire mais avec beaucoup d'emplois incorrects et celui qui 'monitorise' (cf. Krashen 1981) en racontant une brève histoire formellement correcte.

c) trois compositions écrites (200-250 mots) chaque semestre dans l'étude longitudinale, les deux premières sous la rubrique 'Les Suédois sont-ils racistes?' et la dernière 'Les Français sont-ils racistes?' Le premier sujet a aussi été donné à tous les étudiants de l'étude transversale. Ces deux sujets ont été repris dans la quatrième interview de l'étude longitudinale (cf. ci-dessus).

d) un test d'acceptabilité a été fait à la fin du dernier semestre peu de temps après la quatrième interview. Nous avons testé quelques domaines syntaxiques (les relatives, des phénomènes d'accord et les pronoms). Ceci pour étudier la différence entre leurs connaissances théoriques d'une structure et la production spontanée (cf. Bialystok 1982, Viberg 1987a).

e) encore un test pour éliciter la complexité syntaxique: lors de la 4e4e interview nous avons invité les apprenants à parler de leurs domaines favoris dans lesquels ils sont 'experts'. Il s'est révélé que, quand ils parlent de ces domaines, leur syntaxe devient plus riche, par exemple en subordonnées, qu'ils emploient pour expliquer des phénomènes et rapports compliqués. Cette méthode a été utilisée aussi, lors de l'élicitation des phrases complexes en français parlé authentique, pour le corpus d'Aix-en-Provence, selon Claire Blanche-Benveniste (communication personnelle).

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f) des séances de rétrospection. Nous avons ajouté, vers la fin du dernier semestre de l'étude longitudinale, une séance de rétrospection lors d'un test de reproduction orale de deux nouvelles bandes dessinées. L'apprenant ne savait pas à l'avance qu'il allait y avoir une rétrospection tout de suite après le test. Après avoir fait les deux histoires, l'apprenant réécoute sa production en présence du chercheur: il peut ainsi commenter et expliquer ce qu'il a fait et ce à quoi il a pensé quand il n'a pas trouvé les mots justes, quand il a hésité, fait des pauses. Certains ont même corrigé leurs emplois non normatifs.

Les séances sont ensuite transcrites. Ces protocoles de rétrospection se révèlent intéressants pour l'étude des stratégies compensatoires, de l'accès au lexique de l'apprenant, de son autocorrection (la différence entre sa production spontanée et ses connaissances théoriques de certaines structures), etc. (Pour des études en intro- et rétrospection en acquisition d'une deuxième langue, voir Faerch & Kasper 1987).

g) enquête sociale remplie par tous les participants au projet: éducation
scolaire, études en français, séjour à l'étranger, emploi du français en Suède,
attitudes vis-à-vis de la France et des Français, etc.

Tout le matériau oral est transcrit de façon orthographique. Nous avons tenu compte des modèles déjà existants pour le français authentique (cf. Blanche-Benveniste et al. 1979) et pour l'interlangue française parlée (cf. Perdue et al. 1984) mais nous avons créé notre propre système.

Domaines à étudier.

Les domaines syntaxiques et morphologiques qui nous intéressent à ce stade
initial sont les suivants:

1) la phrase nominale: dans quelle mesure les apprenants emploient-ils des
modificateurs pour déterminer le nom tête; le système des déterminants dans
la grammaire intermédiaire et leur genre.

2) les phénomènes d'accord: l'accord en personne et en nombre au niveau de
la phrase (sujet - verbe, sujet - attribut du sujet); l'accord à l'intérieur du
syntagme nominal (entre le nom tête et les modificateurs adjectivaux).
3) les pronoms personnels: les pronoms sujet (le suremploi du pronom neutre
il, l'emploi des pronoms par rapport à leurs substantifs coréférentiels); les
pronoms objet (forme, fonction, position);

4) la complexité syntaxique des énoncés, c.-à-d. comment les apprenants construisent leurs phrases nominales et verbales; nombre et emploi des subordonnées; quels sont les traits caractéristiques de la grammaire intermédiaire des apprenants? choisissent-ils des énoncés simples qu'ils dominent ou osent-ils se lancer dans des explications plus longues qui demandent une syntaxe plus développée?

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Les domaines 1-3 sont intéressants sous plusieurs aspects: ce sont les catégories grammaticales problématiques les plus fréquentes de notre corpus; ce sont elles que E. Clark 1985 et Heinen & Kadow, à paraître, énumèrent, entre autres, quand elles étudient les différentes phases acquisitionnelles du français langue maternelle chez les enfants. Ce sont, finalement, ces catégories qu'on retrouve aussi dans les études sur les programmes d'immersion canadienne (cf. Harley & Swain 1984). Nous espérons donc que les domaines choisis seront fructueux pour donner des renseignements sur l'évolution de la stabilisation (et de la déstabilisation éventuelle) des systèmes approximatifs de nos apprenants.

Comme il s'agit d'un examen des apprenants avancés, leurs systèmes interlangagiers disposent de beaucoup de traits grammaticaux par opposition aux systèmes interlangagiers élémentaires (cf. Aspitzsch & Dittmar 1986 et le projet ES F).

4. L'étude longitudinale - quelques résultats préliminaires

Les transcriptions de l'interview 3 viennent d'être terminées et celles de la quatrième sont en cours. C'est pourquoi nos résultats ne sont que préliminaires. Une des premières questions à poser dans une étude comme celle-ci est, bien entendu, de savoir s'il est possible de cerner un développement dans Pinterlangue française parlée des apprenants au cours des trois semestres. En cherchant des tendances de progression, nous avons commencé à examiner deux domaines chez les six apprenants, à savoir a) certaines catégories grammaticales (voir section 4.1) et b) l'emploi des subordonnées (voir 4.2).

4.1. Les catégories morpho-syntaxiques de deux apprenants.

Les catégories suivantes ont été examinées:

1) le genre des déterminants défini / indéfini:

(1) c'est seulement ma mère et ma père et mon petit chien (Eva Interi)

2) l'accord à l'intérieur du SN:

(2) c'est-à-dire / des vieux danses africaines qu'on fait comme ça (Eva Interi)

3) l'accord entre le SN sujet, nom ou pronom, et l'attribut du sujet:

(3) l'homme était très contente parce qu'il était trop / très petite (Eva ínter 1)

4) l'accord entre le sujet et le verbe fini:

(5) ils prend une *choupe ( = ils prennent une coupe) (Eva BD1)

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Considérons l'apprenant 'Eva' et le nombre d'emplois corrects (premier chiffre du tableau ci-dessous) et incorrects (deuxième chiffre) dans les quatre catégories étudiées dans les trois interviews (sept. 1988 - févr. 1989 - sept. 1989):


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Fig. 3a 'Eva' et les catégories morpho-syntaxiques dans les interviews

(NB. des séquences avec c'est, il y a n'ont pas été considérées dans les
catégories 3 et 4; par contre, toute occurrence d'un verbe fini a été prise en
considération dans ce premier aperçu de tendances.)

On peut constater que le nombre d'emplois incorrects dans la plupart des catégories étudiées diminue chez 'Eva' au cours des trois semestres: la catégorie du genre du déterminant {le, la, ce, cette, un, une) se stabilise ainsi que celle de l'accord à l'intérieur du SN. On ne peut pas en dire autant des catégories 3 et 4, où l'on retrouve une petite augmentation d'emplois incorrects pendant le deuxième semestre. Pour la catégorie 4, ceci est moins étonnant, car l'accord du verbe ainsi que les formes des verbes irréguliers sont des phénomènes où des règles de surgénéralisation et de simplification durent assez longtemps et ils ne semblent pas être acquis de façon régulière (cf. Tarone 1982, Kellerman 1985 et Axelsson et al. 1985). La même tendance a été observée dans une étude pilote concernant 26 étudiants de français inscrits aux trois niveaux 1986/87 (20-60 points) (voir Bartning 1989). Les chiffres indiquent pourtant que ces apprenants ont acquis l'accord du verbe et connaissent les règles mais qu'il y a des problèmes dans le contrôle de l'application de ces règles. (Pour une application de la distinction connaissance' 'contrôle', proposée par Bialystok & Sharwood-Smith 1985, au domaine de l'accord du verbe tel qu'il se manifeste chez cinq apprenants de l'étude longitudinale, voir Bartning, ms.)

L'emploi des mêmes catégories par 'Eva' dans les tâches de reproduction
est illustré dans le tableau suivant:


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Fig. 3b 'Eva' et les catégories grammaticales dans les reproductions orales


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Fig. 3a 'Eva' et les catégories morpho-syntaxiques dans les interviews


DIVL3632

Fig. 3b 'Eva' et les catégories grammaticales dans les reproductions orales

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Au premier abord, il semble plus difficile de cerner une progression dans ces tâches où la longueur de textes transcrits n'est que d'une page et demie en moyenne, par opposition à celle des interviews qui est d'environ 5 pages ( - les répliques de l'apprenant), ce qui est surtout reflété par la fréquence des emplois normatifs. Il semble pourtant y avoir une stabilisation des règles dans les trois premières catégories entre les deux reproductions de BD ainsi qu'entre celles des films vidéo. Cette stabilisation paraît encore plus nette, si on ajoute le résultat des trois interviews du même apprenant (voir fig. 3a), en particulier dans les catégories 1 et 2. Quant à l'accord au niveau de la phrase, des formes incorrectes apparaissent dans les BD2 du deuxième semestre; nous avons constaté la même tendance dans l'interview 2 du même semestre chez Eva. Il semble donc y avoir déstabilisation dans cette catégorie: ceci peut être dû à l'introduction dans la BD2 de verbes irréguliers tels que prendre et mettre qu'Eva emploie cette fois pour préciser l'action des actants.

Considérons maintenant le profil longitudinal d'un autre apprenant,
'Yvonne':


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Fig. 4a 'Yvonne' et les catégories morpho-syntaxiques dans les interviews

Voici ses emplois dans les tâches de reproduction:


DIVL3638

Fig. 4b Tvonne' et les catégories grammaticales dans les reproductions orales

Ces chiffres indiquent un certain développement de l'emploi dans les catégories 2, 3 et 4 dans les interviews d"Yvonne\ II en est de même des catégories 1 et 4 dans ses tâches de reproduction, c.-à-d. si l'on considère les BD et les vidéos séparément. On peut noter aussi que tandis qu'il y a stabilisation chez 'Eva' dans la catégorie 'genre' entre les deux dernières interviews, ceci n'est pas le cas pour 'Yvonne'. De plus, l'accord du verbe est peu automatisé chez cet apprenant, malgré la tendance de développement dans les trois types de tâches.


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Fig. 4a 'Yvonne' et les catégories morpho-syntaxiques dans les interviews


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Fig. 4b Tvonne' et les catégories grammaticales dans les reproductions orales

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Une tendance commune, par contre, chez les deux apprenants, est une stabilisation dans la catégorie 'accord du SN', tendance qui est confirmée par les résultats obtenus pour au moins cinq informateurs de l'étude longitudinale.

Vu la différence de longueur de 'texte' des tâches , il y a une grande variation dans la densité des occurrences des emplois non normatifs dans les catégories étudiées: il y a 10 cas non normatifs de genre dans l'interview 1 d'Yvonne qui est de 5 pages (= les répliques de l'apprenant) et le même nombre de cas non normatifs sur une page et demie dans la BDI. La densité d'erreurs est donc plus forte dans la tâche de reproduction que dans l'interview en question. Un exemple plus frappant encore est celui de l'accord du verbe: Yvonne fait 7 fautes sur 167 occurrences de cette structure dans l'interview 1 (4,2 %) et 18 fautes sur 63 (28,6 %) dans la BDI.

4.2. L'emploi des subordonnées chez les mêmes apprenants.

Jetons un coup d'œil sur l'emploi des subordonnées dans les trois interviews et les quatre tests de reproduction. Les cinq types de subordonnées les plus fréquents du matériau examiné jusqu'ici sont les temporelles, les causales, les relatives et les subordonnées introduites par que et par si (interrogatif ou conditionnel). Une hypothèse de travail est que l'on pourrait s'attendre à ce que la syntaxe des apprenants devienne plus riche au cours des trois semestres et que ce fait se reflète dans la fréquence de l'emploi des subordonnées.

Considérons d'abord l'emploi des subordonnées dans les deux types de
tâches chez Eva:


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Fig. 5a L'emploi des subordonnées par 'Eva' dans les interviews


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Fig. 5b L'emploi des subordonnées par 'Eva' dans les reproductions


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Fig. 5a L'emploi des subordonnées par 'Eva' dans les interviews


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Fig. 5b L'emploi des subordonnées par 'Eva' dans les reproductions

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La tendance chez 'Eva' est une augmentation de l'emploi de trois types de subordonnées dans les interviews: les causales (introduites par parce que exclusivement), les subordonnées introduites par que et les subordonnées interrogatives et conditionnelles introduites par si. Les tâches de reproduction ne montrent pas cette tendance d'augmentation, plutôt une diminution d'emplois.

Considérons maintenant 'Yvonne


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Fig. 6a Yvonne


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Fig. 6b Yvonne

Comme il ressort de la Fig. 6a, le nombre de subordonnées en que augmente dans les trois interviews, de même que dans une certaine mesure le nombre de subordonnées en si. Les subordonnées causales augmentent aussi entre les interviews 1 et 2. Nous avons noté la même tendance chez au moins cinq apprenants longitudinaux: le nombre de subordonnées en que et de causales augmente dans les interviews (exception: Yvonne entre interview 2 et 3).

Par contre les relatives diminuent en nombre de façon nette chez les deux
apprenants dans toutes les catégories de tâches. On peut avoir plusieurs
hypothèses sur cet état des choses:

- tout d'abord nous avons compté comme relatives la deuxième partie des
phrases clivées du type c'est .... qui (que)..., construction qui est très fréquente
surtout dans les interviews 1 (cf. Yvonne) et typique du français
parlé. Dans la suite il faut, bien entendu, traiter à part cette construction.
- le nombre relativement élevé des relatives dans les premières interviews et
les premières reproductions est peut-être lié au fait que les informateurs
'débutants' emploient plus de paraphrases pour décrire un phénomène dont
ils ne trouvent pas le mot. En employant des paraphrases, ils choisissent des
relatives. Exemple:


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Fig. 6a Yvonne


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Fig. 6b Yvonne

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(7) / un artiste qui eh qui jette des couteaux et / (paraphrase pour lanceur de
couteaux) (Yvonne BD1)

- les apprenants emploient moins les relatives après le premier semestre: il est possible qu'ils les évitent parce qu'ils sont devenus conscients de la complexité du système des relatives, surtout les formes différentes du pronom français par opposition au pronom suédois. Il pourrait s'agir alors d'une stratégie de détournement (cf. l'étude de Schachter 1974 citée par Viberg 1987a). Il s'agit ici d'un domaine extrêmement intéressant à étudier. Nous espérons pouvoir y revenir dans une étude ultérieure.

En guise de conclusion

Quelles sont les conclusions qu'on peut tirer, à ce stade initial du projet? Est-ce que ce sont les interviews qui élicitent le mieux l'emploi des subordonnées et la complexité syntaxique? Nous sommes encline à répondre par l'affirmative. Il est en même temps intéressant de noter que les BD et les films vidéo engendrent quand même la plupart des différents types de subordonnées (cf. les expériences des mêmes tests dans Juvonen, Lindberg & Viberg 1989).

Les domaines morpho-syntaxiques choisis se révèleront-ils fructueux pour la recherche des itinéraires et stratégies acquisitionnels de nos apprenants? Nous le croyons car les domaines choisis sont parmi les catégories les plus problématiques pour les apprenants du corpus actuel (cf. Bartning, ms). On trouve d'ailleurs les mêmes catégories chez Harley 1984 et Lessard, ms, pour l'acquisition du français par des apprenants anglophones.

Nous sommes consciente du fait que nous sommes devant un 'objet' extrêmement complexe, à savoir celui des systèmes interlangagiers approximatifs de nos informateurs. Dans cet article nous avons évoqué deux domaines de recherches, celui de la variation selon la tâche et celui du développement interlangagier des apprenants. Dans la suite nous allons surtout nous concentrer sur ce dernier en poursuivant l'étude approfondie de l'emploi - et si possible - l'acquisition de nos six apprenants 'longitudinaux'.

Inge Bartning

Université de Stockholm

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Résumé

Une présentation du projet 'Einterlangue française des apprenants universitaires suédois - aspects d'acquisition et de développement' est donnée ainsi qu'une description de la collecte des données. Les résultats présentés concernent l'emploi et l'acquisition de quatre catégories morpho-syntaxiques et de subordonnées par deux apprenants au cours de trois semestres. Des tendances de développement ont été observées dans toutes les catégories étudiées, sauf dans la catégorie de l'accord du verbe.



Note

1. Je tiens à remercier Suzanne Schlyter de ses remarques précieuses. Une version suédoise de ce travail présentant des résultats plus récents (par exemple de la quatrième interview) se retrouve dans Bartning, à paraître.

Références

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