Revue Romane, Bind 25 (1990) 1A l'ombre du voyage Une interprétation du «Voyage» de Baudelairepar Henning Goldbæk Un des événements les plus importants dans la vie de Baudelaire, c'est sa découverte et sa traduction de Poe. Durant de longues périodes, il consacra plus de temps à celui-ci qu'à son propre art. La raison de cette préférence, qu'il indique lui-même en plusieurs endroits, est qu'il retrouvait chez l'idole américaine certains de ses propres thèmes et même des tournures entières. Selon lui, Poe était avant tout un poète de l'idéal, écrasé par un monde matérialiste qui ne le comprenait pas. A propos de l'imagination chez Poe, Baudelaire écrivait ceci, en 1857: «Pour lui, l'lmagination est la reine des facultés. (...) L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord,en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies» (Poe 1983, p. 1056). Cette définition métaphysique n'a cependant rien à voir avec Poe, pas plus que la description de son isolement aux USA. Comme critique, Poe était profondémentintégré dans l'attitude constructive de la renaissance américaine vis-àvisde la démocratie et du progrès, et sa définition de l'imagination s'en ressent: selon lui, l'imagination n'est à même de créer de nouvelles combinaisonsqu'à partir d'un matériel déjà existant, par rapport auquel l'artiste garde une liberté totale: «The pure Imagination chooses, from either Beauty or Deformity,only the most combinable things hitherto uncombined. (...) Thus, the range of Imagination is unlimited» (Poe 1985, p. 497). Par contre, l'art est divin aux yeux de Baudelaire, au milieu du positivisme bourgeois du XIXe siècle, et il considère son rôle d'artiste, pendant la modernisation de la sociétéfrançaise par le Second Empire, comme un isolement involontaire. «Baudelairehat ein Buch geschrieben, das von vornherein wenig Aussicht auf einen unmittelbaren Publikumserfolg hat», dit Walter Benjamin sur la parutiondes Fleurs du Mal en 1857 (Benjamin 1980, p. 605). A l'époque de la
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grosse industrie et sous le Second Empire, Baudelaire choisit une position franchement inactuelle et prébourgeoise. Cette attitude, déjà de son vivant, fit qu'on le considérait comme un poète apolitique et romantique, qui méprisaitle monde banal et s'en protégeait en se réfugiant dans les formes pures d'une idéalité vide. Cependant, l'image d'un Baudelaire martyr du modernismeva de pair, également de son vivant, avec celle du poète du Mal. Le procès intenté à la première édition des Fleurs du Mal est au plus haut point empreint de ce qu'on subodorait derrière l'aspect blasphématoire et décadentdes poèmes une protestation subversive et politique. On ne pouvait pardonner à l'auteur son désengagement par rapport à la politique officielle de la société établie. L'image du Baudelaire décadent et du Baudelaire sacré se poursuit, sans adoucissement, bien avant dans le XXe siècle, jusqu'au moment où elle est fortement révisée et le poète réinterprété à la lumière de la réalité sociale qui imprégnait la France et l'Europe aux environs de 1848. On enregistre au même moment aux USA un phénomène semblable à proposde Poe, et la raison de ce revirement concernant l'un et l'autre semble être la même: le XXe siècle prend conscience de la réalité brutale et de l'isolement déjà décrits par les deux poètes au milieu du siècle précédent. Cette redécouverte de l'œuvre de Baudelaire comme étant l'expression de la société fermée du XXe siècle paraît se faire en deux étapes. D'abord, on voit, dans ses poèmes, l'ambiguïté et le nihilisme face à l'héritage révolutionnaire de Fourier et de Saint-Simon. Ensuite, on constate, chez Baudelaire, une évolution, un passage de l'engagement politique antérieur à 1848 à l'ironie, après le coup d'Etat de Napoléon, et puis à l'engagement politique grâce à cette même ironie, dans les derniers poèmes des années 60. La première phase correspond au Passagenwerk 1927-40 de Walter Benjamin. La seconde est représentée surtout par les nouvelles recherches ouest-allemandes sur Baudelaire, depuis 1968, les travaux de Dolf Oehler, Oskar Sahlberg et Wolfgang Fietkau, qui rejoignent partiellement ceux de Claude Pichois en France et les chapitres de Baudrillard sur Baudelaire dans Les stratégies fatales et dans De la séduction. Si Benjamin voit la notion centrale de Baudelaire sur le nouveau comme un présage de la catastrophe survenue dans la première moitié du XXe siècle, la nouvelle génération de chercheurs, elle, considère Baudelaire et le nouveau à la lumière de la révolte des étudiants et de leur adaptation/inadaptationfuture au système établi, dans les années 70 et 80. Voilà la nouvelle utopie et la réflexion, au plan de la philosophie de l'histoire, sur les possibilitésde survie de l'utopie dans une société impériale/hautement technologique,bien plus habile à entraîner le nouveau dans sa trajectoire que ne le croyaient les révoltés de 1848/1968. La politisation de l'œuvre de Baudelaire au XXe siècle n'est donc pas nécessairement une projection de la politisation du XXe s., mais notre redécouverte de l'expérience de Baudelaire au XIXe s.
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II s'agit non seulement de dire qu'il renaît dans notre contexte pour se perpétuerdans un registre utopique, mais aussi que notre redécouverte aujourd'huide son monde est une répétition, une découverte d'une seule et même chose, le statique. Nous ne sommes pas si souverains aujourd'hui que le monde de Baudelaire ne puisse jeter son ombre sur nous. C'est à Walter Benjamin que revient le grand mérite de placer Baudelaire dans un contexte socio-historique, en le mettant en relation avec le Second Empire, comme préfiguration des tendances et sociétés totalitaires de notre siècle. Benjamin a créé l'image d'un poète qui incorpore le grand capitalisme et la catégorie universalisée de la marchandise à la structure de ses poèmes, à leur enregistrement d'un monde où tout est immuable et, de ce fait, le progrès Selon Benjamin, il n'y a pas, chez Baudelaire, un espoir mais une protestation contre le progrès, un désir de pouvoir tirer la sonnette d'alarme de l'Histoire pour arrêter la catastrophe. Mais les personnages qui, dans la poésie de Baudelaire, protestent contre le progrès ne peuvent rien contre lui: le blanquiste, le héros, le dandy, la prostituée, la lesbienne, tous sont à la merci de ce qui est établi, l'établi qu'ils peuvent vivre, chacun à sa façon, mais qu'ils ne peuvent faire sauter. L'attitude typique, dans une telle situation, est celle de l'ironie et du dédoublement, pas seulement chez Baudelaire mais dans tout le Second Empire, d'après Benjamin: «überraschende Proklamationen und Geheimniskràmerei, sprunghafte Ausfàlle und undurchdringliche Ironie gehôren zur Staatsraison des Second Empire» (Benjamin 1980, p. 514). A propos de cette attitude chez Baudelaire, Benjamin conclut en ces termes: «Es ist sehr wichtig, dass das «Neue» bei Baudelaire keinerlei Beitrag zum Fortschritt leistet» (Benjamin 1980, p. 687). C'est précisément sur ce point que l'interprétation que donne Benjamin de Baudelaire a été sujette à caution, ces dernières années. C'est surtout Dolf Oehler qui, dans son interprétation de Baudelaire, le présente comme révolutionnaire dans toute son œuvre, et, selon lui, le nouveau n'est pas toujours là sous sa forme négative, comme une critique, mais au contraire comme un transformateur: «Das Wesen der modernen Àsthetik, die Baudelaiream Vorabend der 48er Révolution entwarf, besteht eben nicht mehr nur in einem romantischen Festhalten des Negativen, es ist ein dialektisches Aufheben und Überschreiten des bürgerlichen Neuen mit Hilfe zweier fundamentalerliterarischer Surnaturalismus und Ironie'» (Oehler 1979, p. 261). Dolf Oehler base son interprétation surtout sur les œuvres de Baudelaire antérieures au Second Empire. Il a, pour ainsi dire, effacé les dernières traces de l'image donnée par les anciens travaux d'un Baudelaire stagnant, telle qu'elle ressort de l'interprétation de Benjamin, qui fait du poète un isolé jusqu'aux années 50. En effet, Benjamin se focalise sur le
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pessimisme de Baudelaire sous Napoléon 111, mais étend une vérité valable pour cette époque-là à toute l'œuvre du poète. Par exemple, il s'appuie sur le Salon de 1846 pour justifier l'attitude de Baudelaire dans les années 50, sans citer des tendances antérieures autres que le pessimisme. Benjamin n'a pas vu le caractère profondément provocateur de la structure du Salon de 1846. Selon Dolf Oehler, Baudelaire, précisément dans cet écrit théorisant sur l'art, se fait l'avocat du diable de la bourgeoisie: en vérité, il est le poète des opprimés, un poète donc subtil et ironique mais utopique. Réciproquement, cette vision de Baudelaire qui prend racine dans les années 40, Oehler la prolonge vers l'avant et rétablit ainsi l'image du Baudelaire immuablement, c'est-à-dire chroniquement, révolutionnaire. Le Salon de 1846 est la seconde critique de l'art de Baudelaire. Compte tenu de son sujet, une exposition de peintures, il est surprenant de voir que rares sont les peintures et les peintres exposés dont s'occupe ce Salon. Par contre, Delacroix se voit consacrer tout un chapitre, alors qu'il n'a pas du tout exposé en 1846. Le sujet du Salon est principalement l'art classique et l'art romantique, Ingres et Delacroix, Raphaël et Rembrandt. Le premier des deux genres est le naturalisme, le second le colorisme. L'un reproduit l'existant, l'autre crée le nouveau à partir d'un tempérament individuel, qui cherche l'inspiration dans le souvenir et l'enfance. L'art classique, naturaliste est un type d'art photographique, l'art romantique fait appel au surnaturalisme. L'un idéalise le présent, l'autre esquisse un monde à la fois particulier et harmonieux: l'art coloriste opère avec les couleurs particulières des différents éléments et, en même temps, avec une couleur de base commune. L'effet en est que les lignes, chez les coloristes, deviennent fluides, ou vibrantes, comme les qualifie Baudelaire. Le Salon de 1846 est déjà, en tant que critique de l'art, une formulation du nouveau, mais il prend une dimension de plus, politique, à cause de la dédicace au citoyen, que Baudelaire «glorifie». C'est surtout de là que part Oehler pour constituer son image de Baudelaire comme artiste révolutionnaire. Selon lui, Baudelaire se distingue des artistes de son époque, par exemple Gautier, en ce qu'il ne fait pas de la bourgeoisie une critique personnelle mais une critique au nom de la classe opprimée; non point une critique romantique d'artiste mais une critique sociale. Le véritable groupe auquel s'adresse Baudelaire avec son Salon de 1846, ce sont les classes laborieuses; mais celui auquel, apparemment, il jette des fleurs, c'est la bourgeoisie. Sa technique, l'ironie (exagérée): il loue les bourgeois et les défend contre la lie inculte; mais de façon si provocante que cela doit déclencher chez les victimes une fureur sans borne et une réaction radicale.
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Le modèle qui, selon Oehler, sert de base à la technique de Baudelaire est le «Assommons les pauvres » du Spleen de Paris venu bien plus tard, dans lequel le poète bat l'humble mendiant jusqu'à ce qu'il accepte enfin de se défendre et de riposter. Vues à la lumière de cette intention de Baudelaire, les contradictions sur le plan de la théorie de l'art et l'utopie coloriste en question prennent ce virage politique qui fait que les artistes naturalistes sont bourgeois et les coloristes révolutionnaires: «Dies aber sind die Pôle seines Werkes, die anhand des Salon de 1846 und der Fleurs du Mal freizulegen waren: Das gewòhnliche Neue (die bürgerliche Aktualitàt), das jeder Zeitgenosse tàglich erlebt, und das emphatische Neue, das nur dem sich erschliesst, der unter der Gegenwart leidet, der sie erleidet» (Oehler 1979, p. 260). Telle était la condition de Baudelaire aux environs de 1848, dit Oehler. Il pouvait prendre pour point de départ un public existant qui comprendrait son ironie particulière et très partiale. Et le nouveau, auquel il donnait forme sur le plan de l'esthétique et de la théorie de l'art, était tout aussi concret que la classe à laquelle référait cette notion, et cela veut dire une notion en voie de développement. Il y a un mais! Quand, en 1857, Baudelaire affronta le public avec Les Fleurs du Mal, «(...) war dieses Publikum nicht mehr vorhanden» (Oehler 1979, p. 227). En effet, après le coup d'Etat de 1851, soit il avait été déporté, forcé à l'exil ou exécuté, soit il s'était résigné. Et Baudelaire ne fut pas compris, ou plutôt il fut mal compris: on en fit un poète maudit, décadent et hermétique, durant les cent ans qui suivirent. Un premier accès au «Voyage» peut se faire à travers Les Fleurs du Mal. La première édition se terminait sur «La Mort des Artistes», qui fait partie de la section intitulée «La Mort». Dans la seconde, datant de 1861, c'est «Le Voyage» qui clôt le recueil de poèmes. Il y a de grandes divergences sur la façon de concevoir les différences entre les deux éditions. Sahlberg pense que la tendance va d'une nostalgie de la mort univoque, marquant la première édition, à une fin bien plus équivoque, avec «Le Voyage» et sa thématisation du nouveau comme notion autonome, qui marque l'édition de 1861 (cf. Sahlberg 1980, p. 141). Par contre, Max Milner voit un pessimisme plus grand dans la seconde édition, un dégoût qui remplace la tristesse de la première (cf. Milner 1967, p. 129). Si nous comparons la fin de «La Mort des Artistes» et celle du «Voyage», nous constatons que le premier se termine par un regard dirigé vers le soleil: II en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
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N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole! tandis que le second s'achève sur un plongeon dans le nouveau, par delà la mort. Les deux poèmes ont un thème commun. De même que les Artistes, à la fin du premier, se trouvent sans leur Idole, de même les Voyageurs, à la fin du second, acheminent leur existence infinie sur une mer finie. Pour ce qui est de l'analyse des possibilités qu'offre le monde existant à la réalisation des vœux, les deux poèmes sont identiques. La différence, c'est le désir contre l'action, la contemplation contre l'exhortation. Le nouveau décisif du «Voyage» par rapport au poème précédent, c'est l'actif, le fait que le saut est véritablement entrepris, qu'un cadre éclate. Le modèle secret de la marche, dans les Fleurs du Mal, du Spleen, comme idéal, à la Mort, c'est la descente au purgatoire de Dante, l'enfer et la montée au ciel, de sorte que, à la fin, le regard voit le soleil et le ciel, dans «La Mort des Artistes»; tandis que, dans «Le Voyage», il n'y a absolument aucune montée, mais pour ainsi dire une descente supplémentaire, à un endroit encore plus profond que l'enfer tel qu'il est conçu, à savoir le nouveau. Nouveau est le dernier mot du «Voyage» et de tout le recueil de poèmes. Que cela soit «nouveau» ressort aussi graphiquement, le mot étant mis en italiques, ce qui le détache de l'écriture qui précède comme un autre genre de rythme, de couleur ou de monde. De cette façon, le recueil s'achève sur une ouverture, peut-être sur une suite. Par rapport au contenu environnant, ce mot survient comme une surprise. Il fait éclater le cadre et l'horizon, dans lesquels le poème et tout le recueil se trouvent, par ailleurs, confinés. Le mot n'est employé ainsi qu'à cet endroit, ayant pour effet que l'irruption vient de l'extérieur, qu'il y a intervention dans le monde au sein duquel les poèmes, jusque-là, ont évolué. La particularité typographique du mot et sa brusque apparition en font un geste, plutôt qu'un point de vue. Sa place dans le poème correspond au caractère exhortatif dont il est empreint, à savoir qu'il faut abandonner ce pays pour quelque chose de tout à fait autre, qui, de façon si réelle, surgit pour donner un élan à tout le poème, à tout le recueil: Au fond de l'lnconnu pour trouver du nouveau, (v. 141) Mais cette fin a aussi des conséquences sur le plan du caractère de l'œuvre.La fin, dans l'édition de 1857, est une conclusion immanente, qui donne à tout le recueil le caractère d'une œuvre artistique fermée, à l'intérieur de laquelle se meuvent les différents thèmes. Dans «Le Voyage», l'allure du recueil fait une brèche dans le fini pour donner à l'œuvre un caractère de
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non-fini. La fin brise le caractère de l'œuvre, s'en dégage et invite à l'action. Un niveau autre qu'esthétique perce à travers l'esthétique, à savoir le poème, et lui donne un caractère d'inachèvement et d'imperfection. Comme il apparaîtbrusquement, le mot «nouveau» fait ressentir la présence du nouveau dans le poème, comme ce qui désigne quelque chose d'autre se trouvant à l'extérieur et qu'il faut trouver. Ce changement du caractère de l'œuvre, un passage du sentencieux au gestuel, n'a pas de pendant dans les poèmes de la première édition. Par contre, il existe dans l'édition de 1861 un autre poème dont la structure fait penser au «Voyage»: il s'agit du «Cygne», datant de 1861. L'énumération, dans la dernière strophe du poème, des personnes disparues à jamais s'achève, de façon étonnamment brusque, sur un: Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor! (v. 52) Le poème «Le Cygne» est dédié à Victor Hugo, qui vivait en exil sous le Second Empire. Il parle de 1848, ce passé dont Hugo était le symbole, et du progrès, à la lumière de l'évolution des choses sous l'Empire. Il s'achève sur des images d'exilés pleurant sur une époque à jamais révolue. Mais son ton élégiaque se trouve rompu par cette forme de conclusion, détachée, nonchalante, peut-être empreinte d'irritation; comme si un sentiment réprimé tout le long du poème soudainement se libérait et, à partir de cette conclusion, jetait une lumière toute nouvelle sur le texte. La nouvelle voix dirait: ce qui précède n'est pas si important, ou: cette lamentation est insupportable, et même hypocrite. Si l'on relit «Le Cygne» en partant de la fin, on y découvre une structure profondément ironique et sarcastique, qui a tout le temps figuré dans le poème. En effet, ceux qui regrettent le passé se sont, en réalité, accommodés du présent, mais ils jouent le chagrin. Cela concerne Andromaque: Auprès d'un tombeau vide en extase courbée; (v. 39) mais aussi: Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, (v. 38) Cela concerne les exilés: comme eux, le cygne est «ridicule et sublime» (v. 35). De même qu'Andromaque s'accomode allègrement de son nouvel époux au pouvoir sans borne, de même la France s'accommode de Napoléon 111. Cela explique le désespoir de la fin du poème et la colère contre le fait qu'il n'existe aucune alternative, rien de foncièrement nouveau sinon en apparence,vu que les protestataires eux-mêmes disent oui aux choses établies. C'est ainsi que «Le Cygne» se trouve marqué aussi par cette dualité de quelque chose de présent, l'alternative, et de quelque chose d'absent, le
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caractère douteux de celle-ci. La raison pour laquelle, aux deux endroits, le fini est brisé et ne peut plus cacher ses stigmates sous la surface, c'est l'impatiencedu moi, le dégoût de ce qui est et la nostalgie de ce qui n'est pas. Les deux poèmes, «Le Cygne» et «Le Voyage», sont les deux premiers exemples de ce que le nouveau se montre sur un plan technique, comme un empiétementsur le caractère de l'œuvre, en comparaison avec les poèmes précédents. Dans «Le Voyage», il y a deux parties: d'un côté les six premières subdivisions, de l'autre les deux dernières. La division correspond à deux thèmes: la première et principale partie traite du progrès, la seconde du nouveau comme notion autonome. Il y a en outre, entre les deux parties, cette différence que la première est un stade dépassé, démasqué, la seconde, au contraire, la position en vigueur, le centre de la reconnaissance du poème. Dans un certain sens, ce poème tardif a plus de rapports avec le Salon de 1846 qu'avec «La Mort des Artistes». On y trouve, cette fois encore, une position sans équivoque, le nouveau. Enfin, le poème se distingue de ceux qui constituaient l'axe principal de la version de 1857 des Fleurs du Mal en ce qu'il est moins parfait quant à la forme, beaucoup moins hermétique. Il a l'air délibérément nonchalant dans son choix des images; entre autres, il fait usage de banals motifs de cartes postales, lorsqu'il doit décrire les destinations lointaines et exotiques. «Le Voyage» retourne nettement la face interne des éléments pour l'exposer devant nous, de la même façon que les quatuors du dernier Beethoven, qui, ce faisant, voulaient marquer une distance par rapport à l'harmonique. Les six premières subdivisions du «Voyage» sont reliées entre elles par cette reconnaissance fondamentale que «le monde est petit», par le mouvement dirigé vers cette reconnaissance inévitable que le voyage est une impossibilité. Cette reconnaissance est accompagnée d'une douleur, car le poème commence bien par renonciation de l'impression de l'enfant «que le monde est grand», seulement pour la détruire en tant qu'illusion. Qu'il en soit ainsi, «Le Voyage» le démontre d'abord sous forme de monologue, dans les deux premières subdivisions, ensuite sous forme de dialogue, dans les quatre suivantes, où les voyageurs désillusionnés sont maintenant interrogés par ceux qui n'ont pas encore fait l'amère expérience du voyage. Mais qu'est-ce que le voyage? Dans la première subdivision du poème, le voyage est décrit comme un Berçant notre infini sur le fini des mers (v. 8)
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C'est pourquoi le poème, strictement parlant, ne traiteras de l'impossibilité du voyage à tous égards, mais de son impossibilité dans le fini. Ce fini est le monde existant, mais aussi la nature, la matière, par opposition à l'esprit. La nature, dans le poème, est liée à une passion, le désir, et l'esprit à un sentiment, l'indifférence. Il existe deux sortes de voyageurs. Les passagers qui sont nécessairement déçus voyagent par intérêt, poussés par l'angoisse, la haine, ou par un sublime espoir: Amour... gloire... bonheur! (v. 36) Ce type d'espoir et d'imagination s'avère être un trompe-l'œil en face du monde matériel; cela concerne le vagabond qui trotte dans la saleté et rêve, le nez en l'air, d'un brillant paradis (cf. v. 46); les voyageurs qui, bizarrement, sont ballottés de-ci de-là par les vagues de l'océan capricieux de la vie (ibid.). Mais cela concerne aussi des espérances historiquement concrètes datant de la propre époque de Baudelaire, diverses expériences de phalanstères inspirés par le socialisme utopique en France et en Amérique, qui ont souvent échoué, se sont soldés par des procès pour escroquerie et diffamation, ou purement et simplement ont avorté pour des raisons économiques: Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie (v. 33) C'est dit en ces termes, avec une allusion au roman utopique de Cabet Voyage en Icarie (cf. Sahlberg 1980, p. 161). Cet infini que le début du poème juge intérieur est incompatible avec une réalisation dans le monde extérieur établi, qui est fini, matériel. Un espoir infini est impossible dans un monde fini. Mais, par contre, possible dans un monde infini. Et un tel monde est esquissé dans les deux premières subdivisions du «Voyage» de deux façons: comme quelque chose d'immatériel et comme indifférence chez le voyageur; bref, comme un voyage sans aucun but du tout. Par rapport aux poèmes précédentssur la langueur, «La Mort des Artistes» ou «Un voyage à Cythère», «Le Voyage» n'est pas mû par la langueur comme force a priori ou impulsion aveugle. Au contraire, voyager devient maintenant un thème, décrit avec toutes les conditions premières et toutes les conséquences. Le voyage est décrit de l'extérieur, comme une étape définitivement franchie et démasquée.Dans ce poème, le nouveau s'est libéré du fini, de l'horizon de l'existant;l'ironie désespérée est remplacée par l'univocité, et le voyage est cataloguécomme indifférence. Il y a dans «Le Voyage» une alternative à la nature clairement définie. Dans cet ordre d'idées, Dolf Oehler a raison qui, à proposdes interprétations faites par Benjamin sur Baudelaire, écrit: «Beaucoup de catégories, telles que le nouveau ou les correspondances, il les attribue (...) aux mauvaises sphères: il place le nouveau dans le cadre de la consommation matérielle et non pas du bouleversement social, les correspondances sous
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l'étiquette d'un état préhistorique et non pas d'une partie d'un royaume Le contenu de la citation s'applique à la structure du «Voyage», tandis que la conception de Benjamin convient au nouveau de «La Mort des Artistes» et des autres poèmes précédents datant des années 50, tels que «Allégorie», «Hymne à la beauté» et «La Beauté». Il s'agit là de poèmes marqués par la paralysie et le désarroi de Baudelaire, son état limbique, ce qui n'est pas le cas des derniers poèmes, dont l'horizon est autre. L'opposition entre l'ancien et le nouveau, faisant l'objet d'un combat sans issue, ironique, dans les années 50, n'est plus, dans «Le Voyage», une valeur intrinsèque mais devient matière à réflexion d'un niveau plus élevé. Les deux premières subdivisions du «Voyage» présentaient une expérience intérieure, l'expérience vécue de l'impossibilité du voyage dans le fini. Les quatre suivantes font la même chose, mais alors comme dialogue entre curieux et voyageurs chevronnés, jusqu'au moment où le dialogue s'achève sur la conclusion des voyageurs: - Tel est du globe entier l'éternel bulletin, (v. 108) Ceux qui posent des questions, pleins d'espoir comme l'enfant de la première subdivision, considèrent, dans la troisième, les voyageurs comme les envoyés de la promesse, et la réponse qu'ils reçoivent comporte deux volets. Dans la quatrième subdivision, les voyageurs leur exposent les impressions et les images dont ils espèrent entendre parler. Ils leur décrivent les paysages de l'accomplissement selon un mouvement double: d'un côté, ils décrivent les buts de leur voyage comme vraiment atteints, de l'autre, comme provisoires et absents: Et toujours le désir nous rendait soucieux! (v. 68) Les images que peignent les voyageurs sont présentes, mais provisoires pour la langueur, qui est infinie et donc chagrine. Cette langueur n'est pas assouvie, et, par rapport au contenu concret des descriptions de voyages, elle est insatiable. C'est pourquoi ces destinations sont assimilées, un peu plus loin, à des «idoles à trompe» (v. 77). Ce sont des mirages, mais leur démystification se fait très précautionneusement,ou de façon subtilement sadique, les gens interrogés risquant bien sûr de sauter le côté suggestif. En réponse à la question posée dans la troisième subdivision sur l'étranger, les habitués des voyages peignent le beau monde de la langueur à coup d'images classiques de la beauté, pour ensuite dire non à toute cette harmonie poétique. Comme la musique de Mahler, la poésie de Baudelaire peut dire non à elle-même (cf. Adorno 1971,
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p. 268). Après la reprise de la question dans la cinquième subdivision, la Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché (v. 88) En face du péché originel, les images de voyages, dans la quatrième subdivision, sont des illusions, des clichés tenant de la carte postale, chez le dernier Baudelaire, le signe que le poète abandonne l'illusion du progrès du monde établi. Cette distanciation est la cause profonde de ce que ses contemporains et la postérité l'ont accusé de décadence. Mais cette caractéristique est un élément solide qui s'applique au dernier Baudelaire, pas au premier. Dans le Salon de 1846, on trouvait le modèle d'histoire de Fourier, d'après lequel l'individu et la société se dirigent naturellement vers l'unitéisme, un type d'unité qui n'exclut pas les expressions individuelles. Dans la sixième subdivision du «Voyage», celle de la révélation, l'idée d'une évolution historique n'est pas oubliée, car la diffusion des lumières et le progrès en 1861 sont une réalité: EHumanité bavarde, ivre de son génie (v. 101) Le mot Humanité remonte au XVIIIe siècle, et ce que Baudelaire rejette, à travers le mot «ivre», c'est l'existence de la raison dans la raison industrielle de son époque. A travers les images citées dans la sixième subdivision comme exemples de l'état réel de l'histoire, le progrès se présente comme un pseudo-progrès, il est dirigé par d'autres forces que la liberté, l'égalité, la fraternité: le péché originel. Pour circonscrire la vision de l'Histoire qui se cache dans le péché originel, nous pouvons d'abord prendre la définition que Baudelaire donne du progrès dans les écrits théoriques de la même période. Dans le Salon de 1859, il est dit, au chapitre intitulé «Le Public moderne et la photographie»: J'entends par progrès la domination progressive de la matière. (Baudelaire Ce chapitre oppose la possibilité qu'a la photographie de fixer l'existant à la vertu qu'a la peinture d'esquisser le non-existant. C'est l'opposition déjà contenue dans le Salon de 1846. Mais, entre-temps, cette opposition s'est aiguisée. D'historiquement concrète et provisoire qu'elle était (bourgeois vs artiste) elle est devenue fondamentale: la nature, le naturel n'est plus la place du nouveau ou de l'avenir, mais seulement celle du péché originel. Cela est illustré dans le même chapitre du Salon de 1859 où Baudelaire fait dire aux gens du monde: «Je crois à la nature et je ne crois qu'à la nature. Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature(...). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art
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absolu» (ibid. p. 617). Ce qui a été un progrès durant les quinze années, c'est une croissance en matière de technique et d'industrie, l'existant et le visible, ce qui peut être photographié et qui, pour les hommes du monde du Second Empire, est le vrai. Baudelaire critique le côté «naturel» de ce progrès, qui est stagnation, non pas un progrès emphatique mais l'immuable. Le contenu de cet immuable, du péché originel, est le contraire des idéaux révolutionnaires.Les yeux qui, dans «Le Voyage», voient le monde sont les yeux incorruptiblesde la lumière, qui regardent le monde inéclairé qui se dit éclairé et naturel mais qui est lié à l'ignorance et à l'inégalité. Ainsi, la femme, dans la sixième subdivision du «Voyage», est esclave, tout à fait dénuée du sens d'autocritique venant de la lumière («sans rire s'adorant»); et l'homme n'est pas plein de raison mais esclave de l'esclave. La description que fait Baudelairedu pouvoir qui ne peut résister au regard scrutateur de la lumière ne le cède en rien àla critique du XVIIIe siècle dirigée contre le despotisme, qui est contre nature. Mais la différence est que Baudelaire ne croit plus que l'humanité puisse être (et pas du tout qu'elle est) raisonnable. L'humanité aime sa propre oppression, à laquelle elle aspire elle-même: esclave de l'esclave.Et: le peuple amoureux du fouet abrutissant; (v. 96) C'est pourquoi le progrès est devenu une catastrophe. Sa maîtrise de la matière n'est pas seulement un développement de l'industrie et du gaz, il faut dire également que ceux-ci ne sont que les instruments d'un rapport de forces, la soif du pouvoir des oppresseurs et le masochisme des opprimés. Chaque conquête scientifique, qui croit être la véritable Histoire, est, en réalité, une illusion: «folle maintenant comme elle était jadis» (v. 102), est-il dit à propos de l'humanité. La critique que fait Baudelaire du progrès n'est pas une critique de tout progrès mais de celui qui se présente comme humanitarisme. Ce qu'il y a d'éronné dans ce que fit le XVIIIe siècle est clair pour ie Baudelaire du «Voyage» mais pas pour celui du Salon de 1846, texte où il pensait toujours politique, au sens large, sur la base de l'idée du Siècle des lumières sur le progrès naturel, et où il liait la lumière emphatique à un public acquis, capable - et décidé à le faire - de rectifier la suprématie bourgeoise. En 1859, cette possibilité n'est plus présente, aux yeux de Baudelaire, ni sur le plan concret, après le coup d'Etat du 2 décembre, ni sur le plan des principes:l'humanité ne veut pas la lumière mais le fouet raccourci. C'est pourquoil'opposition chez le dernier Baudelaire, n'est pas bourgeois/ouvrier mais nature/beauté. La grosse erreur du XVIIIe siècle, selon lui, était de nier le péché originel comme réalité: «La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du XVIIIe siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme base, source et type de tout bien et
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de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l'aveuglement général de cette époque» («Eloge du maquillage», Baudelaire 1976, p. 715). Baudelaire ne dit pas, dans ce passage, que les idéaux du XVIIIe siècle n'existent pas, mais qu'ils n'existent pas dans la nature. Et pour lui, la nature, selon ses dernières œuvres, est le développementhistorique qui a eu lieu, le progrès effectif, le développement en directionde sa propre position. Ce développement est marqué par le péché originel,qui fut négligé par le Siècle des lumières, d'où l'échec. Le Siècle des lumières ne reflétait pas suffisamment bien ses prédispositions et ses possibilités.Mais le péché originel est la poursuite du rapport de forces existant et ce rapport fait que Baudelaire se sent contraint de déplacer l'aboutissement de la raison du plan historico-politique au plan esthétique. C'est ce qu'il fait dans ses dernières œuvres. Les idéaux des années 40 ne sont pas abandonnés mais leur centre d'énergie se concentre maintenant sur le beau, l'art, qui contient encore des idéaux emphatiques de la raison (cf. Stenzel 1980, p. 180 ss). Le développement, dans l'œuvre de Baudelaire, n'est pas un oubli progressifou un nihilisme mais le sauvetage de l'espoir qui nourrit l'Histoire des formes de survie possibles. Si on lit «Eloge du maquillage» en se concentrant sur le mot beauté, on voit immédiatement la présence du Siècle des lumières. La nature nous force à manger et à tuer, tandis que le noble et le beau sont le résultat de la raison et de la réflexion: «Le mal se fait sans effort, naturellement,par fatalité; le bien est toujours le produit d'un art» (Baudelaire 1976, p. 715). Les concepts esthétiques qui se manifestent comme éléments de l'esthétique des lumières sont bien connus: le surnaturalisme, le nouveau, l'imagination. Et comme dans les années 40, ils se rattachent maintenant aussi à un artiste bien défini, Delacroix. A son sujet, il est dit dans le Salon de 1859: Mais d'où vient qu'il produit la sensation de nouveauté? Que nous donne-t-il de plus que le passé? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage? On pourrait dire que, doué d'une plus riche imagination, il exprime surtout l'intime du cerveau, l'aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde fidèlement la marque et l'humeur de sa conception. C'est l'infini dans le fini. C'est le rêve! et je n'entends pas par ce mot les capharnaiims de la nuit, mais la vision produite par une intense méditation (...). (Baudelaire 1976, p. 636-37) II ressort nettement d'un tel passage que l'esthétique est en même temps une théorie de la société et une théorie de l'Histoire. Quand Baudelaire pense à ce qu'est l'art, il s'exprime au même moment politiquement. Si le reproche qu'on lui faisait d'être décadent était, à y regarder de très près, basé sur un soupçon selon lequel il y avait chez lui un refus politique et pas seulement un nihilisme, on pourrait dire que cela semble justifié par son
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œuvre. Ses poèmes ne sont pas apolitiques mais antipolitiques, à savoir face au Second Empire et aux tendances centralistes du XIXe siècle Dans la citation ci-dessus, le nouveau chez Delacroix est opposé au passé, à tout ce que le progrès existant représente. Ce n'est pas seulement avec le passé que le nouveau doit rompre mais, chez Baudelaire, toujours avec l'existant/le photogénique. Et ce nouveau est la vision qui, comme chez Bloch, s'oppose au flou du rêve nocturne par l'ampleur de son caractère méditatif (cf. Bloch 1973, p. 238 ss). Une vision qui, dans le temps est une rupture, dans l'avenir comme une illusion, dans le progrès comme le nouveau. Les tendances qui se trouvent dans le faux progrès sont mises à nu dans la sixième subdivision du «Voyage» comme étant le péché originel, l'insistance contre la nature; mais les tendances à aller au-delà du naturel, chez Baudelaire, ont tout le temps été dans le poème et, de même, dans la citation relative à Delacroix, dans laquelle nous voyons la même tournure que dans «Le Voyage»: l'infini dans le fini. L'infini intérieur est la force motrice du nouveau s'il parvient à se libérer du péché originel. Il est inévitablement déçu - c'est la conclusion impitoyable des six premières subdivisions du «Voyage» - s'il cherche à être réalisé dans le domaine appelé le péché immortel: - Tel est du globe entier l'éternel bulletin, (v. 108) L'intériorité, le refuge intérieur, par exemple «dans l'opium immense», constitue le thème de la septième subdivision du «Voyage», laquelle est un règlement de comptes avec l'oubli comme possibilité d'échapper à l'histoire naturelle. La huitième et dernière subdivision, qui, sur le plan de la conscience, est le centre énergétique de tout le poème, se déploie seulement après le rejet de toute forme de passé, aussi la régression. Qu'il s'agisse bien de la régression comme menace contre le nouveau, nous en avons deux exemples dans la septième subdivision. Les voyageurs, surgis déjà au début du poème comme les seuls vrais et désintéressés hommes de voyages, ont seulement dit: «Allons!» et, ici, ils disent: «En avant!». Mais ils sont attirés par le passé, la mythologie grecque: ils sont attirés par les Lotophages qui veulent les faire rester, et par les morts. Ces deux références à la mythologie, structurellement parlant, sont construites autour de la même dualité qui a empreint toutes les images du «Voyage»: tout d'abord une couche de lumière trompeuse et, par la suite, la démystification. Les Lotus sont parfumés et promettent une après-midi «qui n'a jamais de fin!» (v. 132). La strophe suivante dévoile ce qui se cachait sous le parfum du lotus: le Ni les Lotophages ni les morts ne se rattachent au nouveau, mais seulementau
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ont connu auparavant. Celui que tous deux ont connu jadis est Oreste, qui, dans ce qui suit, doit être supposé constituer la partie implicite de l'image, celui qui vit et voyage, le frère et beau-frère. Sur un certain plan, ces noms mythologiques sont employés avec une valeur de symbole: il est question de «nos Pylades», donc des personnes en général qui, autrefois, étaient nos meilleurs amis. Pylade était bien une fois le meilleur ami d'Oreste, Electre était mariée avec Pylade et était la sœur d'Oreste. Supposant qu'Oreste est celui qu'on cherche à séduire, nous jetons une nouvelle lumière sur le but du voyage. Après le meurtre de sa mère, Clytemnestre, il devint fou et, poursuivi par les Erinnyes, il vécut toujours en fuite. C'était la vengeance des dieux, suite au meurtre. Sur Oreste nous pouvons dire ce que Baudelaire a dit des artistes du nouveau dans «La Mort des Artistes»: damnés et marqués d'un affront. Mais cette malédiction n'en est une que vue du côté de l'établi, à partir de la position de l'art classique, aux yeux des gardiens de la morale. Les artistes étaient maudits parce qu'ils n'avaient pas d'ldole, mais vue du côté du nouveau, l'ldole est un mirage («des idoles à trompe», est-il dit dans le poème, un signe du lien avec l'histoire naturelle). Reporté sur Oreste, cela veut dire que la malédiction qui pèse sur lui est sa chance, à savoir que, dans son voyage sans fin et sans but, il aspire au nouveau par delà la vengeance, quittant ainsi le fini, qui serait rejoindre Electre et Pylade dans un oubli commun. Oreste poursuit son voyage sans oubli et avec la malédiction que le nouveau représente pour la paix tombale de l'établi. O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! Cette dernière subdivision du «Voyage» a toujours fait l'objet d'un intérêt particulier, aussi parce qu'on l'a isolée du reste du poème pour en faire l'expression de l'aspiration à la mort, entre autres parce que le nouveau n'y est pas décrit, tandis que l'est la mort. Mais considéré par rapport à la construction de ce qui précède dans le poème, le nouveau est, dans cette dernière subdivision également, le centre qui structure. Le nouveau se montre à l'ombre du nouveau, c'est-à-dire non point sous
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l'île idéale devenant récif. Le nouveau lui-même est un sentiment d'infini plus qu'un monde réalisé; la description du nouveau, chez Baudelaire, apparaît sous forme d'un substantif, d'un concept autonome, en même temps que celle du progrès se traduit par péché originel. Les deux descriptions se voient dans le Salon de 1855, le Salon de 1859 et dans Le Peintre de la vie moderne. Le nouveau, ici, est comparé à la perception chez quelqu'un qui vient de guérir: «Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence(...). L'enfant voit tout en nouveauté: il est toujours ivre. Rien ne ressembleplus à ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur (...). Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée(...)» (Baudelaire 1976, p. 690). Le nouveau n'est pas un territoire existant mais le regard étonné qui interroge sur la composition en vigueur du monde, qu'il met en question. Le nouveau est plus qu'une critique radicale de l'existant, plus que «le goût du néant». Mais, inversement, il n'est jamais apothéose: Baudelaire ne glorifie pas l'existant comme le nouveau. Dans un article remarquable, «Profondeur de Baudelaire», Richard analyse le mot «gouffre». Contrairement à bon nombre des travaux précédents, qui ne voyaient chez Baudelaire que la catastrophe et la décadence, celui de Richard parle d'«un Baudelaire heureux» (cf. Richard 1955, p. 95). Contrairement à celui de Poe, soutient Richard, le gouffre de Baudelaire n'est pas un abîme catastrophique, l'angoisse de la débâcle et de la ruine éprouvée par le moi, mais plutôt un état intermédiaire, une abolition des oppositions existantes, lumière et obscurité, ciel et enfer, qui se transforment en quelque chose de nouveau. Ce changement, Richard l'appelle «la vie latente» (ibid.). Ainsi, le «Plonger au fond du gouffre» de la dernière strophe du «Voyage» n'est pas nécessairement une perdition, mais plutôt ce que le texte dit littéralement, à savoir que ciel ou enfer importent peu. Le nouveau, il faut le chercher déjà dans renonciation même, dans l'attitude et la réflexion en travers des limites. C'est ici que le nouveau se trouve déjà. Nous pensons à la tendance gestuelle qui, après «Le Voyage» et «Le Cygne», est poussée plus loin dans Le Spleen de Paris, qui, selon Sahlberg, silhouette «(...) den Durchbruch der aktiven Impulse, womit der Juni 1848 wiederkehrt» (Sahlberg 1980, p. 156). Il s'agit, entre autres, de «Assommons les Pauvres» et «Le mauvais Vitrier». Ce qu'ils ont de particulier, c'est leur thème, la basse classe, et leur geste, qui sort de la fiction par égard à la résurrection. Dans «Assommons les Pauvres», le gueux est rossé au point de contre-attaquer. Il riposte, et Baudelaire, à la façon de Brecht, se tourne vers nous (vers ses contemporains) et interroge: «qu'en dis-tu, Citoyen Proudhon?» (Baudelaire 1975, p. 1350).
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Si le gouffre du «Voyage» donne naissance à un geste du nouveau (son En parlant de «la vie latente», Richard met le doigt sur ce qu'il y a de central dans la non-contemporanéité de Baudelaire. Celle-ci est à peine due à sa seule admiration pour le despotisme catholique de de Maistre, mais à une attitude vis-à-vis de la société bourgeoise, définie par Schelling en 1801 sous l'expression «la mythologie moderne» (cf. Schelling 1982, p. 97) et développée,mais sans la dimension théologique de Schelling, dans le sens du socialismeutopique
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lismeutopiquepar Fourier et Pierre Leroux, et comme poésie pure par Baudelaire et Mallarmé (cf. Frank, 1982). Parce que, selon eux, la société bourgeoise devenait un Etat mécanique, les romantiques et Baudelaire choisirentd'exprimer les utopies bourgeoises dans une langue métaphorico-mythique,qui ne pouvait se réduire aux abstractions de la raison, mais qui pouvait réfléchir les trous noirs de la raison. Cette mythologie, ils l'appelaient synthétique, précisément pour souligner la distance qui les séparait de celle du passé. La mythologie nouvelle était le produit de la raison, un résultat de la construction et de la suggestion. Elle est toujours liée à une ironie pertinente,parce qu'elle doit s'exprimer dans des formes linguistiques surannées. Cela explique l'ironie profonde de Baudelaire dans un poème comme «Correspondances»,qui, précisément, formule une vision utopique de la vie, dont les racines remontent au Moyen-Age catholique. La vie latente, dans les poèmes de Baudelaire, ce sont un mystère et une incompréhensibilité conscients, en fait une régression tactique, qui donne à la raison la distance nécessaire pour rendre intelligibles ses éléments sous forme de nouvelles constellations. La mythologie moderne, chez Baudelaire, est la seconde naturede la raison, non son opposé absolu. Il est possible que Baudelaire se soit senti attiré par la mise en relief du moi chez Poe et la liberté souveraine de l'imagination face à la matière, mais c'est lui qui représente la distance et la préparation tactique vis-à-vis des impulsions du monde extérieur. Poe était, en vérité, bien plus menacé par les idéologies et la banalité de l'environnement, quoiqu'il mît en valeur sa propre rationalité et sa propre construction. C'est le voyage qui est leur thème commun, l'aspiration à vivre l'infini dans le fini, l'expérience de l'impossibilité du voyage et celle qui consiste à toujours s'exprimer à l'ombre de l'existant sans jamais atteindre le nouveau. Tous deux connaissaient l'angoisse de la répétition et tentaient d'y remédier en s'aidant de l'expression gestuelle, qui sans cesse s'arrête mais ne prend jamais fin définitivement. L'essence de leurs expériences du voyage se trouve peut-être dans une atténuation de l'opposition entre le fait de s'arrêter et celui de cesser totalement. La première moitié du XXe siècle a interprété cette expérience comme une expression de la catastrophe de la société fermée, comme un signe de minorité. Baudrillard en tire argument pour sa critique objectiviste, et les recherches modernes sur Baudelaire en font une utopie non naïve de la douleur.
Henning Goldbœk Université de Copenhague Traduit du danois par Ghani Merad
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RésuméBaudelaire fut, pendant presque cent ans, considéré comme un poète conservateur. Dans les années 1930, Walter Benjamin remit partiellement en question cette conception. Claude Pichois a souligné, plus tard, l'influence de Fourier sur Baudelaire, et, en Allemagne de l'Ouest, plusieurs nouveaux spécialistes de Baudelaire, qui se trouvent dans la lignée de Benjamin, ont critiqué l'image que celui-ci donne du poète comme nihiliste et anarchiste esthétique. Prenant leur intention comme point de départ, cet article considère les derniers poèmes de Baudelaire («Le Cygne», «LeVoyage») comme une tentative d'exprimer des désirs utopiques à travers des formes poétiques gestuelles et empreintes de la conception romantique d'une mythologie moderne, qui empêche que cette poésie et son expression ne puissent se réduire à ce contre quoi elles protestent: l'Etat mécanique. BibliographieBaudelaire, Charles (1975): Œuvres complètes I. Gallimard, Paris. Adorno, Th. W. (1979): Minima Mordía. Suhrkamp, Frankfurt a. Main. Baudrillard, Jean (1983): Les stratégies fatales. Paris. Benjamin, Walter (1980): Gesammelte Schriften, Band 1.2. Suhrkamp. Bloch, Ernst (1973): Geist der Utopie. Suhrkamp. Fietkau, Wolfgang (1978): Schwanengesang auf 1848. Rowohlt, Hamburg. Frank, Manfred (1982): Der/commende Goti. Vorlesungen über die neue Mythologie Menninghaus, Winfried (1980): Walter Benjamins Théorie der Sprachmagie. Suhrkamp. Oehler, Dolf (1979): Pariserßilderl, (1830-48). Suhrkamp. Pichois, Claude (1967): Baudelaire en 1847, in: Baudelaire, études et témoignages. Poe, Edgar Alian (1983): Œuvres en prose - traduites par Charles Baudelaire. Gallimard, AlianTheHouseLondon. Poe, Edgar (1985): fall ofthe ofUsher. Penguin, Sahlberg, Oskar (1980): Baudelaire und seine Muse auf dem Weg zur Révolution. Schelling, F. W. J. (1982): Texte zur Philosophie derKunst. Reclam. Stenzel, Hartmut (1980): Der historische Ort Baudelaires. Wilhelm Fink Verlag, Miinchen. |