Revue Romane, Bind 25 (1990) 1Idées et mots au siècle des Lumières. Mélanges en l'honneur de Gunnar von Proschwitz. Goteborg et Paris, 1988.304 p.Merete Grevlund
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«Idées et mots au siècle des Lumières», voilà le titre sous lequel ont été réunis, en 1988, un grand nombre d'articles de Gunnar von Proschwitz, destinés à lui faire honneur au moment où il quitte sa chaire de l'Université de Goteborg. Titre indiquant bien ce qui fait de ces «mélanges» un ensemble qui témoigne de façon cohérente de l'apport de l'auteur: c'est sa conviction que les mots sont, dans la France du XVIIIe siècle, solidaires d'un progrès qui touche le monde occidental tout entier et que leur étude pourra donc servir à révéler la dimension européenne de ce nouveau projet de société, mais aussi à rappeler, en corollaire, que c'est par la France que les Lumières ont connu leur plus grande diffusion: Le XVIIIe siècle français se caractérise par le rayonnement des idées et des mots qui les traduisent. Ces idées et ces mots, devenus le partage commun du monde occidental, témoignent du cosmopolitisme lexical et des progrès réalisés par les hommes du Siècle des Lumières. Les principales langues européennes gardent, depuis ce même XVIIIe siècle, un patrimoine français, acquis pour toujours, inaliénable à force d'être indispensable, (p. 21) Or, au début de la carrière de von Proschwitz, le vocabulaire ancien n'était guère étudié dans cette optique. D'une part, les études lexicographiques restaient encore trop souvent confinées dans les belles lettres, comme chez «l'inégalable Littré» (p. 99), ce qui rendait le vocabulaire scientifique et politique du passé invisible pour le lecteur moderne; d'autre part, les livres qui faisaient autorité en philologie française étaient écrits dans une perspective héritée de l'historiographie romantique et nationale du XIXe siècle, ce qui revient à dire que l'étude du vocabulaire politique sous l'Ancien Régime était sérieusement entravée par l'idéologie républicaine. Dans ses articles d'il y a vingt ans, Gunnar von Proschwitz a donc souvent l'occasionde contester l'enseignement de ses aînés qui ont cru, à tort, que le renouvellementdu langage s'était fait avec le même éclat que la révolution politique. Ils ont ainsi été amenés à «méconnaître le travail préparatoire accompli avant la Révolution» et à donner une image piètre, fade et incolore «de la prose de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Beaumarchais, de Mercier et de Restif de la Bretonne...»(p. 100). Il est difficile de suivre Brunot, écrit von Proschwitz, «quand son enthousiasme en faveur de la langue révolutionnaire lui fait voir dans le français
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d'avant 1789 un «idiome jusque-là si timide, si réservé, si ennemi des nouveautés», Quand l'auteur s'élève ainsi contre les gloires établies, on reconnaît bien qu'il est de la famille des «insurgents» qu'il aime au XVIIIe siècle, Encyclopédistes, poètes dramatiques, Américains... Dans ses propres études, il travaillera avec zèle à restaurer la perspective diachronique qui avait été faussée et à désenclaver la lexicographie historique par le recours à une documentation plus riche: Le jour où l'on aura étudié à fond l'Encyclopédie, les journaux et les revues, les documents diplomatiques et politiques, et les lettres du XVIII siècle, on verra encore plus nettement qu'il n'y a pas de dichotomie dans le vocabulaire politique: il y a, comme pour les idées, un mouvement continu de renouvellement qui va s'accélérant pour atteindre son apogée autour des ultimes années de ce grand siècle moderne, (p. 111) Telle est la conclusion de l'article bien venu et bien connu de 1966, Scission ou Alors que les Gohin, François et autres Brunot ne sont guère loués que du bout des lèvres, l'abbé Féraud est à l'honneur! Ace savant jésuite du XVIIIe siècle l'auteur paie un tribut d'estime et de reconnaissance où se lisent clairement le sens et l'ambition de sa propre recherche. C'est que l'abbé Féraud, devançant de dix ans et davantage l'Académie française, a su faire place, dans son Dictionaire critique de la langue française (1788-1789), à un vocabulaire politique d'inspiration anglaise qui rebutait encore les linguistes conservateurs. Citons, à titre d'exemples, constitutionnel, motion, colonial, conciliatoire (p. 120); anglomane et anglomanie (p. 121). Ces anglicismes, présents dans le débat français bien avant la Révolution, témoignent à leur manière de l'intérêt suscité par le modèle anglais. C'est aussi la conclusion des articles qui examinent plus précisément les mots responsabilité et constitutionnel. A l'exemple de l'abbé Féraud encore, Gunnar von Proschwitz a donné son attention à la presse périodique et surtout à cette «gazette anglo-française» qui s'intitule le Courier de l'Europe et paraît et en Angleterre et en France entre 1776 et 1792. Eédition française est une traduction de l'anglaise et met donc à la disposition des Français qui lisent des articles empruntés aux journaux anglais et américains ainsi que des comptes rendus substantiels des séances parlementaires à Londres. Il est facile de se figurer avec quel intérêt on suit, en France, à travers le Courier de l'Europe, les événements en Amérique, les faits de guerre, les mouvements des navires, le débat parlementaire anglais avec son magistral enseignement politique pour celui qui sait entendre, (p. 218) Cette appréciation de Gunnar von Proschwitz est extraite de son article sur le Courier de l'Europe et la Guerre d'lndépendance qui donne comme un avant-goût de l'enquête plus vaste qui va paraître sur Beaumarchais et le Courier de l'Europe. Il tend à rendre à l'exemple américain le poids que les historiens modernes ne lui reconnaissent pas toujours, malgré le témoignage des contemporains. Serait-ce que la Révolution le leur cache comme, selon Tocqueville, elle cachait à lui-même et à son temps la France ancienne?
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Persuadé déjà que la rupture révolutionnaire masquait des continuités profondes, Bien avant la Révolution, les édits du roi Louis XVI parlent souvent de la loi naturelle et des droits de l'homme. Je trouve des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins des concitoyens; l'intendant, un respectable magistrat; le curé de la paroisse, le ministre des autels, et le bon Dieu, l'Etre suprême, et auxquels il ne manque guère, pour devenir d'assez méchants écrivains, que de savoir l'orthographe. (Livre 111, chap. premier: «Comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultèrent»). Ces remarques - et d'autres qu'on pourrait citer - n'ont évidemment pas le cachet philologique de celles de von Proschwitz, mais elles vont dans le même sens. En plus, étant conçues dans un esprit moins elitiste, elles aident à retrouver les conditions dans lesquelles le vocabulaire «éclairé» a gagné un public plus nombreux. Comme Michelet, Tocqueville a voulu comprendre comment le peuple naît à la conscience politique (et à des égarements inédits) par l'acquisition d'un langage nouveau pour lui. Aussi le lecteur de nos jours a-t-il tout intérêt à mettre Tocqueville à côté de von Proschwitz et - pourquoi pas? - les cahiers de doléances à côté du Dictionaire critique de Féraud. Pour aider le lecteur à se repérer, l'éditeur a eu la bonne idée d'élaborer en supplément un index lexicologique, véritable inventaire surréaliste, où les mots courants voisinent avec des néologismes «d'époque» comme catoniser (qui vient du Neveu de Rameau), mesmériser, voltairiser et - bien entendu - voltairomanie! Grâce à cet index, il est facile de regrouper les passages où se résume l'argument C'est le cas notamment d'une longue étude sur le lent établissement du mot drame. Là, les commentaires sur le théâtre au siècle de Louis XIV, et sur la séparation du noble d'avec le bas, mènent à des pages éclairantes sur le syncrétisme esthétique prôné par les défenseurs du drame au XVIIIe siècle. Par moments, on a l'impression de lire un texte des Salons de Diderot, même si c'est en fait Louis-Sébastien Mercier qui est le plus cité, comme dans ce passage où il défend son drame Molière de 1776: Sur le procès que l'on m'intentera de nouveau pour avoir intitulé Drame, cette pièce de théâtre, ainsi que j'ai toujours fait; je répondrai que je préférerai constamment le mot primitif, le mot générique, comme le plus simple et le plus convenable de tous; en ce qu'il rend à l'art son étendue, sa liberté et son indépendance; en ce qu'il ne l'emprisonne point dans de ridicules entraves; en ce qu'il admet ce mélange de couleurs, ces nuances, ces détails, d'où résultent l'âme et la vie du tableau; en ce qu'il laisse au spectateur le plaisir de créer sa sensation, sans qu'elle soit mal-adroitement déterminée d'avance... (p. 52) A mon sens, le très bon lecteur de la littérature française qu'est Gunnar von Proschwitz est un peu éclipsé par le lexicologue dans ce volume d'articles. A consulter sa bibliographie complète, on voit bien, toutefois, qu'il y a là un choix de carrière que le recueil reflète fidèlement. Ce regret me restera donc personnel, et il faut, pour finir, louer le chercheur d'avoir fait ce qu'il a voulu: en travaillant à redécouvrir l'arrière - pays de la Révolution, il a contribué à la sortir d'une interprétation étroitement
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nationale afin de la replacer dans P«immense effort d'acculturation mené depuis deux siècles par l'Eglise, l'Etat et les élites intellectuelles». Ce sont les historiens François Furet et Denis Richet qui s'expriment ainsi, quand ils rééditent en 1973 La Révolution française (dont la première édition date de 1965). Gunnar von Proschwitz a dit la même chose plus tôt quand, par le biais de la lexicographie, il a voulu retrouver un héritage politique et culturel qui puisse éclairer notre présent. Université de Copenhague |