Revue Romane, Bind 25 (1990) 1

Ebbe Spang-Hanssen:

Ebbe Spang-Hanssen

La thèse de Michael Herslund est le couronnement, provisoire peut-on espérer, d'une longue série de travaux sur la théorie des cas en français et sur la théorie de la grammaire valentielle. Le postulat de base, déjà exposé dans les articles antérieurs et repris ici dans la thèse sur le datif, c'est que le verbe ne peut avoir que trois valences au maximum, à savoir le sujet, l'objet direct et l'objet indirect. Le sujet et le complément d'objet direct sont à peu près ce qu'ils sont dans la grammaire traditionnelle. Tous les autres compléments reconnus par la tradition sont en réalité, selon MH, des variantes du complément d'objet indirect. La preuve, c'est que ces variantes ne peuvent coexister dans la même phrase: elles remplissent donc la même fonction.

De plus, ce nouvel objet indirect englobe beaucoup de syntagmes prépositionnels
autrefois classés compléments circonstanciels. La démonstration de la validité de cette
théorie prend comme point de départ les quatre paires d'exemples suivantes (p. 1):

a. Jacqueline va souvent à Paris.
Jacques a porté le paquet à la poste.

b. Georges habite à Cagnes.
Reine a laissé son parapluie à Nice.

c. Yves pense trop à son examen
Ils ont forcé Jean à accepter.

d. Marie plaît à tout le monde.
J'ai déjà donné cinq francs aux gosses.

Pour MH, toutes les structures à N représentées ici sont des compléments d'objets indirects. Les exemples a et b relèvent de la valence du verbe, puisque la sémantique de celui-ci exige des arguments de ce type. La distinction entre les constructions des exemples c et d n'est pas aussi absolue qu'on a bien voulu le dire. Elle ne repose que sur la substitution pronominale, par y ou par lui, et, à bien y regarder, il y a un grand flottement entre ces deux sortes de substitutions. C'est un des mérites de l'étude de MH de mettre en lumière ce flottement, grâce à une documentation abondante. En somme, les différences entre ces exemples sont moins importantes que les similitudes, et le fait qu'il ne saurait y avoir, dans la même phrase, qu'une seule structure d'un de ces types est considéré comme la preuve de leur appartenance à une catégorie commune.

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L'argumentation de MH est serrée et repose sur des connaissances étendues en linguistique générale. Il faut dire que la thèse des trois valences du verbe est à la fois hardie et très intéressante, dans la mesure où une réduction aussi forte du nombre des compléments constitue une simplification considérable de la structure de la phrase.

Le deuxième postulat de la thèse de MH (c'est moi qui numérote ainsi les hypothèses fondamentales) découle assez naturellement du premier. Si les quatre structures à N qu'on vient de voir remplissent toutes la même fonction, alors il est normal de penser qu'elles ne sont pas trop différentes non plus du point de vue sémantique. Or les exemples a et b ont nettement un sens local. Donc on admet aussi pour les exemples d, le datif, un sens local. La similitude sémantique de ces structures ressort particulièrement bien de certaines constructions avec laisser (p. 6):

Elle a laissé son journal à Paul.
Elle a laissé son journal à la gare.

Dans les deux cas, le complément en à exprime le lieu où a été déposé un certain objet. Comme on le sait, il n'est pas nouveau d'expliquer le sens des cas grammaticaux en ayant recours à des images spatiales. La tradition des théories localistes, comme on les appelle, remonte aux Grecs, et, étant donné le rôle primordial que joue le sens de la vue pour la constitution de notre univers mental, cette tradition n'a rien d'absurde. Au Danemark, il est naturel de rappeler à ce propos l'ouvrage monumental de Louis Hjelmslev, La Catégorie des Cas (I et 11, 1923), qui est une longue plaidoirie pour la théorie localiste. C'était un ouvrage fort célèbre en son temps. Dans son histoire des théories casuelles (Cas et fonctions, Paris 1980), Georges Serbat lui a consacré tout un chapitre contenant une critique approfondie qui est un éreintement. De nos jours, Ray Jackendoff (Semantics and Cognition, MIT 1988) prône les explications sémantiques basées sur les images mentales. Le postulat localiste de MH est fort modéré, posant seulement l'existence d'une idée de lieu dans tout complément d'objet indirect. Il n'est pas question de distinguer entre les cas grammaticaux par le moyen d'idées spatiales plus précises, telles que point de départ ou point d'arrivée. Pour ce qui est des constructions datives, leur sens spatial ressort, selon MH, des différentes paraphrases qu'on peut en faire.

Après avoir bien posé la similitude du complément datif avec les autres compléments d'objets indirects, il s'agit maintenant de montrer la singularité de ce complément au sein de la famille de compléments à laquelle il appartient. Le troisième postulat du livre de MH dit que ce qui singularise le complément datif, c'est qu'il est le sujet d'une prédication secondaire comportant le verbe avoir. Si l'on a une construction dative, comme par exemple:

On attribue une valeur de vérité à cette proposition.

il est normalement possible de faire une paraphrase avec le verbe avoir, dont le sujet
est le complément datif de la phrase originale:

Cette proposition a une valeur de vérité.

A vrai dire, MH ne parle pas du verbe concret avoir, mais d'une entité plus abstraite
AVOIR qui peut correspondre à d'autres manifestations concrètes que le verbe avoir.
Selon MH, le schéma valentiel usuel est défectueux en ce sens qu'il explicite seulementles

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mentlesrelations qui existent entre le verbe et ses compléments, laissant dans l'ombreles relations qu'il peut y avoir entre ceux-ci. Et il y a bien une relation entre le complément d'objet indirect et le complément d'objet direct, relation qu'on peut exprimer à l'aide de la paraphrase avec AVOIR.

Cette idée n'est pas absolument nouvelle. Parmi les prédécesseurs danois dans cette voie, on peut mentionner Otto Jespersen, Paul Diderichsen et Erik Hansen («Accord et divergence de la personne pronominale en danois moderne», Langages juin 1967, p. 90 - 99). A mes yeux, ce rapprochement de la construction dative avec la construction des verbes du type avoir est tout à fait intéressant et mérite d'être examiné de près, dans le domaine français, comme il l'a été dans la présente étude. Ce qui est démontré ici, avec une grande précision, c'est le nombre de propriétés que le complément datif a en commun avec le sujet, propriétés anaphoriques et référentielles entre autres. Et c'est par ce statut de quasi-sujet que MH explique les caractéristiques bien connues du datif, avant tout celle de comporter normalement le trait [+ humain] ou [+ animé].

La thèse de MH est donc une vraie thèse proposant des généralisations fortes. La démonstration me semble tout à fait convaincante pour ce qui est de plusieurs résultats partiels, tels que le flottement entre les domaines respectifs des pronoms clitiques y et lui, la similitude entre le complément datif et le sujet, la convergence entre la construction dative et la construction des verbes du type avoir. En ce qui concerne les postulats fondamentaux, quelque intéressants qu'ils soient, il me reste des doutes.

Déjà le premier postulat, à savoir l'existence d'un seul complément d'objet indirect, appelle des commentaires critiques. Il faut dire que la règle de l'unicité de l'objet indirect souffre d'exceptions évidentes qui ne sont pas mentionnées dans cet ouvrage. Il s'agit des constructions parler avec qn de qc, servir de qc à qn, réserver qc à qn pour une occasion particulière, envoyer une lettre de Paris à Copenhague. Cette dernière construction doit être vue comme un seul complément en deux parties, nous dit le collaborateur de MH, Finn Sorensen, dans un article intitulé «Un drôle d'objet indirect» (1983). Mais pour les premières, ainsi que pour d'autres citées par Blinkenberg dans son chapitre «Construction à deux objets indirects» {Le problème de la transitivité en français moderne, 1960, p. 264-266), il n'est pas facile de voir comment on peut les écarter.

Le deuxième postulat, qui préconise une explication localiste du datif, se heurte également à des difficultés non négligeables. A la page 206, des verbes du type plaire se trouvent compris dans un groupe de verbes assez hétérogènes, au sujet desquels l'auteur se contente de dire que la base locative est transparente seulement pour certains d'entre eux. A mon avis, il s'agit là d'un problème fondamental qu'il aurait fallu attaquer de front. De tout temps, on explique dans les grammaires, latines entre autres, qu'on utilise le datif avec les verbes des types plaire, profiter, nuire. Le datif marque la personne à laquelle l'action convient ou nuit, bref la personne intéressée. On parle aussi du bénéficiaire, admettant que le bénéfice peut être négatif. Il y a tout lieu de croire que nous avons à faire là à un type essentiel, et c'est probablement le même emploi du datif qu'on a avec les adjectifs (agréable, cher, hostile, utile, essentiel, supérieur, et bien d'autres), que MH ne mentionne pas du tout. Pour les verbes de communication {parler, causer, mentir) aussi, la théorie localiste se trouve en difficulté.

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Enfin, en ce qui concerne le troisième postulat, il me semble que l'auteur va un peu trop loin en disant que le complément datif ressemble au sujet, parce qu'il est lui-même un sujet secondaire. Je ne mets pas en doute le bien-fondé du rapport de similitude qu'établit MH entre le datif et la fonction sujet. Comme je l'ai déjà dit, c'est un des points forts de l'étude. Ce qui me paraît douteux, c'est la dérivation des propriétés du complément datif du fait qu'il joue le rôle de sujet secondaire. Selon MH, le datif est ce qu'il est, parce qu'il est un sujet secondaire. L'auteur insiste sur ce point, qui semble être capital:

C'est ce statut de sujet d'un prédicat du type AVOIR qui fait l'originalité du Oldat parmi les OI; de ce statut sont dérivées les contraintes sur le datif, en termes des traits [± Humain] ou [± Animé], ou en termes des propriétés référentielles du syntagme nominal 01, qu'on a souvent cru pouvoir déceler. Tout se réduit à ce concept unitaire de 'sujet', (p. 113)

Si c'était vrai, on s'attendrait à ce que l'objet direct des verbes trivalents aient eux
aussi les propriétés d'un sujet. Eux aussi jouent, selon MH, le rôle de sujet secondaire.
A partir de la phrase:

Elle a laissé [son journal] à la gare.

on peut construire la paraphrase:

Son journal est à la gare.

selon la propre théorie de MH. Or il n'est pas question que l'objet direct ressemble le moins du monde au sujet en ce qui concerne les traits [± Humain] ou [±Animé]. Donc le statut de sujet secondaire n'explique rien en soi. On en revient à se demander si la bonne vieille théorie selon laquelle l'emploi protypique du datif est de désigner le troisième actant, la personne intéressée, ne cadre pas mieux avec les faits, tout en expliquant autant.

Ceci n'empêche pas la paraphrase avec avoir de mettre le datif dans un éclairage très intéressant. La thèse de MH met en lumière à la fois la ressemblance entre le complément datif et les autres compléments indirects et la ressemblance entre le complément datif et le sujet, mais le datif est loin d'avoir révélé tous ses secrets.

Université de Copenhague