Revue Romane, Bind 25 (1990) 1

Bernard Cerquiglini: Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie. Collection: Des Travaux. Paris, Seuil, 1989,123 p.

Lene Schøsler

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C'est un petit livre, très agréable à lire, qui discute quelques problèmes fondamentaux
de la philologie: l'établissement des stemmas, la conception et, surtout, la présentation
des variantes manuscrites.

A la suite d'une première partie (p. 15-69), destinée à éclairer le lecteur sur les
conditions de l'Ecrit, et sur sa diffusion, dès les premiers textes écrits en langue d'oil -
ainsi que sur les importantes modifications qu'ont subies, du moyen âge jusqu'à

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l'époque moderne, les notions de texte et d'auteur, le lecteur goûtera surtout, je crois, l'histoire critique proprement dite (p. 71-101), présentée avec verve et dans un esprit fort polémique, ¿exposé de BC se concentre sur les grandes lignes, mais l'auteur réussit à inscrire cette histoire dans une présentation globale des méthodes scientifiques,subdivisée en trois périodes: premièrement l'empirie (allant de 1830 à 1860), deuxièmement le positif ( 1860-1913) et finalement le doute (à partir de 1913). Il nous fait comprendre la nature des oppositions de méthodes, souvent doublées des conflits de générations, qui ont opposé Karl Lachmann, Gaston Paris, Joseph Bédier et leurs disciples respectifs.

Au cours de sa présentation des différentes «écoles» philologiques, BC choisit très bien ses exemples pour illustrer les modifications apportées aux manuscrits (mss) par les éditeurs qui se sont crus autorisés à reconstruire - souvent sans avertir le public - ce qu'ils ont supposé s'approcher de {'original. On appréciera notamment le lien établi par BC entre le désir de retrouver l'original et la conception anachronique de l'auteur. Car l'idée de l'œuvre sortie dans sa forme définitive des mains de l'auteur inspiré porte clairement l'empreinte du Romantisme, comme le montre BC dans son historique fort instructif de la relation auteur-œuvre.

Dans cette excellente présentation critique de la philologie, on apprend avec étonnement (p. 101) que «Bédier représente l'étape ultime en ce qui concerne le traitement des textes médiévaux; le confort bonhomme et académique où repose le bédiérisme depuis en est, parmi d'autres, le signe». Il est vrai que tel paraît malheureusement être l'état des choses en France, pays qui semble singulièrement fermé à toute discussion de méthode à ce sujet. Ailleurs, par contre, on discute, depuis quelques années déjà , les principes de stemmatisation et les méthodes d'édition - BC aurait dû le savoir. Ces discussions se fondent en effet sur le doute de Bédier, mais les solutions proposées ainsi que les méthodes adoptées permettent de dépasser ce doute, et il serait légitime de penser que nous sommes dorénavant entrés dans une quatrième période, caractérisée par l'utilisation de l'ordinateur. Elle se distingue également par le respect des variantes manuscrites et, fait primordial, ce n'est plus tant le désir de retrouver un original unique, peut-être inxesistant, qui est au centre des intérêts, que le désir d'établir, avec certitude, les liens de parenté là où c'est possible. Car il existe bien des mss (par exemple la famille A du Charroi de Nîmes) qui ne sont pas des variations ou des continuations libres d'un texte préexistant, mais qui ont, apparemment, pour seule fonction, de diffuser un récit sans y apporter une touche très personnelle. Dans sa verve critique, BC a exagéré l'étendue de la variation - c'est le prix inévitable et excusable de la polémique.

BC a absolument raison lorsqu'il affirme que l'idéal est de disposer de la totalité des variantes, qui nous éclaireront sur les alternances morphologiques, syntaxiques et lexicales possibles - étude impossible à réaliser à partir des éditions traditionnelles qui, au mieux, ne nous offrent qu'un choix de variantes souvent rudimentaire et toujours difficilement utilisable. Ajoutons que, selon BC, les méthodes traditionnelles, héritières du XIXe siècle, sont responsables de ce qu'il nomme (p. 110) «l'étude pointilleuse de la parcelle notable», si caractéristique de la recherche philologique. Il lance un très juste appel pour qu'on abandonne ce type de recherche au profit d'investigations plus ambitieuses, notamment dans le domaine de la syntaxe.

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Comment réaliser des éditions «complètes» qui rendent possible ce type de recherche que souhaite BC? Il existe quelques éditions qui reproduisent tous les mss. telles Le Lai de Lanval édité par Jean Rychner et La Chastelaine de Vergi, éditée par R.E.V. Stuip (Mouton, 1970), curieusement oubliée par BC. Néanmoins, il est évident que de telles éditions présupposent à la fois un texte relativement court et un nombre de mss. assez réduit. Pour BC, la meilleure solution est non pas une édition imprimée, mais l'établissement, à l'ordinateur, de la masse des variantes, et de tout ce que l'ordinateur est capable de nous fournir: listes de fréquence, table de rimes, calculs de toutes sortes, informations codicologiques et paléographiques, etc.

Heureusement, tout ce que réclame BC ici, se trouve déjà plus ou moins réalisé ou
en train de se réaliser: à l'Université Libre d'Amsterdam, sous la direction du professeur
A. Dees.

Université d'Odense



1. Voir A. Dees 1975: Sur une constellation de quatre manuscrits, in Mélanges... Lein Geschiere, Amsterdam, p. 1-9; A. Dees 1976: Considérations théoriques sur la tradition manuscrite du Lai de l'Ombre, Neophilologus, p. 481-504; A. Dees 1988: Analyse par l'ordinateur de la tradition manuscrite du Cligès de Chrétien de Troyes, in Actes du XVIIIe Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes, Tiibingen, t.VI, p. 62-75; les articles portant sur les constellations de manuscrits dans: Distributions spatiales et temporelles, constellations des manuscrits. Etudes de variation linguistique offertes à Anthonij Dees à l'occasion de son 60ème anniversaire, éd. par Pieter van Reenen et Karin van Reenen-Stein, Amsterdam, 1988.