Revue Romane, Bind 25 (1990) 1

Jacques Moeschler: Modélisation du dialogue. Représentation de l'inférence argumentative. Hermès, Paris, 1989. 266 p.

Henning Nølke

Ces derniers temps ont vu se manifester un intérêt croissant pour l'intelligence artificielle, et la linguistique computationnelle est née. Il existe déjà des analyseurs automatiques qui, bien qu'encore relativement rudimentaires, sont cependant capables d'analyser des structures sémantiques et syntaxiques. Mais, inspirées de la linguistique structuraliste, ces analyses franchissent rarement la frontière de la phrase. Or, pour l'analyse des interactions homme-machine, on a besoin d'analyses du discours, voire d'une modélisation du dialogue. On sait que toute modélisation du langage est forcément une idéalisation de son objet. Toutefois, pour devenir adéquate, elle ne peut se faire que sur la base de recherches empiriques poussées. Voilà l'ultime objectif du dernier ouvrage de Jacques Moeschler. Linguiste et non informaticien, cet auteur se propose de fournir ces éléments fondamentaux et préliminaires à l'analyse informatique et de formuler ses résultats de sorte qu'ils puissent servir pour la création de programmes d'analyses automatiques des conversations.

L'œuvre s'appuie sur dix ans de recherches linguistiques. Elle reprend et réexamine des textes publiés ailleurs (notamment dans les Cahiers de Linguistique Française de Genève), et vise à donner de ces travaux une «orientation susceptible d'intéresser à la fois les linguistes, les informaticiens, les spécialistes en intelligence artificielle et les psychologues cognitivistes» (p. XIII). Elle se compose de trois parties, toutes les trois axées sur des études portant sur les connecteurs pragmatiques qui jouent un rôle tout à fait essentiel dans la structuration discursive. Dans la première, qui s'intitule «argumentationet dialogue», l'auteur étudie les notions d'argumentation (au sens de Ducrot)et de concession. En analysant divers connecteurs concessifs, il nous présente une première approche des deux problématiques interrelatées qui forment le fil conducteur de l'ouvrage: celle de l'organisation du discours (l'analyse structurelle) et celle de l'interprétation des segments de discours (l'analyse interprétative). Dans la deuxième («Pertinence et dialogue»), les mêmes problématiques seront reconsidérées dans le cadre de la théorie de la pertinence développée par Sperber & Wilson (Relèvanee.Londres, Blackwell, 1986). Les deux notions clefs sont celle de cohérence (structure) et celle de pertinence (interprétation), et Moeschler montre comment même la problématique de la cohérence est obligatoirement interprétative. En effet: «décider que telle suite d'énoncés constitue ou non un discours bien formé est fonctionde son interprétabilité» (p. 163). En dernière analyse, c'est donc le principe de pertinence, principe constitutif de toute communication, qui est le moteur de l'analyse

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du discours, et la troisième partie dans laquelle l'auteur esquisse une modélisation du
dialogue (c'est le titre de cette troisième partie) contient - par voie de conséquence -
des procédures gouvernées par ce principe.

La lecture de ce livre est, comme celle des travaux antérieurs de Moeschler, agréable et stimulante grâce au style limpide et personnel de l'auteur, dont la force est toujours son esprit de synthèse. Si l'on peut parfois regretter que les analyses empiriques proprement dites soient un peu superficielles, on doit admirer la manière dont l'auteur fait ressortir les côtés positifs et négatifs des théories étudiées et appliquées, et comment il arrive à montrer que, dans un certain sens, elles se complètent dans le travail analytique. Les trois courants linguistiques qui constituent son point de départ sont la théorie enunciative élaborée par Ducrot et Anscombre, la pragmatique de l'interaction de l'«Ecole genevoise» et la théorie de la pertinence (voir supra). Celle-ci est d'ailleurs l'objet d'une excellente introduction dans laquelle l'auteur propose une analyse conceptuelle de la pertinence, ce qui lui permet de situer la conception de Grice par rapport à celle de Sperber & Wilson. Encore un exemple du souci didactique dont l'auteur fait preuve pour ainsi dire à chaque page.

Ce récent livre de Moeschler devient ainsi une sorte d'autobiographie professionnelle. Nous assistons au développement graduel de la pensée de l'auteur, qui n'a pas peur de critiquer ses propres points de vue antérieurs. Et sa lecture donne faim. En un sens, l'œuvre s'arrête, en effet, là où elle devient fascinante. Il est symptomatique que non seulement la dernière partie mais même le dernier chapitre portent le même nom que le livre. On s'approche sans cesse de la modélisation du dialogue sans jamais vraiment y arriver. Et, au fond, sans essais de formalisations informatiques des analyses - ne serait-ce que sous forme d'esquisse - on ne peut pas savoir si l'on sera jamais à même d'y arriver. En guise de conclusion, je tiens cependant à mentionner un aspect de l'approche adoptée qui me semble la rendre particulièrement prometteuse: l'analyse linguistique de la phrase est explicitement déclarée antérieure à toute procédure d'analyse du dialogue (cf. p. 234). On assure ainsi une «interface» aux analyseurs syntaxiques et sémantiques existants. Nul doute que l'auteur ait atteint son but: présenter une modélisation du dialogue «susceptible d'intéresser à la fois les linguistes, les informaticiens, les spécialistes en intelligence artificielle et les psychologues

Ecole des Hautes Etudes Commerciales d'Aarhus