Revue Romane, Bind 25 (1990) 1Cari Vikner:Carl Vikner
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La lecture de la thèse de doctorat de Michael Herslund représente un intense plaisir. Grâce à de solides connaissances dans le domaine des phénomènes linguistiques pertinents, grâce à une tenace volonté de déceler la systématique qui relie les phénomènes les uns aux autres et grâce à une impressionnante aptitude à les envisager sous un jour nouveau, MH apporte un savoir neuf d'importance sur un grand nombre des questions fondamentales que se pose la linguistique. La structure de la thèse de MH est parfaite. Sa langue est claire et facile d'accès. Et pourtant, il me semble que, précisément sur ce point, certains problèmes se posent.Il me semble en effet que MH éprouve quelques difficultés à donner des formulationsclaires et nettes au savoir qu'il désire transmettre. Je pense là à ses utilisations
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de formules - ou plutôt de paraphrases, comme il préfère les dénommer. Puisqu'elles Les paraphrases font leur apparition aux pages 101 et 102. La première: (3.48) 'Mon vélo ETRE à la gare' symbolise la prédication secondaire de la phrase J'ai laissé mon vélo à la gare. Parallèlement (3.51) 'Ma sœur AVOIR mon vélo' est utilisée pour symboliser la prédication secondaire de la phrase J'ai laissé mon vélo à ma sœur. MH utilise des majuscules pour distinguer les prédicats artificiels ETRE et AVOIR des verbes français être et avoir. Certes, on admettra volontiers avec MH que la phrase 'Mon vélo ETRE à la gare' n'est pas une phrase strictement française. Se pose alors la question de savoir ce qu'est cette séquence? L'introduction de ces paraphrases dans la thèse est accompagnée des explications suivantes: «ETRE, en majuscules, désigne un prédicat existentiel quelconque, pas forcément le verbe être» (p. 101) ainsi que de «AVOIR (...) désigne n'importe quel prédicat possessif» (p. 102). Ces explications semblent presque suggérer qu'il s'agit d'abréviations, ou de désignations, pour deux ensembles de verbes français. On aurait ainsi ETRE pour des verbes comme être, sembler, rester, devenir etc. Pour l'exemple (3.48), on est donc mené à penser que l'on doit pouvoir y insérer une des formes d'un de ces verbes à la place de ETRE et que cette substitution doit inévitablement donner une phrase française acceptable. Dans le cas présent, le procédé est tout à fait plausible. Cette interprétation, c'est-à-dire que les éléments utilisés dans les paraphrases représentent des désignations pour des ensembles de mots appartenant à la langue française, semble être corroborée par d'autres passages de la thèse. A la p. 198, par exemple, on trouve le raisonnement suivant: Pour avoir Oldat avec un verbe tel que arriver, il doit être possible de (4.74) yoi AVOIR xs Ce qui semble bien être le cas. MH démontre alors que cela est bien le cas. A partir de la phrase cet accident horrible est arrivé à Yves, il construit une paraphrase qui a la forme de (4.74), soit: Yves a eu cet accident horrible. Aux pp. 108 et 109, puis aux pp. 201 et 202, les commentaires qui sont donnés aux paraphrases formelles sont similaires à ceux qui viennent d'être mentionnés. A la p. 282, cette interprétation est explicitement renforcée par le raisonnement suivant: «AVOIR (...) est une abréviation et est censé représenter tout prédicat de nature locative qui choisit le 'lieu' comme sujet. Sa manifestation lexicale la plus directe en français est évidemment avoir». Il s'avère cependant que cette interprétation, à savoir que les éléments de paraphrases sont des désignations d'ensembles de mots français - interprétation qui est apparemment nécessaire à la compréhension de certains passages de l'ouvrage - se trouve contredite en d'autres passages. Il semble par exemple difficile de comprendre une formule comme celle donnée dans (4.19) de cette manière:
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(4.19) Cette formule est présentée comme «le squelette sémantique» d'une phrase du type Le comte conteste au roi son pouvoir (p. 152). Là, et dans plusieurs autres passages de la thèse, le lecteur est mené à concevoir les formules comme des représentations sémantiques (voir par exemple des expressions comme «représentation (...) du sens» (p. 102), «description sémantique» (pp. 169 et 211) et «explicitations sémantiques» (p. 225)). Si les formules sont des représentations sémantiques, ETRE, AVOIR etc. sont des pions que l'auteur introduit dans le jeu, et c'est alors lui aussi qui détermine les règles qui régissent leurs utilisations. Cela signifie que le lecteur, lui, n'a pas la possibilité de connaître les règles du jeu à l'avance. Ce qui fait problème ici, c'est que les règles n'étant pas explicitées, le lecteur ne peut savoir exactement comment il peut utiliser ces paraphrases. En effet, chaque fois que MH propose une telle paraphrase, il s'agit d'une hypothèse. Or si l'hypothèse doit être une hypothèse empirique, il faudrait que nous ayons la possibilité de l'invalider. Mais comment cela pourrait-il être possible dans le cas présent? On ne nous donne aucun argument qui pourrait permettre de démontrer qu'une paraphrase donnée est fausse. On ne nous donne pas non plus de méthode qui permettrait de tester les paraphrases - par exemple un test indiquant ce qui doit être le cas dans le monde réel pour que l'utilisation d'une formule construite avec AVOIR puisse être dite correcte (c'est-à-dire qu'on ne nous donne pas de conditions de vérité). A cela vient s'ajouter que MH attribue aux formules des propriétés implicites qui surprennent. On trouve ainsi à la p. 103 le raisonnement suivant: «C'est le sujet de la prédication secondaire (...) qui est principalement affecté par l'élément causatif primaire». En d'autres termes, cela signifie qu'un élément formel peut en fait être «affecté» par un autre élément formel. Puis, quelques lignes plus bas, on peut lire: «les deux, Oldat et O, sont en effet le premier argument que «rencontre» l'élément prédicatif primaire». Sommes-nous dans une bande dessinée, dans une «formule animée», où le prédicat, au cours de sa promenade, distribue des petits coups de chapeaux à ses arguments? J'avouerai que, pour ma part, il m'est difficile de saisir le sens exact de cette métaphorique de «contacts» entre éléments formels et de leurs «rencontres». On a souvent l'impression que MH considère son propre iangage formel comme ?Un Iranien PAREIL Charles ou de la constatation suivante: «On observe une correspondance entre certains traits
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(cf. par exemple, la position privilégiée du sujet dans la phrase). Voir aussi la Remarque11, L'un des grands mérites de cette thèse réside précisément dans le fait qu'elle met à jour que les langues naturelles recèlent une quantité infinie de propriétés cachées et implicites, et de relations insoupçonnées. Or les éléments des systèmes formels ne possèdent pas de propriétés implicites: ils ne possèdent que les propriétés qu'on leur attribue de manière explicite. Un système formel ne peut donc pas être traité comme s'il s'agissait d'une langue naturelle. J'ai déjà mentionné que les paraphrases sémantiques me semblent représenter le point faible de la thèse, et c'est pour cette raison que j'ai voulu approfondir la question. Il serait cependant incorrect de ne pas reconnaître que MH, dans la plupart des cas, fait passer son message à l'aide d'un français courant et ce, malgré le halo d'incertitude qui nimbe les paraphrases. Toute la problématique qui entoure la représentation sémantique est sans doute étroitement liée à une autre problématique, à savoir celle du statut du concept de sujet. Pour moi, le sujet est un concept purement syntaxique. Or, si j'ai bien compris MH, ce concept est pour lui à la fois un concept syntaxique et un concept sémantique. Au paragraphe 8.4 (pp. 311 et 312), MH avance que «pour décrire proprement une phrase», on a besoin de trois sortes de structures: 1. Structure syntagmatique (une représentation des constituants immédiats) 2. Structure relationnelle (une représentation qui attribue les trois fonctions, S, 3. Structure predicative. Les points 2 et 3 mettent en jeu le concept de sujet, et cette vue d'ensemble sur les niveaux structurels de la description de la phrase soulèvent à mes yeux trois questions: 1) Quelle est la fonction des rôles sémantiques (cf. p. 223)? N'a-t-on pas là aussi besoin d'une structure des rôles? 2) Pourquoi la sémantique a-t-elle besoin des sujets? 3) La structure predicative ne peut-elle pas être dérivée de la structure relationnelle combinée aux hypothèses sur les prédications secondaires qui sont proposées dans la thèse? Ma dernière critique portera sur le manque de clarté qui entoure l'établissement de certaines classes verbales. MH avance que les verbes de ces classes sont caractérisés par le fait qu'ils ne peuvent pas se combiner avec une fonction syntaxique déterminée, et que la fonction exclue peut être soit un Olioc, soit un OLja t soit un OIneu. Ce qui n'est pas tout à fait clair cependant, c'est que l'on ne voit pas très bien ce que MH veut dire lorsqu'il avance qu'une combinaison déterminée est exclue. Certains passages (celui de la p. 206 par exemple) laissent entendre que cela signifie tout simplement que MH n'a pas trouvé d'exemples attestant la combinaison donnée. Si cela est vraiment le cas, on peut craindre qu'il s'agisse uniquement de hasards. D'autres passages (comme celui de la p. 143) laissent entendre que la combinaison exclue a été testée auprès d'informateurs. Si cela est vraiment le cas, ces exemples-tests - qui représentent des données importantes - auraient dû être cités précédés d'astérisques. Je terminerai ma discussion de la thèse avec ce point et, en guise de conclusion, je
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Je pense que la thèse de MH, de manière exemplaire, joint la vue d'ensemble à la connaissance des détails. La vue d'ensemble, c'est la théorie, les explications des phénomènes. Les détails, ce sont les données, l'abondance des exemples. Outre cela, la thèse montre aussi comment il est possible de relier vue d'ensemble et connaissance des détails. Selon une méprise courante, le progrès scientifique, les connaissances nouvelles, le savoir nouveau, doivent être fondés sur l'amoncellement d'observations, sur la collecte d'une multitude d'exemples que l'on essaie ensuite de classer et de sérier. Cette vision ne peut être plus erronnée, et il est clair que, bien qu'il classifie et qu'il série aussi, MH n'a pas été achopper à cet écueil. Un savoir nouveau peut émaner du fait que l'on s'est heurté à un phénomène que l'on ne comprend pas, ou qui suscite l'étonnement et, qu'ensuite, on a pesé et repesé le problème pour essayer de résoudre l'énigme. Cela revient à dire qu'au lieu de collecter mille exemples d'un seul et identique phénomène, il est absolument préférable de peser et de repeser les trois exemples que l'on possède déjà pour essayer de parvenir à une nouvelle vision du problème. Et le savoir nouveau que MH nous apporte est précisément fondé sur le fait qu'il s'est libéré de ce que nous professons depuis des années à propos des fonctions syntaxiques pour avancer un point de vue absolument hérétique, à savoir, qu'il peut y avoir des «variations à l'intérieur de la même fonction» (p. 41), que l'objet indirect, que l'objet datif, que certains types de compléments circonstanciels, que l'attribut du sujet et l'attribut de l'objet représentent une seule et unique fonction. Penser une telle pensée, discerner une relation que personne n'avait encore discernée, faire un tel saut pour, ensuite, examiner toute une série des conséquences entraînées par cette vision des choses - c'est ce genre de démarches qui font avancer la science. Mais il faut évidemment avoir la chance de sauter du bon côté! MH a eu cette chance, et il a su démontrer que son concept d'objet indirect remet nombreux problèmes à leur place tout en les rendant compréhensibles. Ce dernier point est décrit dans la deuxième partie de la thèse, trente pages. Le titre est un peu aride: «Les trois structures à N. Description et classification». Mais cette partie est si captivante que, outre les romanistes, elle devrait intéresser aussi tous ceux qui sont concernés par la linguistique. Elle ouvre de nouveaux horizons sur la théorie des fonctions syntaxiques, et ces horizons donnent un sens au fait qu'il existe différentes fonctions et démontrent qu'il y a une relation entre ces fonctions. Elle fait progresser de manière décisive notre compréhension de la structure des phrases. J'ai, plus haut, mentionné la volonté qu'a MH de déceler la systématique qui relie les phénomènes linguistiques. On a, là aussi, un trait dont il me semble que nous pouvons tirer un grand enseignement. La volonté de déceler une systématique signifie,par exemple, que lorsqu'il doit prendre position sur une explication, sur une théorie ou sur une analyse, MH ne se contente pas de constater que l'explication, la théorie ou l'analyse cadrent en fait très bien avec le phénomène examiné. Il est toujours à l'affût de conséquences: Lexplication ou l'analyse ont-elles des conséquencesen d'autres parties du système? Et résistent-elles à l'épreuve? C'est ce qu'on trouvera par exemple dans sa discussion d'une théorie selon laquelle un complément datif est un NP tandis qu'un complément indirect neutre est un PP. MH démontre là
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clairement que le complément datif, de plusieurs manières décisives, se comporte en A plusieurs reprises, MH se pose la difficile question que se posent tous les enseignants: Quand utilise-t-on x et quand utilise-t-on y? Ses réponses ne sont jamais superficielles, et elles sont toujours cohérentes avec sa théorie, avec l'analyse qu'il a proposée. Pour ne donner ici que quelques exemples, cela vaut tout d'abord pour les utilisations de lui et de y (dans // luify ressemble, par exemple) qui font l'objet de nombreuses analyses pénétrantes tout au long de l'ouvrage (voir par exemple pp. 95 à 100, 111 à 113 et 170 ss). Cela vaut aussi pour des problèmes comme ceux que l'on rencontre dans des occurrences comme Je le croyais plus malin/Je lui croyais plus de talent (p. 189), faire faire quelque chose à/par quelqu'un (p. 238 ss), lui serrer la main(serrer sa main (p. 250 ss). Dans tous les cas, il parvient de façon saisissante à dégager de fines nuances sémantiques dans les structures syntaxiques. Il est absolument évident que la thèse représente une contribution essentielle à l'étude de la langue française. Il ne fait aucun doute qu'avec la parution de cet ouvrage, il sera plus intéressant, et plus divertissant, d'être enseignant et étudiant de français. Et, de plus, bien que le thème principal de l'ouvrage soit restreint à un problème spécifique de la syntaxe du français, le traitement qui en a été fait, et la manière dont le thème a été inséré dans de plus grandes lignes, font que l'ouvrage sera utile non seulement à l'étude de la syntaxe française, mais aussi à des disciplines comme la linguistique générale, la lexicologie, et l'informatique linguistique (pour l'analyse syntaxique et sémantique automatique, par exemple). Avec cette thèse, Michael Herslund mérite dignement son titre de docteur es lettres.* Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague "Traduit du danois par Hanne Martinet. |