Revue Romane, Bind 25 (1990) 2

La sémantique des adjectifs spatiaux

par

Ebbe Spang-Hanssen

1. Définition du problème

Les adjectifs spatiaux long - court, large - étroit, épais - mince, haut - bas, etc. semblent constituer un champ sémantique structuré, qu'il est donc tentant d'explorer. Dans son ouvrage maintenant classique, Sémantique structurale (1966), A. J. Greimas a utilisé ce champ comme exemple, et il en a dégagé la structure dans les tableaux suivants:


DIVL6224

figure 1


DIVL6224

figure 1

Side 293

DIVL6233

figure 2

Ainsi, Greimas a été parmi les premiers à proposer un exemple de ce qu'on appelle communément aujourd'hui une analyse sémantique componentielle, c'est-à-dire une analyse qui prétend décrire le sens d'une expression à partir du sens des éléments qui la composent. A l'heure actuelle, une des grandes querelles de la sémantique formelle tourne autour de la question de la compositionalité, ce qui veut dire qu'on s'interroge sur la valeur générale en linguistique d'un principe qui dit que le sens d'une expression s'explique par le sens de ses parties. La plupart des linguistes sont d'accord pour penser que tout n'est pas compositionnel dans le langage, mais il y a peut-être de larges domaines qu'on peut décrire utilement selon ce principe, même s'il n'explique pas tout. On a peut-être dit quelque chose de raisonnable sur le sens du mot vache en déclarant qu'il se compose d'un sème bœuf et d'un sème femelle, même si, ce faisant, on n'a pas tout dit sur le sens de vache.

Comme les adjectifs spatiaux donnent effectivement quelque espoir pour une analyse componentielle, il est normal qu'ils aient été mêlés à plusieurs débats théoriques, d'autant plus que l'informatique s'intéresse de plus en plus à notre compréhension de l'espace et, partant, au rapport qui existe entre la perception et le langage. Quand nous percevons les objets comme étant longs, larges ou épais, par exemple, dans quelle mesure notre perceptionest-elle liée aux concepts que nous offre notre langue maternelle? Un Danois peut employer le mot danois pour long en parlant de la plus grande


DIVL6233

figure 2

Side 294

dimension d'un canapé, c'est-à-dire dans une situation où les Français préfèrentdire
large, et il y a donc peut-être deux façons différentes de voir la
même réalité.

Le point de départ de la présente étude est une tentative pour écrire un programme (en Prolog) qui permette à un ordinateur d'utiliser correctement les adjectifs spatiaux en communiquant avec un être humain pour parler des objets contenus dans un univers donné. C'est un problème assez difficile, puisque la désignation des dimensions du même objet change selon la position de l'objet. Nous croyons avoir écrit un programme qui calcule assez correctement les noms de dimensions en danois à partir des coordonnées des objets et de la valeur de trois ou quatre traits caractéristiques de l'objet en question ( Spang-Hanssen et Erlandsen 1989), mais en voulant faire un programme du même type pour le français je me suis aperçu d'un grand nombre de problèmes insoupçonnés. Ne pouvant plus me fier à ma propre intuition, j'ai interrogé seize informateurs français, mais il s'est trouvé que leurs réactions en face des petits dessins queje leur ai soumis n'étaient pas toujours les mêmes. En dehors des cas typiques, il y a un important flottement dû au fait que plusieurs critères entrent en conflit.

Déjà dans Sémantique structurale (p. 34), Greimas renvoie à une discussion qu'il a eue avec Knud Togeby, qui, conformément à sa conception de la scientificité, craignait que la méthode sémantique de Greimas ne nous mène tout droit au domaine de l'arbitraire, et qui, pour cette raison, préférait une approche plus syntaxique. Comme nous allons le voir, on peut en effet établir les sèmes dont se composent le sens des adjectifs spatiaux d'une façon assez différente de celle de Greimas.

Peu de temps après la parution de Sémantique structurale, Manfred Bierwisch (1967) a publié, dans la même veine, un important article sur les adjectifs spatiaux allemands. S'inspirant de la théorie, toute récente à l'époque, de Fodor et Katz sur la composante sémantique d'une grammaire generative chomskyenne, Bierwisch y présente une méthode qui permet de combiner les sèmes des adjectifs avec ceux du nom auquel ils s'ajoutent.

Depuis ce temps, plusieurs chercheurs ont discuté du problème de savoir comment on choisit les noms de dimensions dont on a besoin pour décrire un objet. L'espace quotidien ne comporte que trois dimensions, mais nous avons cinq noms de dimension à notre disposition: longueur, largeur, épaisseur, hauteur, profondeur. Ainsi, il y a toujours un choix à faire, quand on veut désigner une dimension d'un objet. Nous ne nous intéressons pas ici à l'oppositionentre le pôle positif et le pôle négatif, soit à l'opposition long - court, mais uniquement à ce qui oppose ce couple d'adjectifs aux autres couples d'adjectifs spatiaux. Il est de coutume de parler du problème des adjectifs spatiaux, plutôt que des substantifs, mais pour chaque couple: long - court, large - étroit, épais - mince, haut - bas, profond - plat, nous nous occuperons

Side 295

donc uniquement de ce qui est commun aux deux éléments du couple. C'est toujours l'élément positif qui est utilisé pour désigner la dimension en tant que telle: on dit qu'un objet fait 3 mètres de long, mais jamais qu'il fait 3 mètres de court.

Les études de Greimas et de Bierwisch ainsi que celles qui ont suivi: Teller (1969), Lyons (1977), Zurinski (1971), Ole Togeby (1978), Dervillez- Bastuji (1982), prouvent abondamment que la question de l'emploi des adjectifs spatiaux n'est pas simple.

Il suffit de regarder deux parallélépipèdes, identiques mais placés de façon
différente, pour se rendre compte du problème linguistique:


DIVL6227

figure 3

En parlant du parallélépipède A, la plupart des informateurs n'emploient pas long, puisque la dimension la plus importante est prise par haut. Il en va tout autrement pour B, qui a bien une longueur, puisque ici la dimension la plus importante n'est plus verticale, et comme on a employé la notion de longueur, on n'a plus besoin de l'épaisseur, qui normalement ne semble intervenir qu'en dernier lieu, lorsque large a été utilisé. On peut donc aisément imaginer une situation où les dimensions du même objet sont désignées de façon très différentes selon l'orientation de l'objet.


DIVL6227

figure 3

Side 296

En effet, l'analyse de Greimas est entièrement basée sur l'orientation de l'objet dans l'espace, comme en témoignent les noms des sèmes qu'il décèle: spatialité, dimensionalité, verticalité, perspectivité, latéralité. Quand on dit orientation de l'objet dans l'espace, il est important de souligner qu'il s'agit d'un espace qui est relatif à un spectateur. Le champ visuel du spectateur constitue un espace ou une sorte de scène ayant une hauteur, une profondeur - ou une perspective, comme dit Greimas - et une largeur. Pour désigner une dimension donnée d'un objet placé sur cette scène, on se demande, par exemple, si la dimension en question est parallèle au plan vertical de la scène. Si c'est le cas, on la nomme hauteur. Si, par contre, la dimension en question est parallèle à la largeur de la scène, cette dimension de l'objet sera également nommée largeur. Si l'on relève un objet couché sur une de ses faces de grande étendue, la dimension qui jusqu'alors portait le nom de longueur devient peut-être la hauteur de l'objet.

Il est curieux de noter que, selon Greimas, la longueur se situe «en perspective», donc dans le sens de la profondeur de la scène. Cette affinité entre longueur et perspectivité est mentionnée aussi dans la grande étude de Jacqueline Dervillez-Bastuji (1982, p. 355), mais je n'ai pas trouvé d'exemples , et mes informateurs français n'ont pas pu m'en fournir, de cas où la désignation longueur dépende de l'orientation de l'objet dans le plan horizontal.

Il est clair que, au moment de choisir le nom d'une dimension, il y a un autre facteur que l'orientation qui entre en jeu, à savoir le rapport proportionnel. Tous les dictionnaires français, à l'inverse de Greimas, définissent les mots longueur, largeur et épaisseur en s'appuyant en premier lieu sur l'importance de la dimension que ces mots désignent. Citons, à titre d'exemples , les définitions du Petit Robert:

longueur: Dimension d'une chose dans !e sens de sa plus grande étendue.

largeur: La plus petite dimension d'une surface (opposé à longueur), la dimension moyenne d'un volume (opposé à longueur et hauteur); du point de vue de l'observateur, la dimension horizontale parallèle à la ligne des épaules (opposé à hauteur, et à profondeur ou épaisseur).

épaisseur: Troisième dimension d'un solide, les deux autres étant la longueur et
la largeur, ou la hauteur et la largeur.

Pour largeur, Le Petit Robert note donc en deuxième place qu'il peut désigner une dimension qui se signale par son orientation latérale, et qu'il s'oppose ainsi à épaisseur, qui se définit donc aussi, du moins en partie, par l'orientation.

Il est satisfaisant pour l'esprit de noter que ces trois noms de dimensions forment un petit système du point de vue du rapport proportionnel, comme l'a bien noté Dervillez-Bastuji, et c'est ce qui explique probablement pourquoiles dictionnaires marquent une préférence aussi nette pour ce point de

Side 297

vue. Les propriétés remarquables de ce petit système ressortent particulièrementbien,
à mon avis, si l'on numérote ces trois dimensions dans l'ordre de
leur grandeur:

1 longueur

2 largeur

3 épaisseur

Le numéro de chaque nom correspond alors aussi au nombre de dimensions que doit avoir au minimum l'objet auquel le nom s'applique. Au sujet d'une ligne, qui n'a qu'une seule dimension, on ne peut parler que de sa longueur. Quand il s'agit d'une surface, qui ne comporte que deux dimensions, on peut parler de sa longueur et de sa largeur, mais non pas de son épaisseur. Il n'y a d'épaisseur que s'il y a un volume. Il s'ensuit que le chiffre se lit aussi comme indiquant l'ordre de grandeur des ensembles que forment les objets auxquels le nom de dimension s'applique: puisque tout objet a une longueur, le mot longueur s'applique donc à l'ensemble formé de tous les objets, donc à un ensemble de première grandeur, alors que c'est seulement un sous-ensemble des objets ayant une longueur qui a aussi une largeur, et un sous-ensemble des objets ayant une largeur qui a aussi une épaisseur. Il y a ainsi une corrélation assez curieuse entre un ordre d'utilisation (l'emploi plus ou moins étendu du mot) et l'étendue de la dimension désignée: le mot qu'on utilise en premier lieu sert aussi à désigner la dimension la plus grande. Nous insistons un peu sur cette corrélation, car, comme nous allons le voir, il est bien question d'un «ordre d'apparition en scène». Il est particulièrement évident que longueur a une utilisation plus large que les autres noms de dimensions, puisque longueur est aussi le terme non-marqué qu'on peut employer à propos de n'importe quelle dimension pour demander la mesure: Quelle est la longueur de l'arête AB?

La tradition des lexicographes français qui parlent de ces trois dimensions comme de la première, de la deuxième et de la troisième dimension a une base solide dans les faits linguistiques. De son côté, Bierwisch, dans son article, a également souligné le rôle des rapports proportionnels.

Les noms de hauteur et de profondeur, d'autre part, n'ont qu'un rapport indirect avec les rapports proportionnels. On les utilise pour désigner une dimension comme étant parallèle à une des dimensions de l'espace considéré. Cela pose le problème de la priorité des critères: Est-ce que l'orientation prime le rapport proportionnel ou inversement? Ou est-ce que le jeu des facteurs est plus subtil qu'une simple priorité pour l'un des deux?

En réalité, le problème est bien plus compliqué encore, car il y a un troisième facteur qui joue un rôle décisif, et c'est ce qu'on appelle l'orientationnormale ou canonique. Certains objets, comme par exemple les livres et les voitures, ont une dimension qui est leur dimension verticale normale, ce en quoi ils se distinguent des cubes et des cailloux. Lorsqu'on a posé un livre

Side 298

DIVL6230

figure 4

sur la table, en position couchée normalement, on peut encore parler de la hauteur du livre, bien que la hauteur du livre ne coïncide plus avec la hauteur de l'espace. Et il n'y a pas seulement les objets qui ont un haut et un bas canoniques, il y a ceux qui ont un avant et un arrière canoniques, comme les voitures. La dimension qui s'étend de l'avant à l'arrière est toujours une longueur, même si ce n'est pas la dimension la plus grande. On peut facilementimaginer une voiture comme celle de la figure 4, dont la hauteur est plus grande que la longueur.

Les recherches faites à ce jour ont bien mis en lumière ces trois sortes de critères: les rapports proportionnels, l'orientation actuelle, l'orientation canonique. Ce qui manque surtout, c'est une vue claire du jeu des critères, ou, si l'on veut, de leurs priorités.


DIVL6230

figure 4

2. Etude des priorités dans le cas le plus simple

Conformément à un principe bien connu en science, il m'a paru utile d'essayerd'isoler les critères, dans la mesure du possible, même si c'est un peu artificiel. On peut ainsi étudier d'abord le cas simple où l'objet n'a pas d'orientation canonique, soit, par exemple, un bloc de ciment, pour examiner les priorités respectives des deux facteurs indispensables, à savoir le rapport proportionnel et l'orientation actuelle. Il est bien entendu que le cas le plus simple n'est pas forcément le cas le plus général, et que te facteur exclu, à savoir l'ordre canonique, n'est pas forcément le moins important. On verra plus tard qu'il est, en réalité , de la première importance, mais les réductions

Side 299

sont souvent utiles, comme lorsqu'en physique on étudie l'inertie en faisant abstraction de la résistance de l'air. Cependant, c'était probablement une erreur de baser mon enquête sur des figures abstraites. Deux informateurs sur seize ont refusé de se prononcer sur des abstractions, comme les noms de dimension, dans leurs esprits, étaient liés à des objets réels situés dans l'espace.Ce refus est intéressant dans la mesure où il souligne l'importance des traits inhérents aux objets, mais on aurait aussi bien pu étudier le cas simple en remplaçant les dessins par des morceaux de bois, comme on en a dans les jeux de construction.

Lyons (1979) propose un calcul - et c'est un calcul du même type que suggère implicitement Dervillez-Bastuji (1982) - selon lequel on évalue d'abord les rapports proportionnels, ce qui permet de baptiser la dimension la plus grande longueur, la dimension moyenne largeur et ,enfin, d'appeler la plus petite épaisseur. Ensuite on tient compte de l'orientation, ce qui entraîne, en premier lieu, la substitution d'un de ces trois noms de dimensions par hauteur pour désigner la dimension verticale. D'autres substitutions pourront intervenir plus tard.

Outre son manque d'élégance - on calcule une valeur qu'on fait remplacer plus tard par une autre - ce procédé a l'inconvénient de donner des résultats qui sont faux. Ceci ressort déjà de notre figure 3. Si le procédé en question était correct, on s'attendrait à ce que hauteur supplante l'un quelconque des trois noms de longueur, largeur, épaisseur, en laissant inchangées les dénominations des deux autres dimensions. Il est exact que l'emploi de hauteur pour désigner la dimension la plus grande - qui écarte longueur - n'a aucune conséquence pour l'emploi de largeur, ni pour celui d'épaisseur. Mais l'emploi de hauteur pour désigner la dimension moyenne n'écarte nullement largeur, comme il fallait s'y attendre: quand on n'a pas besoin de largeur pour désigner la dimension moyenne, on s'en sert pour désigner la dimension la plus petite, comme le montre notre figure 3 B. Il y a une sorte de décalage qui fait que lorsque hauteur désigne la dimension moyenne, alors largeur peut prendre la place d'épaisseur. Si l'on dit que largeur désigne la deuxième dimension, il faut comprendre deuxième non pas comme la dimension moyenne, mais comme le «deuxième» nom de dimension par ordre d'entrée en scène parmi les noms de dimensions définis par l'étendue. En d'autres mots, pour la plupart des locuteurs, hauteur peut écarter longueur - il y a des cas comme notre figure 3 A où aucune des trois dimensions ne s'appelle longueur - mais hauteur n'écarte pas largeur.

Si l'on avait raison de penser que longueur, largeur et épaisseur désignaient respectivement la dimension la plus grande, la dimension moyenne et la dimension la plus petite, alors on pourrait décrire le système élémentaire en termes de traits, dans le style de Fodor et Katz:

Side 300

DIVL6301

où / indique une valeur neutre. On peut utiliser un tel symbole pour exprimer que haut s'impose quelle que soit la grandeur de la dimension s'il y a le trait + vertical, mais si l'on préfère s'en tenir aux deux symboles + et -, on peut exprimer la même chose en remplaçant la dernière ligne par les trois lignes suivantes:


DIVL6303

Les deux représentations des traits de haut sont équivalentes, mais, quoi qu'il en soit, le tableau ne semble pas représenter l'usage le plus répandu. Comme on vient de le voir, il n'y a pas cette indépendance réciproque que présuppose une telle représentation où chaque ligne représente la désignation d'une dimension choisie en fonction des traits de cette seule dimension: la valeur de large dépend de l'emploi de haut, ce qui veut dire que la désignation d'une dimension dépend non seulement des traits de cette dimension, mais aussi des traits de telle autre dimension.

Même si l'on se limite au cas simple d'un objet sans orientation canonique et avec trois dimensions d'étendue inégale, sans toutefois aller jusqu'à une inégalité extrême, on constate qu'il n'est pas possible de désigner les dimensions indépendamment l'une de l'autre.

On est ainsi amené à décrire la dénomination des dimensions plutôt
comme un processus ou comme un algorithme basé sur les critères et leur
ordre de priorités:

1. VERTICALITE: on appelle la dimension verticale hauteur.

2. ETENDUE MAXIMALE: on appelle longueur la dimension de plus grande
étendue, si elle n'a pas déjà reçu un nom.

3. LA PLUS GRANDE QUI RESTE A DESIGNER s'appellera largeur.

4. la PLUS GRANDE QUI RESTE a DESIGNER - si elle existe - s'appellera
épaisseur.


DIVL6301

DIVL6303
Side 301

Cet algorithme présuppose que l'étendue de la plus petite dimension ne soit
pas trop petite par rapport aux autres dimensions: si la troisième dimension
est très petite, on ne peut pas l'appeler largeur, mais uniquement épaisseur.

Pour une minorité des informateurs, 5 sur 14, le système de décalage que nous avons noté pour largeur est aussi valable pour longueur, ce qui veut dire que l'étape 2 de l'algorithme serait du même type que les deux suivantes: «2. LA PLUS GRANDE QUI RESTE A DESIGNER s'appellera longueur.» Cela souligne seulement l'importance du système de décalage, ou, si l'on veut, le fait qu'il faut comprendre les expressions «première, deuxième et troisième dimension» comme exprimant un ordre relatif, après élimination de la verticale.

Dans le cas simple, la seule orientation qui entre en jeu, pour tous les locuteurs, c'est la verticalité, comme il ressort aussi de notre figure 5, qui représente, comme la figure 3, un parallélépipède sans orientation canonique:


DIVL6295

figure 5

Ici, une fois de plus, ni la latéralité ni la perspective ne semblent jouer un rôle décisif pour la majorité des informateurs: long et large sont distribués en fonction des rapports proportionnels. Cependant, il est probablement significatif que, dans le cas de la figure 5, seulement 9 locuteurs sur 14 sont d'accord pour baptiser la dimension la plus petite largeur - les autres l'appellent profondeur ou épaisseur - tandis que , à propos de la figure 3 B, où la dimension la plus petite était latérale, 12 sur 14 l'appellent largeur. Il faut donc reconnaître aussi une certaine influence de l'orientation, surtout en ce sens qu'on dit profondeur ou épaisseur au sujet de la dimension qui se trouve dans le sens de la profondeur du champ visuel.


DIVL6295

figure 5

Side 302

L'algorithme proposé a l'avantage de souligner la dominance de la verticalité dans notre orientation spatiale, dominance souvent relevée par les psychologues (Clark, p. 77) et les linguistes (Dervillez-Bastuji, p. 82). Nous vivons dans un monde dominé par la loi de la pesanteur, si bien que la verticalité est notre loi commune, alors qu'il suffit de se tourner un peu pour changer de latéralité et de perspective (profondeur). Ce qui est latéral pour une personne ne l'est pas forcément pour son interlocuteur, tandis que ce qui est vertical pour l'un l'est aussi pour l'autre. La verticalité a aussi une importance primordiale pour la fonctionalité des objets et des êtres de notre monde: la mesure dans laquelle les objets peuvent nous menacer ou nous être utiles dépend souvent de leur position debout ou couchée. Ole Togeby (1978) a fait remarquer que l'existence des deux mots vertical et horizontal traduit bien l'asymétrie de notre espace mental: vertical correspond à une seule dimension, tandis que horizontal correspond au plan formé par les deux dimensions que sont la latéralité et la perspective. Si l'on nous dit qu'un objet est horizontal, il nous importe assez peu de savoir si son orientation est latérale ou en perspective.

La dominance de la verticalité ressort encore mieux si l'on pousse un peu
plus loin l'étude des cas simples, en considérant les cas de plus grande
disproportion entre les dimensions:


DIVL6298

figure 6


DIVL6298

figure 6

Side 303

Lorsque l'une des dimensions est très petite par rapport à la dimension de la
plus grande étendue, alors on peut toujours l'appeler épaisseur, même si elle
est verticale. Il faut donc modifier l'algorithme en conséquence:

1. ETENDUE MINIMALE: s'il y a une dimension de très petite étendue comparée
à la dimension la plus grande, alors on l'appelle épaisseur.

2. VERTICALITE: on appelle la dimension verticale hauteur, si elle n'a pas déjà
reçu un nom.

3. ETENDUE MAXIMALE: on appelle longueur la dimension de plus grande
étendue, si elle n'a pas déjà reçu un nom.

4. la PLUS GRANDE QUI RESTE a DESIGNER - si elle existe - s'appellera
largeur.

5. LA PLUS GRANDE QUI RESTE A DESIGNER - si elle existe - s'appellera
épaisseur.

Ce qui peut paraître étonnant, c'est que maintenant on constate un enchevêtrement des critères: d'abord les rapports proportionnels (1), puis l'orientation actuelle (2), ensuite encore les rapports proportionnels (3,4,5). Mais tout s'explique, si l'on considère que la priorité accordée à l'existence d'une dimension très réduite est une conséquence directe de l'importance de la verticalité. S'il y a une telle dimension, c'est qu'il y a des faces très petites sur lesquelles l'objet en question ne repose pas facilement. Ces faces ne sauraient former une base naturelle et sont déterminantes quant à savoir quelles peuvent être les dimensions verticales de l'objet. En d'autres mots, épaisseur se dit de la dimension qui devient verticale, si aucun effort n'intervient pour fixer l'objet dans une position non naturelle.

Cette hypothèse semble confirmée par le fait que épaisseur ne se dit jamais d'une dimension intérieure, les dimensions intérieures n'ayant rien à voir avec le support de l'objet. Toutefois, cette dernière propriété de épaisseur peut être reliée aussi au fait que, s'appliquant à la troisième dimension, épaisseur contient une idée de volume ou de masse.

L'algorithme modifié souligne encore l'interdépendance des dénominations:la dénomination n'est pas seulement une relation entre un nom et une dimension d'un objet donné. Au moment de choisir, il faut prendre en considérationplusieurs dimensions. De la même manière que le sens de largeur, celui de épaisseur change selon le calcul total. Ainsi, épaisseur peut être choisi en premier lieu, pour désigner une dimension très petite par rapport

Side 304

aux autres, mais on peut choisir ce même nom en dernière instance, parce
qu'on n'en a pas d'autres à sa disposition, comme le montre la figure 3 A.

3. Prise en considération de l'orientation canonique

Les cas qu'on vient de discuter sont simples en ce sens qu'il s'agit d'objets sans orientation inhérente. Dans un autre sens, ces cas-là sont particulièrement difficiles, parce que l'orientation inhérente, lorsqu'elle est là, tranche la question. Personne n'hésite sur la hauteur, la longueur ou la largeur d'une voiture, parce que la voiture a un avant et un arrière, un haut et un bas, qui sont de la première importance pour la fonctionalité de cet objet, et qui, par conséquent, réduisent à un rôle fort réduit les considérations sur les proportions ou sur l'orientation actuelle.

On peut traiter l'orientation canonique comme une sorte de marquage d'une des faces d'un objet, de la même façon qu'on peut marquer un des côtés d'un colis postal d'une étiquette 'haut'. Il semble qu'il y ait quatre types de marquages à prendre en considération:


DIVL6380

Le marquage d'une face détermine, dans les trois premiers cas, l'appellation
indiquée de la dimension perpendiculaire à cette face.

Dans le premier cas, la détermination est absolue, en ce sens que s'il y a un bout qui est marqué avant, comme c'est le cas pour une voiture, un bateau ou une colonne militaire en marche, alors la dimension perpendiculaire à ce bout, même petite, est toujours conçue comme une longueur.

Dans le deuxième cas, la détermination n'est pas absolue, car la dimension peut être si petite qu'on préfère épaisseur, même lorsqu'il y a une orientation canonique verticale (cf. un tapis). Et il est souvent question d'un choix: on peut s'imaginer un arbre qu'on a abattu dans sa position canonique et parler de sa hauteur, surtout en en parlant au passé, mais on peut aussi regarder le tronc tel qu'il est par terre et parler de sa longueur. Par contre, dans le cas du livre, qui comme l'arbre a un haut et un bas, on ne peut guère appeler longueur la dimension qui normalement est verticale. Il est probable que longueur s'impose parfois, en dépit de l'orientation canonique, si la dimensionest vraiment très grande par rapport à la deuxième dimension horizontale.C'est à ce niveau-ci que se justifie la remarque de Dervillez-Bastuji (1982, p. 355) qu'il y a un lien entre le long et l'étroit. Une surface peut fort bien être longue et large, mais l'emploi de longueur ne s'impose au détriment


DIVL6380
Side 305

de l'orientation canonique de l'objet que lorsqu'une autre dimension étroite
met en relief la longueur.

Dans les deux derniers cas non plus, le marquage n'entraîne pas automatiquement les dénominations indiquées. Cela dépend de la position du spectateur. Si le spectateur est devant une face ouverte, il peut regarder l'intérieur de l'objet, et l'on a une profondeur dans le sens du regard. De même, s'il a devant lui, dans le sens de la latéralité, une face marquée façade, cette dimension sera normalement appelée largeur. Mais ici aussi, longueur peut s'imposer, lorsqu'on a la combinaison d'une dimension horizontale très grande et une deuxième dimension très petite: si la façade qu'on regarde est celle d'une maison anormalement longue et basse, alors on peut parler de la longueur de la maison plutôt que de sa largeur.

Le grand problème maintenant, c'est d'établir les priorités non seulement entre ces quatre facteurs, mais aussi entre ces facteurs et ceux qui jouent aussi pour les objets sans orientation canonique, à savoir les rapports proportionnels et l'orientation actuelle. L'interdépendance que nous avons vue déjà dans le cas simple joue ici à plein. Le choix qu'on fait, par exemple, en ce qui concerne l'orientation verticale canonique détermine les choix qu'on peut faire par la suite: si l'on regarde une voiture renversée sur le côté et parle d'une dimension qui est maintenant horizontale comme si elle était verticale, on ne peut évidemment pas appeler hauteur la dimension qui en ce moment est verticale. Le programme que nous avons écrit dans le but de faire trouver par l'ordinateur la dénomination correcte des dimensions pour des objets qui changent de forme et de position, imite probablement assez bien ce qui doit se passer à cet égard dans l'esprit humain: si l'on choisit de prendre en considération l'orientation verticale canonique, alors l'image qu'on voit sur l'écran reste inchangée, mais la description, en forme de coordonnées, que l'ordinateur garde dans sa mémoire, est transformée conformément à l'orientation canonique. On a donc deux sortes de représentation de l'objet: une image actuelle (sur l'écran extérieur), et une image idéale (en mémoire).

On constate qu'en général l'orientation canonique - ou si l'on veut: les traits immanents concernant l'orientation de l'objet - ont une haute priorité. Voici, en guise de conclusion très provisoire, et avec toutes sortes de réserves, la liste suivante des priorités:

1. Il y a un 'haut' canonique ?

Si oui, tournez l'objet mentalement de façon à en faire un 'haut' actuel.

2. Il y a une face marquée 'ouverte' en face du spectateur?

Si oui, vous pouvez choisir 'aspect intérieur'; sinon il faut prendre 'aspect
extérieur':

Side 306

Aspect intérieur:

Aspect extérieur:

3. ouvert -» profondeur

3. étendue minimale => épaisseur

4. vertical => hauteur

4. vertical => hauteur

5. façade : = largeur

5. avant -» longueur

6. étendue maximale => longueur

6. façade: = largeur

7. non-marqué => largeur

7. façade -» profondeur

8. étendue maximale => longueur

9. plus grande restante => largeur

10. plus grande restante => épaisseur

On cherche à savoir, dans l'ordre indique, s'il y a une face ou une dimension
de l'objet qui a la propriété marquée à gauche de la floche. Si oui, on choisit
le nom de dimension qui se trouve à droite de la flèche.

Le signe => se lit: «entraîne l'appellation suivante pour la dimension portant
la caractéristique indiquée».

Le signe -» se lit: «entraîne l'appellation suivante pour la dimension perpendiculaire
à la face portant la caractéristique indiquée».

Le signe : = se lit: «entraîne l'appellation suivante pour la dimension horizontale
de la face portant la caractéristique indiquée».

Dans tous les cas, il faut comprendre que l'assignation ne se fait que si la
dimension concernée n'a pas déjà reçu un nom, et que si ce nom n'a pas déjà
été employé.

La place ne me permet pas de justifier dans le détail cette liste des priorités, et je dois me contenter de quelques remarques. J'ai examiné quelques catalogues de meubles dans lesquels on fait un emploi fréquent de longueur, largeur, épaisseur, hauteur, profondeur pour indiquer les mesures des différents objets. La grande majorité des meubles ont une 'façade', au sens que je donne à ce mot, c'est-à-dire une face normalement destinée à être tournée vers le spectateur. Cette orientation inhérente implique donc, quelle que soit l'étendue de la dimension latérale, qu'on l'appelle largeur, et qu'on appelle la dimension horizontale perpendiculaire profondeur.

Ainsi, les meubles suivants ont normalement une hauteur, une largeur et une profondeur, armoire, banquette, bibliothèque, buffet, bureau, canapé, chaise, commode, étagère, fauteuil, placard. Cela est frappant, parce que dans d'autres langues, comme par exemple le danois, on est plus enclin à négliger l'aspect 'façade' et à utiliser longueur et largeur (à la place de profondeur)en parlant d'un meuble bas et long. Par contre, on note dans les cataloguesune certaine hésitation à propos des dimensions des tables, qui souvent n'ont pas d'orientation inhérente. Les grandes tables, pour la salle à manger, ont une longueur et une largeur, mais les petites tables qui ont une orientationinhérente,

Side 307

tioninhérente,comme les tables de télévision ou de chevet, sont plutôt larges
et profondes.

En ce qui concerne l'aspect intérieur, il faut noter que rien n'empêche la profondeur d'être horizontale (cf. un trou dans le mur, un placard). Et même si l'on regarde l'intérieur d'un placard, le fait que le placard a une façade, c'est-à-dire une face normalement tournée vers le spectateur, détermine le choix de largeur, en dépit aussi d'une éventuelle très grande étendue de cette dimension.

4. Phénomènes de transfert

II reste une dernière source de complexité, pour laquelle je n'ai pas essayé de trouver d'algorithme, et c'est le fait que les désignations d'un objet peuvent déteindre sur les désignations de tel autre objet dépendant du premier. Si l'on coupe un tout petit morceau d'un tapis épais, l'épaisseur peut désigner une dimension qui est en réalité la plus grande de l'objet considéré. De tels phénomènes s'observent surtout lorsque l'objet en question fait partie d'un autre objet, mais il peut probablement y avoir aussi d'autres sortes de transferts.

5. Conclusion

Les algorithmes, ou liste de priorités, qui ont été présentés ici ne prétendent pas décrire un processus mental chez les sujets parlants. Les êtres humains raisonnent probablement surtout d'une façon analogique d'après des prototypes, et non pas en suivant des algorithmes compliqués. Ce qu'on a essayé de montrer, c'est qu'il y a une certaine hiérarchie parmi les facteurs - certains sont plus importants que d'autres - et surtout qu'il est impossible de comprendre un nom de dimension en isolation. On peut avoir plusieurs raisons différentes d'appeler une dimension largeur ou épaisseur, et le sens de ces mots dépend donc de la situation totale de l'objet. L'enquête a révélé un enchevêtrement des trois types de critères - orientation actuelle, rapports proportionnels, orientation canonique. Pour comprendre quelque chose dans ce jeu compliqué, on peut quand même noter que dans un univers dominé par la verticalité, il n'y a normalement qu'un seul facteur qui soit plus important que l'orientation verticale, actuelle ou canonique, et c'est l'existence d'une dimension très petite par rapport aux autres (entraînant la dénomination épaisseur). Cette observation s'explique tout naturellement comme une conséquence indirecte du rôle prépondérant de la verticalité.1

Ebbe Spang-Hanssen

Université de Copenhague



Notes

1. Je remercie vivement mes informateurs français, dont plusieurs m'ont consacré un temps considérable ou ont eu l'obligeance de présenter mon questionnaire à des amis: Isabelle Durousseau, Eric Eggli, Jacqueline Fester, Nicole Guillois, Ginette Kryssing-Berg, François Marchetti, Ghani Mérad, Annie Noer, Yvette Norgaard- Larsen, Annick Wewer. Je suis particulièrement reconnaissant à Françoise Andersen, quimaim'a donné beaucoup de conseils très utiles, et quimaim'a procuré les catalogues de meubles que j'ai examinés.

2. Je n'ai pas tenu compte dans cet article des remarquables études de M. C. Vandeloise {L'Espace en français, Ed. du Seuil, 1986) et de MM. M. Bierwisch et E. Lang {Dimensional Adjectives, Springer Vcrlag, 1989), dont, malheureusement, je n'ai pris connaissance que trop tard.

Side 309

Résumé

Karticle discute la façon dont on désigne les dimensions d'un objet en français. Il y a
au moins cinq noms de dimensions: hauteur, longueur, largeur, épaisseur, profondeur,
mais puisqu'un objet n'a jamais plus de trois dimensions, il faut faire un choix,
étudie de près les priorités des facteurs qui entrent en jeu et démontre qu'il
ne suffit pas de combiner les sèmes d'un nom de dimension et les propriétés d'une
dimension donnée pour comprendre le sens exact du nom de dimension, dont le sens
varie selon la situation totale de l'objet.

Bibliographie2

Bierwisch, Manfred (1%7): Some Semantic Universals of Germán Adjectivals, Foundations
ofLanguage, 1967, p.l-36.

Clark, Herbert H. (1973): Space, Time, Semantics and thè Child, in T. T Moore (ed.):
Cognitive Development and thè Acquisition of Language. New York and London,
Académie Press, p.27-63.

Dervillez-Bastuji, Jacqueline (1982): Structure des relations spatiales dans quelques
langues naturelles. Genève-Paris, Librairie Droz.

Greimas, A.J. (1966): Sémantique structurale. Paris, Larousse.

Herskovits, Annette (1986): Language and Spatial Cognition. Studies in Natural Language
Processing. Cambridge, London, New York, Cambridge University Press.

Lyons, John (1977): Semantics. Cambridge.

Spang-Hanssen, Ebbe et Jens Erlandsen (1988): Om at fâ en datamat til at forstâ
rumlige adjektiver, SAML, Publication de l'lnstitut de Linguistique, Université de
Copenhague.

Teller, Paul (1969): Some discussion and extension of M. Bierwisch's work on German
adjectivals, Foundations of Language 5, p.185-217.

Togeby, Knud: Grammaire, lexicologie et sémantique. Cahiers de lexicologie, 1965,1,
p.3-7.

Togeby, Ole (1978): Er planken hoj eller lang?, in Kirsten Gregersen (éd.): Papers
front the Fourth Scand'mavian Conférence of Linguistics. Odense, Odense University
Press, p. 317-322.

Zurinski, A. (1971): O semanticeckoj strukture prostranstvennyh prilagateljny in Semanticeskaja struktura slova, Ed. de l'Académie des Sciences de I'URSS, Moscou, p. 96-124. ( Nous ne connaissons ce travail que par le résumé qu'en donne Dervillez-Bastuji