Revue Romane, Bind 25 (1990) 2

La particule «sa» dans des subordonnées à valeur conditionnelle en daco-roumain

par

Povl Skårup

Dans le daco-roumain des trois derniers siècles, on peut exprimer une condition ou une concession par sa + le subjonctif: Ar fi fost prins sa nu fi fugit (DEX) 'il aurait été pris s'il ne s'était pas enfui'. Ces propositions admettent deux descriptions synchroniques et deux hypothèses diachroniques. Pour chacun de ces dilemmes, les linguistes ont fait leur choix, mais sans le motiver: ils adoptent l'une des possibilités, mais sans avoir réfuté l'autre par des arguments explicites, peut-être même sans l'avoir considérée. Je ne prétends pas que leur choix soit faux et que l'autre possibilité soit préférable. Je ne fais que les inviter à motiver leur choix.

Voici d'abord quelques exemples. On en trouvera d'autres dans les dictionnaires, comme celui de l'Académie roumaine (DLR, X,l, 1986, 125), et dans les grammaires, comme celle de l'Académie (GLR 1963, surtout §§ 215 et 858).

Subjonctif présent (simple), sans valeur concessive:

Sâ-i vâd fl cunóse, (exemple oral cité, avec d'autres, par Magdalena Vulpe
1980, p. 213)

Subjonctif présent (simple), avec valeur concessive:

Dar sa §tiu de bine câ merg eu el de gît pînâ la Dumnezeu, tot n-ai dumneata
parte de un a§a ceva. (I. L. Caragiale, O noapte furtunoasâ, I,vii)

Subjonctif passé (composé), sans valeur concessive:

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Nu te teme, §tiu eu názdrávánii de aie Spînului; sj sa fi vrut, de demult i-a§ fi
fâcut pe obraz, dar lasâ-1 sâ-§i mai joace calul. (Creangâ 97.19, dans Povestea
lui Harap-Alb)

Subjonctif passé (composé), avec valeur concessive:

Sa fi câzut chiar o scrisoare în mîna cuiva strâin, nimica n-ar fi în^eles din
acea îngrâmâdire de slove. (I. L. Caragiale, cité GLR § 861)

Cette tournure remonte jusqu'à 1675: Letopise¡ul Târii Moldovei, par Miron Costin. Du moins, je n'en connais pas d'exemples antérieurs (il ne s'agit pas ici de sa + l'indicatif). Dans la vingtaine d'exemples que j'ai relevés dans ce texte, le verbe est au subjonctif passé, non au subjonctif présent:

sa nu fie aflat îndemînâ o luntre mica, eu care au scâpat peste Dunáre, ar hi
cadzut la prinsoare. (11. 4; éd. Panaitescu 1965, 12.20; éd. Onu 1967, 68.5,
avec une note: «sa nu fie aflat = dacá n-ar fi aflat»)

Prolégomènes à la description synchronique

Les propositions des langues qui nous sont proches peuvent être classées dans un certain nombre de catégories selon leur structure et leur emploi primaire. Les plus importantes de ces catégories sont: les principales énonciatives (ou déclaratives ou assertives), les propositions 'inquit', les principales interrogatives, les principales volitives (ou injonctives ou optatives) et les subordonnées. Ces catégories sont, par rapport aux propositions, à peu près ce que sont les parties du discours par rapport aux mots.

Les propositions d'une catégorie ne peuvent pas seulement assumer l'emploi typique de leur catégorie mais encore, par une sorte de trope grammaticalisé, les emplois typiques des autres catégories. Ainsi, par exemple, l'emploi typique des volitives: Suivez-moi! peut être assumé également par une enunciative: Vous me suivez!, une interrogative: Voulez-vous me suivre? ou une subordonnée: Qu'on me suive! La même question peut être exprimée par une interrogative: Crois-tu que ce soit (ou: c'est) nécessaire? ou par une énonciative: Tu crois que c'est (non: ce soit) nécessaire? (on observe que le mode du verbe de la complétive dépend de la catégorie: interrogative ou énonciative, non de la valeur actuelle, qui est la même dans les deux propositions). Cela implique que l'emploi d'une proposition dans une certaine occurrence ne suffit pas à identifier la catégorie à laquelle elle appartient.

Un autre exemple, ou plutôt deux. Dans la phrase italienne:

Succedesse a me sarei rovinato

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et dans sa traduction danoise:

Skete det for mig, ville jeg vaere ruineret

la première proposition (Succedesse a me, Skete det for mig) a la même prosodie et la même valeur sémantique et peut-être la même fonction syntaxique qu'une subordonnée conditionnelle, mais par sa catégorie c'est une principale: la proposition italienne est une principale volitive, la proposition danoise est une principale interrogative. La proposition Succedesse a me employée seule pour exprimer un souhait (et la proposition Skete det for mig employée seule pour exprimer une question) et la même proposition employée avec une autre pour exprimer la condition de celle-ci ne sont pas des homonymes mais des emplois différents de la même proposition. Les propositions peuvent être polysémiques aussi bien que les mots. De même qu'un mot ne change pas de partie du discours selon ses emplois, une proposition ne change pas de catégorie selon les siens. - Ces exemples ont été empruntés à la description que Jorgen Schmitt Jensen (1970, pp. 348-363 et 682-3) donne de la construction italienne, description basée sur une conception différente de celle esquissée ici.

La notion de catégories de propositions a l'avantage de permettre une simplification de plusieurs règles grammaticales, surtout celles de l'ordre des mots et celles du mode verbal (par exemple, dans une complétive régie par croire et dans Succedesse...).

La description synchronique de la construction en daco-roumain moderne

Dans la construction Ar fi fost prins sa nufifugit, à quelle catégorie appartient la propositon sa nufifugiti Sa valeur sémantique dans ce contexte est la même que celle de dacâ n-arfifugit dans le même contexte. Cette dernière proposition appartient à la catégorie des subordonnées. Mais cela ne suffit pas à prouver que la même chose soit valable pour sa nu fi fugit. Pour celle-ci, il y a deux possibilités:

1. C'est une subordonnée, de même que la proposition synonyme introduite
par dacâ.

2. C'est un emploi particulier d'une principale volitive, de même que la proposition italienne Succedesse a me (sarei rovinato). Elle appartient à la même catégorie que des propositions comme celles-ci: Sa fii cuminte!, Sa mergem!, Sa trâiascâ! ou comme celles-ci:

Doar la la§i sa fi fost a§a ceva. (Creangâ, 163.2 dans Amintiri, cité GLR §
215)

Tot sá fie cinci ani de atunci. (VlahuÇa, La gura sobei, p. 38, cité S & O, §
335)

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Dans ces derniers exemples, le locuteur se sert d'une volitive pour signaler qu'il n'affirme pas la vérité de ce qu'il dit: GLR § 215 désigne cette valeur par le terme de «prezumtiv». En effet, les volitives peuvent avoir plusieurs valeurs sémantiques, voir S & O §§ 334 ss. et GLR § 215. Parmi ces valeurs figure celle d'exprimer la condition de la proposition voisine.

Cette seconde classification n'implique pas que la relation entre Arfi fost prins et sa nufifugit soit une juxtaposition: dans la phrase danoise citée plus haut, la proposition Skete det for mig est une interrogative placée dans la zone préverbale précédant le verbe ville, comme le montre la postposition du sujet jeg, et la même chose peut valoir pour une volitive exprimant une condition. Bien entendu, la seconde classification n'exclut pas non plus la juxtaposition.

Des deux classifications indiquées, la seconde est la seule possible là où le
subjonctif n'est pas précédé de sa:

Odatâ dacá te-am aies, tu e§ti a mea, floncâneascâ lumea ce va vrea. (Ispirescu,
dans Broasca Çestoasâ cea fermecatá, cité S & O § 336)

Dar piará oamenii cu to^i, S-ar na§te iarâsj oameni. (Eminescu. Luceafârul,
str. 76, cité GLR §§ 215 et 862)

leie-vá macar si pielea de pe cap, ce am eu de-acolo? (Creangâ, 121.31, dans
Povestea lui Harap-Alb)

Ducâ-se toçi, eu nu ma duc. (Mioara Avram, Gramática pentru to^i, 1986, p.
361)

et là où le verbe est à l'impératif ou lieu du subjonctif:

Ucide^i-mâ, nu va duc si nu vá dau. (Sadoveanu, cité GLR § 862)

Omoarâ-mâ, tot nu-^i spun. (Mioara Avram 1986, p. 361)

Dans ces exemples, une principale volitive contenant l'impératif ou le subjonctif sans sa exprime une condition ou une concession par rapport à la proposition voisine. Il serait curieux qu'une volitive contenant le subjonctif avec sa ne puisse pas faire de même. Or c'est ainsi qu'on peut décrire le type Arfî fost prins sa nufifugit.

Néanmoins, la plupart des linguistes semblent préférer attribuer sa nu fi fugit à la catégorie des subordonnées, sans même réfuter l'autre classification. Celle-ci ne semble guère avoir été préconisée que par N. I. Barbu 1951 (Barbu va plus loin en disant la même chose pour toutes les propositions contenant sa non précédé de ca ou d'un autre introducteur de subordonnées, par exemple (Vrea) sa intre; la catégorie de ces autres propositions ne sera pas discutée ici).

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Mioara Avram 1960, p. 199, renvoie à une discussion du problème chez
lorgu lordan 1956, p. 714. Citons l'alinéa entier où lordan en parle:

Raportul dintre propozi^ia condizionala §i regenta ei se poate exprima §iprin juxtapunere, bineînÇelesîn condili speciale, care nu pot fi «legiferate». Ex.: ai carte, ai parte (= dacâ ai carte, ai parte). In astfel de cazuri, prima propoziÇie (conditionala) seamànà cu o interogativà independentà: ai carte?, iar a doua (regenta) pare a fi ràspunsul la întrebare (ràspuns dat tot de càtre vorbitor). Aparent, lipse§te elementul de legatura §i atunci cînd propoziçia condizionala are verbul la conjunctiv: Sa fi dat mii de mii de lei, nu gâseai fir de mac printre nasip sau fir de nâsip printre mac (Creangà); sa fi stiut asa, renun^am. Aceastà aparenta se datore§te faptului cà sa al conjunctivului îndepline§te doua funcÇiuni: pe aceea de conjuncÇie condizionala [note: Sa continua lat. si(= dacá).] §i pe aceea de semn distinctiv al conjunctivului, farà de care verbul ar avea, de cele mai multe ori, forma §i, deci, înÇeles de indicativ.

Dans la première partie de cet alinéa, lordan attribue ai carte à la catégorie des interrogatives, de même qu'on l'a fait pour skete det for mig dans la phrase danoise citée plus haut. Il y ajoute l'idée d'une juxtaposition, qui ne va pas dans la phrase danoise et qui ne peut guère être prouvée - ni écartée - dans la phrase roumaine. La seconde partie de la citation, qui est celle qui nous intéresse ici, me paraît plus difficile à comprendre. Voici comment je l'interprète:

On pourrait croire qu'il y a juxtaposition également dans Sa fi dat.. et dans Sa fi stiut asa, renun¡am, parce que la proposition introduite par sa ressemble à une principale volitive. Cela est pourtant faux, parce que sa est conjonction de subordination en même temps que signe du subjonctif.

Cet argument n'est pas concluant. On n'a pas prouvé que sa soit conjonction de subordination en même temps que signe du subjonctif. Et même si sa était une conjonction, cela ne serait pas probant. En effet, dans cette conception, la construction roumaine ressemblerait à cette construction française:

Et qu'il meure en ce moment, il ne saura même plus qu'il a vécu! (Salacrou,
cité Togeby et al. V, 1985, § 1973.2.2°)

Dans cette construction française, on peut voir deux tropes superposés: une proposition subordonnée a assumé l'emploi d'une principale volitive, qui a assumé celui d'«une sous-phrase coordonnée qui a la valeur d'une propositionde condition ou de concessive» (Grevisse-Goosse, 1986, § 865, b, cf. ib. 1096, b, Rem. 2). Cela vaudrait également pour la construction roumaine si

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sa était une conjonction de subordination (uniquement ou en même temps
que signe du subjonctif).

La description synchronique de sa en daco-roumain moderne

La particule sa est-elle un signe (une marque, un indice) du subjonctif ou une conjonction de subordination ou les deux à la fois? La réponse peut varier selon les types de propositions: propositions indépendantes (Sa mergem!), propositions à valeur conditionnelle (... sa nufifugit) ou propositions nettement subordonnées (Vrea sa intre). On a proposé au moins cinq réponses différentes, si j'ai bien compris les textes, dont plusieurs sont peu explicites ou peu logiques:


DIVL5988

GLR 1963 § 383 DLRM 1958; DEX 1975 lordan 1956; DLR 1986 Barbu 1951; Iliescu 1960 Lombard 1974, p. 293

Des cinq avis sur sa, celui de N. I. Barbu et de Maria Iliescu me semble préférable: sa n'a pas d'autre fonction que de signaler le subjonctif. Cependant, comme terme, je préfère utiliser: signal, voir Hjelmslev 1943, p. 104. Cet avis n'implique pas que sa fasse partie de la forme même du subjonctif: c'est là une idée accessoire à laquelle Alf Lombard a raison de s'opposer. Aussi cet avis n'est-il pas réfuté par l'existence d'un subjonctif sans sa (Trâiascâ Romania!), ni par les cas où sa est séparé du verbe. Bien au contraire, sa ne peut être séparé du verbe que par des éléments placés dans la zone verbale, de sorte qu'on peut dire que sa est également placé dans la zone verbale. C'est là que sa s'inscrit dans un modèle positionnel de la proposition, non à la place des conjonctions ou autres introducteurs de subordonnées. Ceux-ci peuvent être séparés de la zone verbale (sans ou avec sa) par des membres placés dans la zone préverbale, et ils sont parfaitement compatibles avec sa: Dacâ voi nu ma vrefi, eu va vreau; Nu e destili cao ñafie sâ-si aibâ loe pe harta lumii; Nu stiu daca sa rìd sau sa plîng; Nu stie ce sa faca; Cautpe cineva care sa ma sfâtuiascâ.

Si sa n'est jamais conjonction en daco-roumain moderne, beaucoup de subordonnées au subjonctif n'ont pas de conjonction, par exemple (Vrea) sa intre. Mais, commela bien souligné Maria Iliescu 1960, cette construction roumaine ne se distingue pas sur ce point de la construction latine Volo facias ni des constructions semblables dans plusieurs langues romanes, surtout l'italien (voir Hans Nilsson-Ehle 1947 et Jorgen Schmitt Jensen 1970, p. 92-114).


DIVL5988

GLR 1963 § 383 DLRM 1958; DEX 1975 lordan 1956; DLR 1986 Barbu 1951; Iliescu 1960 Lombard 1974, p. 293

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Un des arguments pour considérer sa comme une conjonction est son origine présumée: la conjonction latine si (ainsi, par exemple, dans la note de lorgu lordan citée plus haut). Mais un tel argument ne compte pas dans la description synchronique, puisqu'un mot peut changer de catégorie au cours du temps.

La description synchronique de sa dans le daco-roumain du XVIe siècle

Avant de poser la question diachronique de l'origine de la construction du daco-roumain moderne, Ar fi fost prins sa nu fi fugjit, il faut esquisser une description synchronique des emplois de sa dans le daco-roumain du XVIe siècle, le premier dont on a conservé des textes. Sa (ou se) y a deux variantes différentes:

1. Avec l'indicatif, y compris le conditionnel, ou avec un verbe sous-entendu, sa est une conjonction de subordination qui introduit le plus souvent des propositions conditionnelles, 'si...' (Densusianu 1937/1975, § 84; Mioara Avram 1960, p. 189; Skârup 1982):

Sa ochiul táu dereptu sâblâznea§te-te, ia-lu §i-l leapâdâ de la tine. (Coresi,
Tetraev. Brl9 = Mt.5.29)

Sa se-ará toçi sâblâzni de tine, eu nece dinioarâ nu ma voiu sâblâzni de tine.
(ib. 59r14 = Mt.26.33)

Luaji-vâ aminte, milosteniia voastrâ nu faceti înaintea oamenilor sa fty vâzu^i
e sa nu, piata nu veci avea de la tatâl vostru ce iaste în ceriure. (ib. 9vlO =
Mt.6.1)

De se nu ne§tinre de voi chinuiascâ ca ucigâtorii, sau ca furul sau ca rreufacàtoriu sau ca un striiru-iscoditoriu. larâ se ca un hristoseanu, se nu se rrusjreadze, ce se proslâveascâ Dumnedzeu în cinstea aceasta. Câ vreame e a înceape giude^ul din casa lu Dumnedzeu. larâ se ainte dintru voi, ce e sfîrsjtul celora ce se protivescu evanghelieei Dzeului? (Cod. Vor. 80vl4-81rll 1 Pétri 4.15-17; après le premier se en italiques, sous-entendre chinitiaste: après le second, înceape)

De même que dans d'autres langues, il peut y avoir des rapports très diversifiés entre la subordonnée introduite par sa et l'apodose. Il suffit ici de mentionner les cas où l'on peut traduire sa par 'même si' ou 'quand même', sans discuter s'il faut les classer à part comme des propositions concessives (Mioara Avram 1960, p. 154-57) ou s'il faut y voir une sous-classe parmi les conditionnelles:

Cine va creade întru mine, sa ara si muri, învie-va. (Coresi, Tetraev. 210v21
= Io.ll.25)

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Avec l'indicatif, sa peut également introduire des subordonnées interrogatives

Juru-te eu dumnezeu viu sa zici noao sa e§ti tu Hristos, fiiul domnului. (ib.
61r20 = Mt.26.63)

Spunre-misí? rrimleanu e§ti. (Cod. Vor. 22v12 = Act.22.27)

Vrea se între Pavelu întru pîlcu §i-i grâi miia§ului se-«mi easte vreame se grâiescu câtrâ tinre». (ib. 18r9 = Act.21.37; c'est une interrogative indirecte qui se glisse dans une interrogative directe, ou mieux: une interrogative principale a été greffée sur la souche d'une interrogative subordonnée coupée après la conjonction)

§i deca-lu strinserà élu eu oajde, dzise câtrâ cela ce sta, suta§ului, Pavelu, de se «omul cela rrimleanul, fSrâ osîndu, binre easte voao a-1 bate?» (ib. 22v4 = Act.22.25; même commentaire que pour l'exemple précédent; c'est à tort que le premier éditeur, I. G. Sbiera, a conjecturé «de se (arâ fi)», en y voyant une conditionnelle, dont «binre...» serait Papodose, interprétation adoptée par Mioara Avram 1960, p. 189, et par Al. Rosetti 1986, pp. 519 et 520)

Enfin, avec le conditionnel ou le futur, sa peut suivre cine, cui, ce, cît, unde, cum, ou un de ces mots composé avec oare-lvare-, ou oare seul (Mioara Avram 1960, pp. 171 et 156). Dans la langue moderne, les propositions correspondantes sont introduites par oricine, oricui, orice, oricît, oriunde, oricum, ou ori, sans sa. Exemples:

Cine amu sa ara vrea sufletul lui sa mântuiascâ piarde-1-va el. (Coresi, Tetraev.
87r4 = Mc.8.35)

iarâ de ve^i fi întru mine si graiurile meale întru voi fi-vor, cui sa a[i vrea
ceare^i §i fi-va voao. (ib. 220v22 = 10. 15.7, je corrige la ponctuation de
l'édition; le texte grec ferait attendre: «ce sa a[i vrea»)

Sauf dans ce dernier emploi, sa est concurrencé par de dès le XVIe siècle. A l'époque, deacâ (avec variantes) introduit surtout des temporelles: 'lorsque'. S'il y a déjà quelques exemples où deacâ semble signifier 'si' (Mioara Avram 1960, pp. 189 et 192), ce n'est que plus tard que cette conjonction fera vraiment concurrence à sa et à de. Voir Sandfeld 1904 et Roques 1907. - Sa + l'indicatif continuera à être employé jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Quelques-uns des exemples de la Chrestomathie de Gaster sont cités dans DLR, qui ajoute celui-ci, où sa introduit une interrogative:

Multa vreame în mijlocul acelui 10e... trec turcii §i sa inclina zicînd cá acolo
iaste casa ce-au zidit oarecînd Avraam, sa va fi adevârat nu §tim. (Povestea
çârilor, 72v4; Mme Aurelia Mihailovici, de la rédaction de DLR, a eu l'ama-

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bilité de m'informer que le ms. date d'env. 1700 et de m'envoyer le contexte
de la citation donnée par DLR)

Dès le XVIIe siècle, il y a des auteurs qui n'emploient plus sa + l'indicatif, tels les chroniqueurs Gr. Ureche et M. Costin. - Dans le parler du Maramure§, on a pu relever des exemples de sa + l'indicatif au début de notre siècle (Tache Papahagi 1925, p. LXXII, § 83; cf. Magdalena Vulpe 1980, p. 213). Cet emploi dialectal du XXe siècle continue peut-être l'emploi du XVIe et du XVIIe.

2. Avec le subjonctif: les verbes de ce mode sont toujours précédés de sa, qui s'emploie donc dans tous les types de propositions où s'emploie le subjonctif: différentes subordonnées et des principales volitives. On ne cite pas d'exemples datant du XVIe siècle du subjonctif sans sa. Si l'on exclut ce type plus récent et les exemples du XVIe siècle où sa est séparé de la zone verbale, les différences entre la langue du XVIe siècle et celle du XXe ne concernent pas sa seul, mais sa + le subjonctif. Une de ces différences est justement l'emploi de sa + le subjonctif pour exprimer une condition ou une concession, emploi que la langue du XVIe siècle ne connaît pas encore. C'est à tort qu'on a interprété sa comme 'si' dans les exemples suivants:

«Rogu-te amu, párinte, sa tremici el în casa tatâlui mieu. Am amu cinci fra£i ca sa le mârturiseascâ sá nu §i aceia sa vie la cest loc eu muncâ». (Coresi, Tetraev. 158r12 = Lc.16.28; selon le glossaire de Péd., le sa en italiques signifierait 'dacá'; c'est une erreur: sa est le signal du subjonctif qui, n'étant pas suivi immédiatement du verbe, a été repris devant celui-ci: sá vie; cela n'est pas rare au XVIe siècle, surtout, comme ici, avec nu, p. ex. ib. 28r5 = Mt. 13.29)

Ce noi sâu îngeri den ceri câ voao sa proceascá evangheliia câ ce noi voao am prorocit, acela sá fie blástemat. (Coresi, Lucrul apostolesc, éd. Bianu 1930, p. 389, = Gai. 1.8. Je remercie Mme Aurelia Mihailovici d'avoir vérifié cette citation pour moi. Mioara Avram 1960, p. 155, y voit une proposition concessive introduite par câ...sâ. Mais le texte doit être fautif. Il ne suffit pas d'interpréter îngeri comme du sing., -ri ayant la même valeur que dans ceri, et de corriger proceascâ enproroceascâ. Les deux câ sont suspects: à la place du premier, on s'attendrait à voir de ou sa + va ou un autre verbe à l'indicatif qui régirait sa proroceascâ; à la place du second, on s'attendrait à voir afarâ de ou une autre traduction du grec napa et du latinpraeterquam)

Lorsque sa précède une forme verbale qui peut appartenir aux deux modes, on peut hésiter sur la bonne interprétation. Le glossaire de l'éd. de Tetraev. interprète jû ave{i comme le subjonctif dans 37r5 = Mt.17.20, mais comme 'dacá' + l'indicatif dans 95r10 = Me. 11.22, mais aux deux endroits, qui sont d'ailleurs parallèles quant au contenu, l'interprétation contraire est la bonne.

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Abstraction faite de ces hésitations, les deux variantes de sa sont distinguées très nettement dans la langue du XVIe siècle: sa introduisant des conditionnelles (avec ou sans valeur concessive) ou des interrogatives totales n'est jamais suivi du subjonctif. On est tenté d'y voir des homonymes: sa conjonction et sa signal du subjonctif, même en admettant l'hypothèse courante d'un étymon commun.

Les deux mêmes variantes de sa - ou homonymes? - que dans le dacoroumain du XVIe siècle se retrouvent dans les dialectes roumains sud-danubiens jusqu'à nos jours, et elles y sont suivies des mêmes modes (pour l'aroumain, voir Skârup 1982, p. 30). Il n'est pas exact de dire qu'en roumain commun, se ( < lat. si) «se construie§te totdeauna eu conjunctivul» (ILR 11, 1969, p. 291).

Alors que le premier des deux sa se retrouve en latin (si) et dans toutes les langues romanes (si ou se), le second n'existe pas dans d'autres langues romanes, mais il a des homologues dans d'autres langues balkaniques (voir Sandfeld 1930, p.175-76).

Dans les conditionnelles introduites par si/se, les autres langues romanes se servent soit de différentes formes de l'indicatif soit du prétérit du subjonctif (it. se sapesse), mais pas normalement du présent du subjonctif (Skârup 1988). Là où elles emploient le prétérit du subjonctif, le daco-roumain se sert d'un conditionnel dès le XVIe siècle, et les dialectes roumains sud-danubiens n'y emploient pas non plus le subjonctif. Le latin emploie parfois le présent du subjonctif dans des conditionnelles introduites par si; cet usage ne semble avoir été hérité par aucune des langues romanes. Les rares exemples qu'on relève en italien et ailleurs constituent une innovation plutôt qu'un héritage du latin. Quoi qu'il en soit, cet usage n'a pas été hérité par le roumain. Ce fait n'est pas pris en considération dans toutes les hypothèses sur l'origine de sa comme signal du subjonctif.

Le problème diachronique

Le problème diachronique dont il s'agit ici n'est pas la préhistoire de sa comme signal du subjonctif. C'est la question de savoir lequel des deux sa du XVIe siècle est l'ascendant du sa moderne employé dans la construction Arfi fostprins sa nufîfugit. Il ya deux hypothèses:

1. Cette construction moderne avec sa + le subjonctif est issue de la construction ancienne avec sa + l'indicatif. Celle-ci a subi deux changements: on n'a pas seulement remplacé sa par de (puis dacâ) en conservant l'indicatif; on a encore conservé sa en remplaçant l'indicatif par le subjonctif.

2. Cet emploi moderne de sa + le subjonctif est issu d'un ou de plusieurs
des emplois anciens de sa + le subjonctif. Sa + l'indicatif a subi un seul
changement: sa remplacé par de (puis dacâ). La construction moderne avec

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le subjonctif est une de celles qui ont succédé à la construction ancienne avec
l'indicatif, mais sans être issue de celle-ci par un changement.

De ces deux hypothèses diachroniques, la première est courante, mais la
seconde n'a jamais été réfutée, à ce que je sache.

Le choix entre ces hypothèses diachroniques n'est pas indépendant du choix entre les deux descriptions synchroniques de la construction moderne. La première hypothèse diachronique est difficilement compatible avec la description synchronique comme un emploi particulier d'une principale volitive. Mais la seconde hypothèse diachronique est compatible aussi bien avec la même description synchronique qu'avec celle qui décrit la construction moderne comme une subordonnée parmi d'autres. Même ceux qui préfèrent cette dernière description peuvent préférer la seconde hypothèse diachronique aussi bien que la première, en y voyant le point de départ dans l'emploi de sa + le subjonctif dans d'autres subordonnées.

Si l'on pouvait considérer les chroniqueurs Gr. Ureche (m. en 1647), M. Costin (m. en 1691) et I. Neculce (m. en 1745) comme représentatifs des étapes parcourues par la langue, leurs propositions conditionnelles constitueraient un indice pour la seconde hypothèse diachronique. En effet, elles indiqueraient les étapes suivantes: disparition complète de sa + l'indicatif, remplacé par de + l'indicatif (dès Ureche); apparition de sa 4- le subjonctif passé faisant concurrence à de + le conditionnel passé (Costin); apparition également de sa + le subjonctif présent faisant concurrence kde + d'autres formes de l'indicatif (Neculce). Il n'y aurait donc pas de continuité entre sa + l'indicatif et sa + le subjonctif. -Je n'insiste par sur cet argument, parce qu'Ureche et Costin avaient des contemporains qui employaient encore sa + l'indicatif.

Dans la seconde hypothèse diachronique, l'emploi moderne de sa + le subjonctif qui nous intéresse est issu d'un ou de plusieurs des emplois anciens de sa + le subjonctif, mais duquel ou desquels? Le subjonctif passé semble avoir acquis cet emploi avant le subjonctif présent. Or avant Costin, le subjonctif passé n'a guère que la valeur de «prezumtiv», valeur qu'il a gardée chez Costin à côté du nouvel emploi conditionnel. C'est là un indice pour penser que celui-ci est issu de l'emploi de «prezumtiv». Cette valeur du subjonctif roumain n'est pas très éloignée de celle du conditionnel français dans la première proposition de cette phrase: // vivrait (ou: Vivrait-il) cent ans, Une l'oublierait jamais.

En guise de conclusion

Pour conclure, je ne vais pas proposer de conclusion, mais poser une question:
Que peut-on objecter contre la présentation suivante?

Le daco-roumain possède ou a possédé deux sa:

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Sa1 est une conjonction qui n'est jamais suivie du subjonctif. Sa1 introduit des conditionnelles, sans ou avec valeur concessive, et des interrogatives totales, à quoi s'ajoute le type Cine sa... Sa1 disparaît vers 1700 (sauf, semblet-il, dans le Maramure§); dans ses emplois principaux, il est supplanté par de (puis dacâ).

Sa1 n'est pas une conjonction, mais un signal du subjonctif dont il est toujours suivi. Il est employé dans des subordonnées - qui ne sont pas toujours introduites par une conjonction - et dans des principales volitives. Depuis 1675, celles-ci peuvent assumer l'emploi d'une subordonnée conditionnelle, avec ou sans valeur concessive. Cet emploi peut être issu de la valeur de «prezumtiv».

Povl Skârup

Université d'Aarhus

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Résumé

Le daco-roumain possède ou a possédé deux sa:

Sa1 est une conjonction, qui n'est jamais suivie du subjonctif. Sa1 introduit des conditionnelles, sans ou avec valeur concessive, et des interrogatives totales, à quoi s'ajoute le type Cine sa... Sa1 disparaît vers 1700 (sauf, semble-t-il, dans le Maramuresj; dans ses emplois principaux, il est supplanté par de (puis dacà).

Sa2 n'est pas une conjonction, mais un signal du subjonctif dont il est toujours suivi. Il est employé dans des subordonnées - qui ne sont pas toujours introduites par une conjonction - et dans des principales volitives. Depuis 1675, celles-ci peuvent assumer l'emploi d'une subordonnée conditionnelle, avec ou sans valeur concessive. Cet emploi peut être issu de la valeur de «prezumtiv»

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