Revue Romane, Bind 25 (1990) 2

La narration de «La Fille aux yeux d'or»: une omniscience encombrante

par

Nils Soelberg

Dans le débat idéologique que soulevaient, voilà une bonne vingtaine d'années, les formes consacrées de la prose narrative, aucune notion romanesque n'attirait davantage la foudre révolutionnaire que le récit à narrateur omniscient, mode narratif éminemment bourgeois, réactionnaire, hypocrite, antiréaliste, et j'en passe. Aujourd'hui, cette rage semble apaisée, et on a plutôt tendance à considérer Yomniscience comme un mode narratif parmi d'autres, et d'ailleurs à la désigner par des termes moins ambitieux, comme par exemple celui d'information complète. Néanmoins, la recherche narratologique lui accorde indirectement un statut théorique aussi important que l'était naguère son statut idéologique: objet de révolte hier, base de référence aujourd'hui.

En effet, déterminer, dans tel récit fictif, les moyens que se donne le narrateur pour assurer le passage des informations narratives revient invariablement à repérer les restrictions assumées par rapport à la liberté totale dont bénéficierait le narrateur omniscient. - Comme il ne saurait être question d'énumérer ici tous les termes créés pour désigner les variantes du point de vue, je me référerai simplement aux visions proposées par Jean Pouillon (1946) et aux focalisations suggérées par Gérard Genette (1972). - Si je raconte seulement ce que sait et perçoit un personnage (vision avec, focalisation interne), ou si je raconte seulement ce que verrait un spectateur non initié (vision dehors, focalisation externe), c'est que je ferai mieux ressortir mon propos en renonçant à ce savoir universel (vision par derrière, focalisation zéro) que j'aurais pu étaler à ma guise. En tant que procédé narratif, n'en déplaise aux nouveaux romanciers, Pomniscience va de soi tandis que les restrictions dites réalistes appellent des définitions qui, explicitement ou implicitement, se réfèrent à cette même omniscience.

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Comme chacun le sait, le narrateur balzacien fait preuve d'un zèle probablement sans égal pour remporter les palmes de l'omniscience, et ses efforts constants l'amènent parfois à la limite de l'admissible. Or, que signifie limite dans ce contexte? On sait que les modes narratifs restrictifs, par exemple celui qu'implique le récit à la première personne, entraînent à leur suite des règles et des interdictions que tout romancier novateur se doit de transgresser, mais de quelle nature peut bien être la limite d'un savoir narratif universel? - On peut la déterminer, me semble-t-il, grâce à deux concepts: celui de la cohérence, celui de la pertinence. Pour ce qui est de la première, personne ne peut contester les dires du narrateur omniscient, sauf lui-même! S'il nous apprend que la marquise sortit à cinq heures, ce fait est indiscutable tant que le narrateur ne le met pas en doute lui-même, en affirmant, ou en sous-entendant, le contraire. Quant à la pertinence, les faits communiqués doivent assumer une fonction dans l'ensemble du récit, sous peine de dénoncer le côté gratuit, voire prétentieux, de toute la narration. Libre au narrateur d'affirmer que personne (sauf lui) ne savait que la marquise était sortie sans ses clefs, encore faut-il montrer, tôt ou tard, en quoi cette information est pertinente pour l'ensemble du récit.

Tels sont, me semble-t-il, les deux impératifs de la narration omnisciente en général, impératifs que maint narrateur balzacien a eu le plus grand mal à respecter, mais auxquels se heurte le narrateur de La Fille aux yeux d'or de manière tellement spectaculaire qu'il faut conclure, non à un cas de négligence inadmissible, mais à une exploration délibérée des confins de l'omniscience

Quelle serait donc la pertinence de cette immense description de la population parisienne, par rapport à un récit consacré à l'aventure amoureuse d'un dandy? A quoi sert le savoir absolu d'un narrateur qui se contredit au point de saborder toute cohérence dans sa propre description? - Si l'on admettait, ne serait-ce que provisoirement, que ces contradictions soient voulues, il serait permis de supposer que ce long prologue leur doit en partie sa pertinence. Tel sera le propos de l'analyse qu'on va lire; nous commencerons par l'histoire telle quelle, l'aventure amoureuse vécue par Henri de Marsay, pour essayer de cerner la conception d'ensemble qui force apparemment le narrateur à plaquer un prologue hétéroclite sur son récit. - La pagination renvoie au tome IV de La Comédie humaine, Ed. du Seuil, Collection

Voici le déroulement proprement dit: Au printemps de 1815, le jeune Henri de Marsay, fils naturel de Lord Dudley, rencontre aux Tuileries la ravissante Paquita Valdès, qui, à sa vue, manifeste un étonnement tellement émerveillé que la conquête lui semble certaine. Grâce à l'habileté de son valet, Henri apprend rapidement le nom et l'adresse de la belle, apparemment la maî-

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tresse du vieux Don Hijos, marquis de San Real. Ce triangle erotique classique n'est pas pour déplaire à notre héros, qui, par des stratagèmes tout aussi classiques, obtient trois rendez-vous de suite, le premier sous l'œil indifférent de la vieille mère de Paquita, les deux derniers se déroulant en tête à tête et de manière nettement plus savoureuse. Lors de la dernière rencontre, Henri doit constater ce qu'il avait déjà soupçonné: quelqu'un d'autre règne sur ce boudoir d'amour, où lui-même n'est que simple figurant. Pour venger cet affront, notre héros prononce froidement une condamnation à mort, mais, comme l'ingrate est actuellement protégée par son fidèle esclave, il se voit obligé d'en différer l'exécution. Lorsque, dix jours plus tard, il revient avec des amis, Vautre - Mariquita, marquise de San Real - l'a devancé de quelques instants, et Paquita est déjà mourante. Henri et Mariquita constatent simultanément qu'ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau, que Lord Dudley doit être leur père et que Paquita était donc innocente. A la suite de cette découverte, on se débarrassera du corps de Paquita, Mariquita s'enfermera dans un couvent, et Henri reprendra ses occupations de dandy parisien.

Si la cohérence élémentaire a tendance à échapper au lecteur lors d'une première lecture, c'est que les informations essentielles sont présentées de manière tellement anodine qu'on n'y prête guère attention. Comme l'a bien montré Leyla Perrone-Moisès (1974), on apprend dès le début l'existence de la marquise, fille naturelle de Lord Dudley, maîtresse d'une jeune Créole (cf. p. 111,1), et sa ressemblance avec Henri est même évoquée par un personnage secondaire, Paul de Mannerville (p. 113,2); mais ces éléments sont vite écartés ou noyés dans la masse, comme si le narrateur tenait à sous-entendre le véritable nœud du récit.

Ce nœud quel est-il? - Que ce récit se prête particulièrement bien à une lecture psychanalytique est incontestable, compte tenu de son aspect fantasmatique et de la profusion de symboles freudiens (voir les nombreuses remarques dans ce sens chez Felman, 1981). Sur ce plan, le thème latent, ou inconscient, serait celui d'une initiation passant par le fantasme de l'inceste et le complexe de castration, mais il est évident que la cohérence ainsi établie serait d'ordre onirique et non narratif et qu'elle est donc sans intérêt pour la présente étude.

Pour Perrone-Moisès (1974, p. 37), le tabou suggéré est celui du lesbianisme, qui, en effet, constitue le fin mot de l'histoire. C'est en se méprenant totalement sur l'identité et le sexe de son prétendu rival qu'Henri va d'erreur en erreur dans cette aventure, qui tourne en véritable quête du savoir. Comme le souligne bien Perrone-Moisès, tout ce qui figure au premier plan est faux tandis que la vérité-tabou est évoquée de manière extrêmement allusive (ibid. p. 32).

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Est-ce à dire que tout s'éclaire à la lumière de la scène finale, où le lesbianisme est révélé sans toutefois être nommé? - Loin de là! Le véritable nœud du récit n'est pas le lesbianisme en soi, mais cette étrange évidence avec laquelle s'impose, après coup, l'innocence de Paquita. Il suffit en effet à la marquise et à Henri de constater leur parenté pour conclure, sans hésitation ni le moindre commentaire, à une fatale erreur judiciaire:

- Elle est fidèle au sang, dit Henri en montrant Paquita.

- Elle était ausi peu coupable qu'il est possible, reprit Margarita-Euphemia Porrabéril, qui se jeta sur le corps de Paquita en poussant un cri de désespoir. - Pauvre fille! oh! je voudrais te ranimer! J'ai eu tort, pardonne-moi, Paquita! (p. 129,1)

Cet acquittement posthume, que rien dans le récit ne remettra en question, laisse clairement entendre que l'innocence de Paquita est tout aussi évidente que son essence est inexprimable. C'est la nature purement intuitive, et partant indicible, de cette vérité qui constitue le foyer où convergent toutes les lignes de l'histoire, ainsi que les contradictions assumées par la narration.

On a déjà comparé l'aventure vécue par Henri à une quête du savoir, le plus souvent avortée dans ce sens qu'il se lance dans l'erreur avec d'autant plus d'allégresse qu'il croit avoir arraché la vérité à l'adversaire. Or, devant sa demi-sœur, il se trouve miraculeusement doté d'un nouveau savoir que rien ne semble justifier:

Une surprise horrible leur fit couler à tous deux un sang glacé dans les veines
(...). Ils dirent ensemble le même mot: - Lord Dudley doit être votre père?
(p. 129,1)

Comme l'a fait remarquer Hilde Olrik (1979, p. 93), le lecteur sait depuis le début que «la guerre continentale empêcha le jeune de Marsay de connaître son vrai père dont il est douteux qu'il sût le nom» (p. 110,2). - Plus la contradiction est flagrante et plus la puissance révélatrice de la scène finale saute aux yeux: les personnages accèdent à un savoir spontané qui se passe de paroles.

Ce savoir intuitif et incommunicable conditionnera tout le drame vécu par Paquita, dont le comportement attire à plusieurs reprises notre attention sur l'opposition savoir-ignorer. Lors de la dernière rencontre amoureuse, Paquita s'écrie, au moment suprême de l'extase:

- Oh! Mariquita!

- Mariquita! cria le jeune homme en rugissant, je sais maintenant tout ce
dont je voulais encore douter. [Comme le long poignard était enfermé à clef,
il] alla prendre sa cravate et s'avança vers elle d'un air si férocement signifi-

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catif, que, sans connaître de (¡nel crime elle était coupable, Paquita comprit
néanmoins qu'il s'agissait pour elle de mourir, (p. 127,1; ici comme ailleurs,
sauf contre-indication, c'est moi qui souligne)

Encore une fois, Henri croit avoir'arraché toute la vérité à autrui, mais son erreur se trouve curieusement contrebalancée par une ignorance encore moins motivée: comment Paquita peut-elle ignorer son crime, alors qu'Henri n'a jamais caché son exigence de régner en maître absolu?

Quand Henri pénètre pour la dernière fois dans le boudoir de l'amour
pour accomplir sa vengeance, la marquise l'a devancé ...

Trop tard, mon bien-aimé! dit Paquita mourante dont les yeux pâles se tournèrent
vers de Marsay. (p. 128,2)

Paroles parfaitement convenables pour accueillir un sauveur potentiel, mais
Paquita ne peut ignorer qu'Henri vient pour la luerW Aurait-il été préférable
de mourir de sa main?

Ces passages suffisent pour montrer que Paquita incarne le conflit entre le savoir intuitif, qui est le sien propre, et le savoir communiqué, que les autres tiennent pour seul valable. Dans cette recherche du savoir, menée conjointement par Henri et par le lecteur, tout ce qui est communiqué par la parole est soit faux (Henri donne un faux nom et une fausse adresse, p. 117,1), soit incompréhensible (lettres-rébus de la marquise à Paquita, p. 126,1); dans ce cas, on comprend que l'interprète chargé d'assurer la communication verbale soit un homme malheureux (en italiques dans le texte; p. 117,2).

Or, Paquita ne recherche aucun savoir, elle n'a rien à apprendre par la parole, car elle sait depuis le début. Elle sait que ses deux maîtres se ressemblent comme des jumeaux, et elle sait que leur rivalité - qu'ils ignorent encore eux-mêmes - peut lui coûter la vie. Mais elle sait également, par intuition, que ce conflit est faux et qu'il existe une vérité parfaitement harmonieuse qui, malheureusement, ne se communique pas par la parole. D'où son comportement contradictoire: tantôt elle tremble à l'idée de la personne «qui règne ici» (p. 122,2), tantôt elle évoque à demi-mot la ressemblance entre ses deux maîtres:

C'est la même voix! dit Paquita mélancoliquement, sans que de Marsay pût
l'entendre, et... la même ardeur, ajouta-t-elle. (p. 120,1)

[en défaisant pour la première fois la cravate d'Henri...] - Oui, voilà ce cou
que j'aime tant! dit-elle, (p. 122,2)

[Henri:] Je veux être seul là où je suis. - Frappant! frappant! dit la pauvre
esclave en proie à la terreur.

- Pour qui me prends-tu donc? Répondras-tu? - Paquita se leva doucement,

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les yeux en pleurs, alla prendre (...) un poignard et l'offrit à Henri par un
geste de soumission qui aurait attendri un tigre, (ibid.)

Ce dernier passage montre sans erreur possible que Paquita est incapable d'exprimer par la parole ce sentiment intuitif pour lequel le conflit n'est qu'une apparence recouvrant une vérité parfaitement harmonieuse. De ce dilemme crucial découle le sens de l'cnigmatique «trop tard, mon bien-aimé» dont Paquita mourante salue l'arrivée d'Henri: trop tard, en effet pour permettre aux deux rivaux de voir ce qu'elle avait été incapable de leur dire et qui aurait établi à temps son innocence.

Tel est, me semble-t-il, le facteur structurant le jeu des forces de ce drame qui met en scène le savoir et l'ignorance: seuls le mensonge et l'erreur se communiquent par la parole; la vérité harmonieuse se sent et se voit, mais elle reste inexprimable. Et le narrateur assume si bien ce point capital de son récit qu'il ne fait pas la moindre tentative pour expliquer l'innocence de Paquita. En effet, plus il présente cette vérité harmonieuse comme étant à la fois énigmatique et évidente, et plus il en accuse l'aspect proprement indicible.

La fausseté de la parole se trouvant ainsi au centre du récit, on comprend d'emblée le caractère redoutable de la tâche que le narrateur s'est assignée: si, comme tout narrateur, il doit sélectionner ses procédés narratifs en fonction de sa conception particulière de l'histoire à transmettre, où donc trouvera-t-il un procédé adéquat pour raconter que tout ce qui est raconté est faux tandis que la vérité se passe de paroles? - Comme son seul instrument est évidemment la parole, distinguer entre montrer et expliquer revient à choisir entre focalisation externe (vision dehors) et focalisation zéro (vision par derrière): dans le premier cas, le narrateur se contente de montrer les seules apparences, visibles pour tous et souvent trompeuses, tandis que dans le deuxième, il étale son savoir universel, et par définition incontestable, sur tous les ressorts cachés de ce tableau. C'est en sabordant totalement les rapports hiérarchiques entre ces deux modes narratifs que le long prologue sur les Parisiens va montrer la fausseté de tout ce qui est dit sans être vu.

Bien des commentateurs se sont penchés sur les relations possibles entre prologue et histoire dans ce roman. Pour Shoshana Felman (1981), la lutte des classes décrite dans le prologue nous mène directement à la lutte des sexes racontée par l'histoire, mais, comme l'a bien montré Henri Mitterand (1980), le narrateur a soigneusement éliminé du prologue toute lutte des classes en excluant les prolétaires du tableau social; en effet, aucun niveau explicite ne leur est réservé.

Pour Juliette Frolich (1979), la cohérence d'ensemble tient essentiellement
à la thématique des images récurrentes, notamment celle du feu. Sa
démonstration me semble tout à fait convaincante, mais d'un intérêt limité

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par rapport au problème constitué par le dénouement énigmatique du
drame.

Signalons enfin la suggestion très intéressante de Jean-Yves Debreuille (1979), qui voit dans le prologue et dans l'histoire un contraste entre relations horizontales (en gros, le domaine du visible) et relations verticales (rapports entre le visible et les forces sous-jacentes); si, dans le prologue, le narrateur entreprend de nombreuses excursions verticales, le vertical dans l'histoire appartient au non-dit (p. 161). Or, Debreuille est très peu explicite sur ce non-dit, qui, on l'a vu, se situe au cœur du drame raconté, et, comme la plupart des analystes, il ne tient compte ni de l'aspect contradictoire du prologue ni de la relation indiquée en toutes lettres par le narrateur luimême:

Si ce coup d'œil rapidement jeté sur la population de Paris a fait concevoir la rareté d'une figure raphaeiesque et l'admiration passionnée qu'elle y doit inspirer à première vue, le principal intérêt de notre histoire se trouvera justifié. Quod eroi demonstrandwn ... (p. 109,2; en italiques dans le texte)

En effet, comparée à la laideur générale de la population parisienne, toute beauté doit être une éclatante exception, et, comme nous allons le voir, les rapports entre norme et exception constituent le point de départ et le point d'arrivée de toute la description initiale, avec un résultat très ... exceptionnel!

Au début de son prologue, le narrateur adopte avec complaisance le savoir limité d'un observateur non initié, et il passe de l'aspect général de la population parisienne, «peuple horrible à voir», à la question que pourrait se poser n'importe qui: «Que veulent-ils? De l'or, ou du plaisir?» (p. 104,1). Mais, dès le deuxième paragraphe, on passe de la focalisation externe aux causes profondes que le narrateur est seul à connaître, donc à la focalisation zéro:

Quelques observations sur l'âme de Paris peuvent expliquer les causes de sa physionomie cadavéreuse qui n'a que deux âges, ou la jeunes.se ou la caducité: jeunesse blafarde et sans couleur, caducité fardée qui veut paraître jeune. Cibici.)

En un clin d'œil, le narrateur a pu prévenir, grâce à son savoir universel, les erreurs du spectateur non initié: les jeunes sont ceux qui paraissent vieux; les vieux sont ceux qui cherchent en vain à paraître jeunes. Ce qui revient à dire, malheureusement, que les deux âges visibles se réduisent à un seul et que l'omniscience narrative tourne à vide. C'est sous ce même signe que le narrateur nous présente encore deux exemples de son savoir: la teinte presque infernale des figures parisiennes s'explique aisément, «car ce n'est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer», et...

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A force de s'intéresser à tout, le Parisien finit par ne s'intéresser à rien.
Aucun sentiment ne dominant sur sa face usée par le frottement, elle devient
grise comme le plâtre des maisons ...(ibid.)

Le caractère parfaitement gratuit de ces démonstrations se passe de commentaires. Il est vrai que le narrateur balzacien se lance souvent dans des généralisations plus que discutables, mais notons bien que le tout début de ce roman (moins de deux pages dans la plupart des éditions) semble entièrement consacré à l'exposition de cette omniscience suicidaire. Et voici enfin la révélation triomphale du vrai ressort caché de «ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment»:

L'or et le plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière et parcourez
cette grande cage de plâtre (...). Voyez. Examinez d'abord le monde qui n'a
rien. (p. 104,2)

Telle est donc la vraie force cachée qui va servir de fil conducteur durant
tout notre parcours de l'enfer parisien. Muni de cette information, le lecteur
n'a plus qu'à voir lui-même. - Eh bien, voyons donc!

Comparé à l'alternative formulée au début: de l'or ou du plaisir (cf. ci-dessus), le nouveau couple suggère simplement que les deux éléments se complètent, ce que la description des prolétaires confirme parfaitement. Pour ce monde qui n'a rien, l'or est une simple valeur d'échange, qui donne accès à des plaisirs plus qu'éphémères. Or, il y a fort heureusement des exceptions, sans lesquelles l'or n'arriverait jamais jusqu'aux classes supérieures: «le hasard a fait un ouvrier économe, le hasard l'a gratifié d'une pensée (...) saluez un irréprochable cumularci» (p. 105). Ici, le savoir universel permet au narrateur d'isoler, dans la fourmilière parisienne, une existence individuelle et de la suivre jour et nuit, sans doute pour démontrer, ici encore, cette fameuse avidité d'or et de plaisir. Rien n'y fait: pour ce «mouvement fait homme» (p. 106,1), le plaisir semble inexistant, faute de temps, et l'or n'est jamais nommé, mais il est vrai que la fortune accumulée permet à ses enfants d'accéder à la sphère des petits-bourgeois. Conformément à la consigne explicite, nous avons cherché l'or et le plaisir, et nous avons trouvé l'or sans plaisir.

Et tel sera le résultat tout au long de notre ascension vers la plus haute sphère sociale. Pour la petite bourgeoisie, le maître universel est le plaisir ou l'or, choix purement théorique puisqu'il faut se priver de tout pour assurer aux enfants la possibilité d'accéder à la sphère immédiatement supérieure, à savoir le monde des affaires, où la ruée sur l'or (évidente quoique sous-entendue) demande une si terrible dépense de forces intellectuelles que la débauche se substitue au plaisir. Mais savourons au passage ce bel exemple

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d'une omniscienec narrative qui, contrairement au début, passe de la cause
secrète à l'apparence:

La stupidité réelle [des hommes d'affaires] se cache sous une science spéciale. Ils savent leur métier, mais ils ignorent tout ce qui n'en est pas. Alors, pour sauver leur amour-propre, ils mettent tout en question (...). Partis de bonne heure pour ótre des hommes remarquables, ils deviennent médiocres, et rampent sur les sommités du monde. Aussi leurs figures offrent-elles cette pâleur aigre, ces colorations fausses, ces yeux ternis, cernés, ces bouches bavardes et sensuelles où l'observateur reconnaît les symptômes de l'abâtardissement de la pensée et sa rotation dans le cirque d'une spécialité qui tue les facultés génératives du cerveau... (p. 107)

Ici donc, la pâleur excessive est causée par une spécialisation dévorante; on se souvient sans doute que le début du prologue avait attribué la «face grise» des Parisiens à une absence totale de pensées. C'est donc la seule pâleur, visible pour tout un chacun, qui sort inchangée de l'épreuve.

Mais reprenons notre ascension: dans le monde des artistes, on trouve les mêmes visages exténués, une soif de plaisirs, apparemment sans or; pourtant, ce qui détruit les artistes, c'est la passion, et «toute passion à Paris se résout par deux termes: or et plaisir (p. 108,1). Tel est l'avant-dernier pas d'une démarche où le narrateur semble de plus en plus décidé à vider son propre leitmotiv de toute substance pour en faire un terme purement conventionnel.

Passons rapidement par la classe aristocratique, où l'or coule à flots, mais où la recherche du plaisir mène invariablement à l'ennui, pour en venir, après «cette vue de Paris moral», à l'image du Paris physique, conglomérat d'éléments tellement disparates, voire contradictoires, qu'il ne reste que la seule image de la force brute:

Cette ville ne peut donc être plus morale, ni plus cordiale, ni plus propre que
ne l'est la chaudière motrice de ces magnifiques pyroscaphes que vous admirez
fendant les ondes! (p. 108,2)

On ne saurait être plus clair: il est tout simplement impossible, à propos des forces sous-jacentes de la vie parisienne, d'appliquer quelque critère moral que ce soit. Il s'agit d'un puissant moteur, parfaitement amoral, qui propulse le navire: «Paris n'est-il pas un sublime vaisseau chargé d'intelligence? (ibid.). Et l'évocation finale du fameux or et plaisir semble plus forcée que jamais:

... puis sur le tillac, ses soldats, novateurs ou ambitieux, vont aborder à tous
les rivages, et, tout en y répandant de vives lueurs, demandent de la gloire
qui est un plaisir, ou des amours qui veulent de l'or, (ibid.)

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«Voyez!» nous recommandait le narrateur après nous avoir invités à prendre
ces deux mots comme une lumière, et nous avons bien vu que cette lumière
n'éclaire rien du tout.

Revenons un instant à notre «irréprochable cumulard » à qui nous devons, en fin de compte, l'ascension de l'or et des générations futures vers les hautes sphères sociales. Par rapport au prolétariat dont il est issu, il constitue une exception, un caprice du hasard (cf. p. 105,1), ce qui n'empêche nullement le narrateur d'entamer, cinq lignes plus loin, «le croquis de cette vie normale». Tout en bas, largement en dessous du premier échelon de la hiérarchie sociale, il y a donc la masse grouillante des prolétaires éternels, d'où s'élève parfois, exception rarissime, un «irréprochable cumulard». De lui dépend toute cette ascension sociale que le narrateur nous présente comme l'essence de la vie parisienne; quelle est donc la règle, et quelle est l'exception?

Si l'exception est devenue la règle au cours de notre grand voyage social,
le narrateur reprend ce thème avec insistance pour en faire la transition
entre prologue et histoire:

[A cause de la laideur des Parisiens] quelque visage frais, reposé, gracieux,
vraiment jeune y est-il la plus extraordinaire des exceptions: il s'y rencontre
rarement, (p. 109,1)

Suit une énumération de dix catégories exceptionnelles: les abbés plus ou moins jeunes, les jeunes personnes de mœurs pures, les mères de vingt ans, les jeunes provinciaux, les garçons de boutique surmenés (sic!), les hommes de science ou de poésie, les sots contents d'eux-mêmes, les flâneurs, et, pour conclure, les femmes. Ici encore, l'exception tend à devenir la règle, ce qui infirme sérieusement la transition proprement dite, citée plus haut. Il semble bien que le quod erat demonstrandum concerne, non la rareté d'une figure raphaëlesque, mais plutôt la contradiction grotesque dans laquelle s'empêtre un discours narratif qui prétend incarner le savoir universel au sujet d'un ensemble aussi énorme, aussi composite et aussi insondable que la population parisienne. Le fait est qu'il n'y a qu'à voir!

On sait que le narrateur suspend son récit à peine commencé pour se lancer dans de nouvelles digressions, d'abord sur le passé du héros, ensuite sur les deux catégories de jeunes Parisiens, ceux qui ont quelque chose et ceux qui n'ont rien. Ce dernier passage présente un intérêt particulier pour notre propos. D'une part, il n'a strictement rien à voir avec le drame raconté, et, d'autre part, le narrateur lui attribue néanmoins assez d'importance pour retarder encore une fois le décollement de son récit - comme si cet exemple extrêmement provocateur d'une omniscience encombrante devait finalement mettre les points sur les i.

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Abstraction faite des dupes, des niais et des provinciaux frais débarqués (comme Paul de Manerville), on peut donc établir une distinction entre jeunes Parisiens munis et démunis. Au premier coup d'oeil, on les croit très distincts...

mais les observateurs qui ne s'anêtent pas à la superficie des choses, sont
bientôt convaincus que les différences sont purement morales, et que rien
n'est trompeur comme cette jolie écorce. (p. 111,2)

II y a donc l'observateur superficiel, puis son homologue pénétrant et enfin le narrateur omniscient, qui va nous exposer la vérité sur ces deux classes. Il est vrai qu'elles se ressemblent jusqu'à un certain point, mais pour celui qui sait...

Les uns ont le capital, et les autres l'attendent (...). Si les uns, semblables à
des cribles, reçoivent toutes espèces d'idées, sans en garder aucune, ceux-là
les comparent et s'assimilent toutes les bonnes, (p. 112,1)

Suit une bonne dizaine de comparaisons destinées à démontrer que sous les apparences rigoureusement identiques se cachent l'insouciante paresse des premiers et la détermination rusée des seconds. Et le narrateur finit par donner dans le piège de son propre savoir:

Alors, un jour, ceux qui n'avaient rien ont quelque chose; et ceux qui avaient quelque chose n'ont rien. Ceux-ci regardent leurs camarades parvenus à une position comme des sournois, des mauvais cœurs, mais aussi comme des hommes forts, (ibid.)

On le voit: le narrateur en sait littéralement trop, son savoir se supprime de lui-même, et la vérité se réduit à l'apparence. Puisque les deux classes changent de place, la distinction s'établit, non entre munis et démunis, mais entre forts et faibles, les premiers comptant ceux qui ont fini par avoir quelque chose et ceux qui n'ont encore rien, - les seconds comptant ceux qui ont encore quelque chose et ceux qui n'ont plus rien.

Le sens final de ce prologue sur la population parisienne consiste donc à reconnaître la suprématie des apparences: comme nul ne peut connaître les ressorts cachés de la vie parisienne, il n'y a qu'à voir! - Si le narrateur avait exprimé cette vérité en toutes lettres, il aurait confirmé la valeur de sa propre parole narrative, ce qui l'aurait empêché de manifester le nœud indicible du drame à venir. C'est en se lançant dans une narration omnisciente qui finit par s'étouffer dans son propre savoir qu'il réussit à montrer le caractère

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insondable de l'âme parisienne et de faire du prologue une puissante exhortation
à tout lecteur du drame à venir:

Méfiez-vous de la parole: voyez!

Nils Soelberg

Université de Copenhague

Résumé

Partant du statut de référence de base qu'attribue la narratologie à la narration dite omnisciente, la présente étude propose de voir dans La Fille aia yeia d'or une exploration délibérée des limites extrêmes de l'omniscience narrative. Pour assumer la narration d'un drame dont le nœud réside dans la fausseté de la parole et la vérité de la perception, le narrateur cherche à montrer, dans le prologue sur la population parisienne, que tout son savoir universel, communiqué par la parole, aboutit en fait à une série de contradictions. C'est en voyant l'impasse du discours narratif que le lecteur est amené à conclure à la vérité des seuls phénomènes visibles.

Ouvrages cités

Debreuiile, Jean-Yves (1979): Horizontalité et verticalité: Inscriptions idéologiques
dans La fille aia yeux d'or. La femme au XIXe siècle. Littérature et idéologie.
Presses Universitaires de Lyon.

Felman, Shoshana (1981): Rereading Femininity. Yale French Studies. Yale University.
New Haven.

Frolich, Juliette (1979): Une phrase / un récit: le jeu du feu dans La fille auxyeux d'or
de Balzac. Revue Romane XIV,I. Copenhague.

Genette, Gérard (1972): Figures 111. Editions du Seuil. Coll. Poétique.

Mitterand, Henri (1980): Le prologue de La fille auxyeux d'or. Le discours du roman.
PUF. Paris.

Olrik, Hilde (1979): La fille aia yeux d'or : récit-chimère. Revue des sciences humaines,
1979, 3. Lille.

Perrone-Moisès, Leyla (1974): Le récit euphémique. Poétique 17. Paris.

Pouillon, Jean (1946): Temps et Roman. Gallimard.